Des variations du climat et de leurs causes

Amédée Guillemin, La Nature N°778 - 28 Avril 1888, N°780 - 12 Mai 1888, N°781 - 19 Mai 1888
Samedi 16 octobre 2010 — Dernier ajout mercredi 25 décembre 2019

[!sommaire]

1re Partie — N°778 - 28 Avril 1888

La persistance du froid et l’abondance des neiges donnent à l’hiver que nous venons de traverser, qui nous quitte à peine, une physionomie caractéristique. Ce n’est pas, d’ailleurs, une région particulière de l’Europe ou même quelques partie de l’hémisphère boréal, mais, semble-t-il, tout cet hémisphère qui s’est trouvé envahi de la sorte par une succession de tourmentes neigeuses, qu’on n’avait pas observée depuis longtemps.

N’est-ce là qu’une perturbation accidentelle, ou bien serait-ce le signe d’un changement qui tendrait à devenir permanent dans notre régime météorologique ? Une année seule ne peut évidemment suffire à indiquer une telle modification ; mais est-il permis de tirer une telle conséquence d’une série d’année, présentant le même caractère ? En tous cas, il serait prématuré de chercher à porter un jugement sur l’hiver de 1887-1888, puisque les documents précis, les observations de toutes les contrées des deux continents n’ont pu encore être rassemblés et, à plus forte raison, discutés.

Mais peut-être serait-ce le moment de revenir sur une question plus générale qui a été, à diverses reprises, abordée, agitée, sans être définitivement résolue, ou plutôt qui n’a donné lieu jusqu’ici qu’à des solutions contradictoires, Nous voulons parler de la question de savoir si, depuis les temps historiques, les climats de notre hémisphère et plus spécialement de la zone tempérée boréale, ont changé.

Les climats ? C’est là une expression bien vague ou plutôt bien complexe, puisqu’elle peut et doit s’entendre d’un ensemble d’éléments météorologiques qui, le plus souvent, réagissent les uns sur les autres ; mais on peut restreindre le problème en ne comprenant par là que la température et ses variations, diurnes, annuelles et séculaires.

Ainsi que notre ami et savant collaborateur , Frédéric Zürcher :, l’a dit dans un précédent numéro de La Nature [1], le problème ainsi posé, a été l’objet de l’examen de François Arago, puis de Jean Reynaud et de Sir J. Herschel. Deux notices du premier de ces savants ont paru sur ce sujet dans l’Annuaire du Bureau des longitudes, la première en 1825, la seconde en 1834.

En 1858, Jean Reynaud reprit la question, dans une notice intitulée : De la variation séculaire des saisons. Aussi bien au point de vue théorique qu’au point de vue des faits d’observation. les conclusions de l’éminent philosophe ne furent point celles du secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; mais, en revanche, elles eurent l’adhésion d’un autre illustre astronome et météorologiste, de sir John Herschel. Qu’on nous permette, sur ces divers points, d’entrer dans quelques détails.

La notice d’Arago insérée dans l’Annuaire de 1823, est intitulé « Sur l’état thermométrique du globe terrestre, et elle débute en ces termes :

« La recherche des modifications de diverses natures qu’a éprouvées la Terre dans la suite des siècles, est une des questions les plus curieuses de la philosophie naturelle. Nous donnerons, dans une autre circonstance, l’analyse des travaux récents qu’ont publiés les géomètres sur celles de ces modifications qui concernent la température du globe terrestre considère en masse. Je me bornerai, dans cet article, à examiner si l’opinion, assez généralement admise, que, sons chaque latitude, le climat, à la surface, s’est détérioré, repose sur quelque fondement solide.

L’invention des thermomètres ne remonte guère qu’à l’année 1590 ; on doit même ajouter qu’avant 1700, ces instruments n’étaient ni exacts, ni comparables. Il est donc impossible de déterminer avec précision, pour aucun lieu de la terre, quelle était sa température à des époques très reculées. Mais quand on voudra se borner à des limites, rechercher seulement, par exemple, si maintenant les hivers sont plus ou moins rigoureux que par le passé, on pourra suppléer aux observations directes, en prenant dans divers auteurs les passages relatifs à plusieurs phénomènes naturels, tels que la congélation des rivières, des fleuves, des mers, etc. »

Suit une série de citations, au nombre de quarante et une, d’observations réparties sur un espace de dix-huit cents ans environ, depuis le premier siècle avant notre ère jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, en 1740. Transcrivons ici quelques-unes des plus remarquables :

« Premier siècle avant notre ère. À l’embouchure du Palus-Méotide, les gelées sont si fortes qu’en hiver un des généraux de Mithridate y défit la cavalerie des barbares, précisément à l’endroit où, en été, ils furent vaincus dans un combat naval.

462 après Jésus-Christ. La mer Noire gela entièrement. Le Rhône fut pris dans toute sa largeur (ce dernier phénomène est l’indice d’une température de 18°C, au moins, au-dessous de 0).

822. Des charrettes, pesamment chargées, traversèrent sur la glace le Danube, l’Elbe et la Seine durant plus d’un mois. Le Rhône, le Pô, l’Adriatique et plusieurs ports de la Méditerranée gelèrent ( -20° au moins à Venise).

1234. Le Pô et le Rhône gèlent ; des voitures chargées traversent l’Adriatique sur la glace, en face de Venise.

1236. Le Danube reste gelé dans toute sa profondeur pendant un temps considérable.

1305. Le Rhône et toutes les rivières de France gêlent.

1434. La gelée commença à Paris le dernier jour de décembre 1433 et continua pendant trois mois moins neuf jours ; elle recommença vers la fin de mars et dura jusqu’au 17 avril. Cette même année il neigea en Hollande pendant quarante jours de suite.

1570-1571. De la fin de novembre 1570 à la fin de février 1571, hiver si rude que toutes les rivières, même celles du Languedoc et de la Provence, étaient gelées de manière à porter les charrettes chargées.

1657-1658. Gelée non interrompue à Paris depuis le 24 décembre 1657 jusqu’au 8 février 1658. Entre le 24 décembre et le 20 janvier, la gelée fut modérée ; mais ensuite le froid acquit une intensité extrême. La Seine était entièrement prise. Le dégel du 8 février ne dura pas ; le froid reprit le 11 et dura jusqu’au 18.

C’est en 1658 que Charles X, roi de Suède, traversa le petit Belt sur la glace, avec toute son armée, son artillerie, ses caissons, ses bagages, etc,

1709. L’Adriatique et la Méditerranée, à Gênes, à Marseille, à Cette, etc., sont gelées (-18° C.). »

Voilà des faits qui semblent établir que depuis dix-huit siècles au moins, les hivers rigoureux, les froids prolongés, les neiges abondantes, ont plus ou moins fréquemment sévi dans les diverses régions de la zone tempérée d’Europe. Rien n’indique un changement permanent de climat au moins en ce qui concerne les minima de température. Il est bien probable que les 20 degrés au-dessous de zéro qui marquent le point où la mer est congelée à Venise ont été dépassés aux époques où le phénomène fi été constaté par les chroniqueurs.

Des successions parfois assez longues, soit d’hivers relativement doux, soit de froids intenses, ne suffisent pas non plus à indiquer une modification d’un climat. C’est ainsi que, de 1749 à 1781, c’est-à-dire pendant une période de trente-trois ans, le thermomètre n’ayant jamais marqué de température inférieure à 9° au-dessous de 0, n’ayant jamais offert en Provence ces froids de 18 à 20° observés antérieurement, on commençait à croire que le climat était en voie de s’améliorer. L’année 1789 vint détruire cette illusion, et le mercure descendit à Marseille à 17° au-dessous de 0. De même, pendant les vingt années qui s’écoulèrent de 1800 à 1819, le thermomètre ne descendit pas au-dessous de 9° dans le département des Bouches-du-Rhône ; mais en 1820, il s’abaissa à -17,5°C. « Ainsi, conclut Arago, soit que l’on considère l’intensité du froid, soit qu’on examine après quels intervalles les froids extraordinaires se reproduisent, on ne voit aucune raison d’admettre que, dans une période de, 1400 ans (du quatrième au dix-huitième siècle), le climat de la Provence ait notablement varié. »

En décembre 1676 et en janvier 1677, la Seine fut prise à Paris pendant trente-cinq jours consécutifs, d’où l’on peut conclure que la température moyenne dans cet intervalle dut être de plusieurs degrés au-dessous de 0 ; or maintenant, dit Arago, cette température est presque constamment positive ; celle du mois de janvier n’est pas, depuis vingt ans, au-dessous de -1°C, tandis qu’il résulte d’observations rapportées par Félibien et de celles de Bouilland qu’elle fut de plusieurs degrés centigrades au-dessous de 0, en 1435, 1656, 1658 et 1662. « Si ces observations, ajoute-t-il, ne paraissent pas assez nombreuses pour qu’on puisse en déduire la conséquence que les hivers, à Paris, étaient anciennement plus rudes qu’aujourd’hui, on accordera du moins qu’elles prouvent, contre une opinion fort répandue, que le climat de la capitale ne s’est point détérioré. »

L’opinion que combattait ainsi l’illustre secrétaire perpétuel par de simples arguments de fait, en rapprochant des observa Lions contemporaines celles que la tradition avait conservées, subsiste toujours. A chaque période de températures extrêmes, à chaque perturbation un peu accentuée dans le caractère ou l’ordre des saisons, on ne manque pas de faire la même hypothèse d’une modification permanente des climats. Il s’y joint d’ailleurs ce, préjugé si généralement répandu dans les gens d’un certain âge et qui s’applique à toute sorte de faits ou d’idées, à savoir qu’autrefois les choses étaient bien mieux réglées qu’aujourd’hui. On s’est fait un idéal des saisons que dément presque toujours la réalité : au printemps le retour du soleil, de la verdure et des fleurs ; à l’été les chaleurs ; les orages ; à l’hiver les gelées, la neige, les froids rigoureux. Mais combien de fois les choses se passent tout autrement que ne le supposent les définitions classiques des saisons, c’est ce qu’on ne remarque guère lorsqu’on est jeune, c’est ce que l’on est forcé de constater quand l’âge a rendu plus sensible aux variations du temps.

Quoi qu’il en soit, Arago comprit bien qu’il n’avait fait qu’effleurer la question, el il y revint neuf ans plus tard, en apportant en faveur de sa thèse, qui n’était sans doute pas une thèse préconçue, des observations d’un autre ordre, dont nous allons maintenant dire un mot.

2e Partie — N°780 - 12 Mai 1888

Arago reprit neuf ans plus tard la question de la variation des climats. Sa seconde note sur l’état thermométrique du globe terrestre parut, en effet, dans l’Annuaire du Bureau des longitudes pour 1834.

Mais avant d’exposer les raisons de fait qui, selon l’illustre secrétaire perpétuel, tendent à prouver que les climats n’ont pas varié sur notre hémisphère depuis les temps historiques, il prit la question de plus haut. Il voulait ainsi, selon ses propres expressions, « débarrasser, du moins quant aux phénomènes qui se manifestent à la surface, le problème des températures terrestres de plusieurs éléments qui l’auraient grandement compliqué. »

Quant à la température de la masse de la Terre, on sait qu’à l’origine elle était considérable, que, par un lent refroidissement, notre globe a passé de l’état d’incandescence à celui qu’il possède encore, que les traces de cette chaleur primitive se retrouvent dans l’accroissement de la température des couches internes avec la profondeur. Mais, comme Fourier l’a prouvé, cette chaleur n’est plus pour rien dans la température actuelle de la surface ; quelques modifications que la suite des temps puisse apporter à l’état thermique du noyau, la température de la surface en restera indépendante, ou du moins, ne pourra en être influencée. Tous les changements provenant de cette cause de variation sont accomplis à 1/50 de degré près.

Mais on peut se demander si des causes extérieures, astronomiques notamment, par leurs variations, ne sont pas susceptibles de modifier les climats.

La Terre, en suivant le Soleil dans son mouvement de translation, traverse des régions de l’espace céleste toujours nouvelles. N’est-il pas possible, ainsi que d’ailleurs on en a fait l’hypothèse, que la température de ces régions varie dans la suite des temps, et contribue à accroître ou à diminuer celle de la surface de notre globe en contact avec elle ? Arago ne le croit pas, et ses raisons nous semblent fondées : « La chaleur des espaces célestes, dit-il, quelle qu’en soit l’intensité, est probablement due au rayonnement de tous les corps de l’univers dont la lumière arrive jusqu’à nous. Plusieurs de ces corps ont disparu ; d’autres présentent seulement des indices non équivoques d’affaiblissement ; d’autres, enfin, augmentent d’éclat, mais ce sont là de rares exceptions. Or, comme le nombre total des étoiles et des nébuleuses visibles avec des télescopes surpasse certainement plusieurs milliards, tout fait supposer que, de ce côté du moins, les habitants du globe terrestre n’ont à redouter aucune altération de climat. »

En tout cas, si cette cause de variation agissait avec assez d’intensité pour devenir sensible, nous ferons observer que l’influence s’en exercerait sur toute la surface de la Terre : tous les climats, aussi bien sur l’un que sur l’autre hémisphère, se trouveraient améliorés ou détériorés ensemble.

En ne considérant toujours les saisons et les climats que sous le rapport de la température, quelles causes astronomiques peuvent faire varier cet élément ? Celles-là mêmes évidemment qui les constituent.

C’est en premier lieu l’obliquité de l’écliptique ; puis la situation relative des points équinoxiaux et solsticiaux d’une part, et des extrémités du grand axe de l’orbite, périhélie et aphélie, d’autre part ; enfin, l’excentricité de l’orbite elle-même qui fait varier, pendant le cours de chaque l’évolution, la distance de la Terre au Soleil.

Si ces divers éléments restaient constants, il est clair que, de ce chef, il ne pourrait survenir aucune variation dans les climats terrestres. Mais, à des degrés divers ils sont variables, et il reste à savoir quelle est, sur la température du globe, l’influence de celle variabilité.

C’est ce qu’examina Arago dans sa notice. Il serait trop long d’analyser les raisons que le savant astronome invoque à l’appui de sa thèse, et nous nous bornerons à donner ses conclusions que voici :

Les variations de l’obliquité de l’écliptique doivent nécessairement influer à la longue sur les saisons ou les climats. C’est en effet l’élément prépondérant des inégalités que subit la température dans le cours de l’année. C’est l’inclinaison de l’axe de rotation sur le plan de l’orbite qui est cause des inégalités de durée des jours et des nuits selon les époques et selon les latitudes, qui fait varier la hauteur méridienne du Soleil et détermine en conséquence l’obliquité des rayons solaires sur l’horizon. En un mot, c’est le facteur principal des saisons astronomiques, telles qu’elles sont réglées et limitées par les solstices et les équinoxes.

Si cette obliquité diminue, si l’axe de rotation se redresse sur le plan de l’orbite, les saisons sont moins accentuées, et le contraire arrive si l’obliquité augmente.

Or une telle variation existe. Mais il faut ajouter qu’elle oscille entre d’étroites limites. Aujourd’hui l’obliquité diminue de quarante-six secondes d’arc par siècle, et Laplace a fait voir qu’après avoir atteint 1°20’ au maximum, elle recommencera à croître avec une pareille lenteur. Le changement annuel est donc excessivement petit, et en 2000 ans il ne s’élève en tout qu’à 1/4 de degré. Aussi Arago dit-il avec raison qu’une variation aussi insignifiante n’a pu apporter de changement appréciable dans les climats.

Ainsi les saisons terrestres, en tant qu’elles dépendent de l’obliquité de l’écliptique, ne peuvent changer sensiblement de caractère dans la suite des temps. C’est ce que constate aussi Jean Reynaud dans son mémoire sur la Variation séculaire des saisons, cité par notre savant collaborateur Frédéric Zürcher :, dans l’article que La Nature a publié l’an dernier (6 août 1887, p. 154). L’ordre des saisons solsticiales sera toujours prépondérant sur la Terre.

Mais à cet ordre de saisons est superposé un second ordre que J. Reynaud nomme l’ordre des saisons héliaques, parce que ce sont les variations de la distance de la Terre au Soleil dans le cours de chacune de ses révolutions qui règlent l’intensité des radiations calorifiques que lui envoie ce dernier astre.

L’orbite de la Terre étant une ellipse dont le Soleil occupe un des foyers, les distances en question varient à tout instant, depuis l’instant où notre planète passe au périhélie, vers le 1er janvier, jusqu’à celle où elle est à l’aphélie, vers le 1er juillet. Ce nouvel élément est-il susceptible de variations ? Oui. Tout le monde sait que si le grand axe de l’orbite de la Terre est lui-même invariable, si par conséquent la distance moyenne du Soleil à la Terre ne change point dans la suite des siècles, il n’en est pas de même de la position de ce grand axe sur le plan de l’orbite ; il n’en est pas non plus de même de la forme de l’orbite, c’est-a-dire de l’excentricité.

La précession des équinoxes est une première cause qui fait que l’axe des apsides, dont les extrémités sont le périhélie et l’aphélie, change lentement de position, relativement aux points solsticiaux et équinoxiaux. Ce phénomène est dû, comme on sait, aux attractions combinées de la Lune et du Soleil sur le renflement ou bourrelet équatorial de la Terre. Sa période est d’environ 25 900 ans. Mais une autre perturbation séculaire, due, celle-là, à l’action des planètes (Mars, Vénus, etc.), fait avancer le périhélie dans une direction opposée, d’environ 12’’ par an, et il en résulte que le mouvement relatif des points équinoxiaux et de l’axe des apsides qui rapproche ces points du périhélie, par exemple, s’accroit d’autant. Une révolution complète n’est plus que de 21500 ans environ.

D’après Arago, les changements qui s’opèrent ainsi dans la position de l’orbite terrestre, n’ont pas pu modifier les climats terrestres. Actuellement, c’est un peu après le début de l’hiver astronomique boréal, que la Terre passe au périhélie ; un jour viendra, au contraire, où c’est au début de l’été que tombera ce point où la distance au Soleil étant la plus courte, l’intensité de la radiation sera la plus grande. « Ici se présente donc, dit-il, cette question intéressante : un été, tel que celui de notre époque, qui correspond au maximum de la distance solaire, doit-il différer sensiblement d’un été avec lequel le minimum de cette distance coïnciderait ? » Et sa réponse est négative. Le point de l’orbite, où le Soleil se trouve le plus près de la Terre, est en même temps le point où cet astre se meut le plus rapidement. La demi-orbite, ou si l’on aime mieux, les 180° compris entre les deux équinoxes de printemps et d’automne, seront donc parcourus dans le moins de temps possible, lorsque de l’une des extrémités de cet arc à l’autre, le Soleil passera, vers le milieu de sa course de six mois, par le point de sa plus petite distance. En résumé, l’hypothèse que nous venons d’adopter donnerait, à raison d’un moindre éloignement, un printemps et un été plus chauds qu’ils ne le sont aujourd’hui ; à raison d’une plus grande vitesse, deux saisons, en somme, plus courtes d’environ sept jours. Eh bien ! tout compte fait, la compensation est mathématiquement exacte ! Les changements qui s’opèrent dans la position de l’orbite solaire n’ont pas pu modifier les climats terrestres. »

Restent les changements de forme, autrement dit les variations de l’excentricité. Le grand axe étant, nous venons de le rappeler, invariable et, par suite, la durée de l’année constante, la quantité totale annuelle de chaleur solaire reçue par la Terre diminue quand l’excentricité augmente. Il est prouvé que cette quantité est inversement proportionnelle au petit axe de l’ellipse. Aujourd’hui l’excentricité diminue ; dès lors le petit axe grandit, et la chaleur que la Terre reçoit annuellement du Soleil s’affaiblit. Arago le reconnaît, mais il ajoute que c’est là une pure abstraction : « La variation d’excentricité s’effectue si lentement qu’il faudrait plus de dix mille ans pour qu’elle occasionnât un changement mesurable au thermomètre, dans la température dé la Terre. Quand on ne remonte qu’aux temps historiques, l’influence de cette cause doit donc être entièrement négligée. »

Ainsi débarrassé, selon sa propre expression, des complications - qu’auraient introduites certains éléments astronomiques dans le problème des températures terrestres, Arago ne voit plus que deux causes susceptibles de changer les climats : ou bien certaines circonstances locales, ou quelque altération dans le pouvoir calorifique et lumineux du Soleil. « Eh bien, dit-il alors, de ces deux causes, l’une pourra être encore éliminée. Tous les changements devront, en effet, être attribués aux travaux agricoles, aux déboisements des plaines et des montagnes, au dessèchement des marais, etc., etc., si nous parvenons à prouver que le climat n’est devenu ni plus chaud, ni plus froid, dans un lieu dont l’aspect physique n’a pas sensiblement varié depuis une longue suite de siècles. »

Cela posé, Arago aborde la démonstration de sa thèse. Prenant pour exemple la Palestine qui lui paraît remplir la condition dont on vient de lire l’énoncé, et en s’appuyant sur les textes bibliques, sur les ouvrages des historiens anciens et enfin sur des observations contemporaines, il arrive à cette conclusion : « La température moyenne de la Palestine ne paraît pas avoir changé depuis le temps de Moïse. » Voilà donc, dans la pensée du savant astronome, la question de la variabilité des climats résolue négativement, ou du moins ramenée aux changements locaux ; dépendant le plus souvent des travaux humains. Aucune cause d’ordre astronomique n’est capable, selon lui, d’agir sur la température, soit du globe terrestre, pris dans sa masse, soit de l’un ou de l’autre hémisphère, de manière à modifier les saisons et à en changer le caractère, au moins pendant la durée d’une période aussi courte que celle des temps historiques.

Cette opinion n’a point reçu l’assentiment général. Jean Reynaud, dont notre ami Zürcher : a rappelé avec raison le beau mémoire Sur les inégalités séculaires des saisons, est arrivé à une conclusion toute différente. Théoriquement, il a fait voir que le déplacement relatif de la ligne des équinoxes et de celle du grand axe de l’orbite, est susceptible de produire des changements sensibles dans la répartition de la chaleur solaire et d’altérer le caractère thermique des saisons terrestres. Dans un autre ordre d’idées, il a fait voir que les observations invoquées par Arago à l’appui de cette thèse, que le climat de la Palestine n’a point changé depuis le temps de Moïse, ne sont pas exactes ou ont été tout au moins mal interprétées. L’espace nous manque pour entrer dans le détail des arguments invoqués de part et d’autre. Qu’on me permette seulement d’ajouter quelques remarques aux judicieuses réflexions dont M. Zürcher : a accompagné les citations du mémoire de Jean Reynaud.

3e Partie — N°781 - 19 Mai 1888

Nous nous bornerons à l’examen d’une seule des causes astronomiques passées en revue par Arago et reprises par son contradicteur. La révolution de la ligne des apsides, qui est une conséquence de la précession des équinoxes, déplace périodiquement le périhélie. La plus courte distance du Soleil à la Terre qui, aujourd’hui, coïncide à fort peu près avec notre solstice d’hiver de l’hémisphère boréal, change progressivement de position relativement aux points solsticiaux et équinoxiaux. La superposition des saisons solsticiales et des saisons héliaques se fait donc elle-même dans des conditions perpétuellement variables. Tantôt le périhélie tombe au milieu des deux saisons hivernales : c’est le cas actuel, ou peu s’en faut, et alors il y a compensation, pour notre hémisphère, entre la diminution de chaleur due à l’inclinaison de l’axe et à l’accroissement qui résulte de la plus faible distance. Quand, un jour, le périhélie coïncidera avec le milieu des saisons estivales, le contraire aura lieu, les accroissements de chaleur dus à ces deux causes réunies s’ajouteront au lieu de se compenser, etc.

Comment, sur un point aussi net, deux savants tels qu’Arago et Jean Reynaud ont-ils pu différer d’opinion au point d’arriver à des conclusions opposées ? Arago, on l’a vu plus haut, soutient que, dans tous les cas, il y a compensation, que le périhélie tombe en janvier ou tombe en juillet. Si, d’un côté, l’intensité de la chaleur reçue du Soleil augmente par le fait de la diminution de la distance, d’autre part, la quantité totale diminue parce qu’alors la vitesse de translation de la Terre augmente et la durée de la saison diminue. Il y a, dit-il, une compensation rigoureuse, entre les deux phénomènes.

Si la quantité absolue de chaleur reçue par la Terre dans les diverses positions qu’elle occupe sur son orbite, était seule cause des différences que les saisons présentent entre elles, Arago serait dans le vrai. En effet, l’intensité de la radiation solaire varie en raison inverse du carré de la distance ; d’autre part la vitesse angulaire de la Terre, son mouvement en longitude suivent la même loi. De sorte que la quantité de chaleur reçue dans un intervalle de temps donné est proportionnelle à cette vitesse angulaire. D’où cette autre conséquence : toute ligne qui passe par le Soleil coupe l’orbite terrestre en deux parties que notre globe parcourt en recevant des quantités totales de chaleur égales entre elles. D’un solstice à l’autre, la chaleur reçue est la même, soit que l’on passe par l’équinoxe du printemps, soit que l’on passe par l’équinoxe d’automne. Même chose, si l’on considère la ligne des équinoxes, ou encore le grand axe ou ligne des apsides.

Ainsi la Terre, en chacune des quatre saisons, reçoit le quart de la quantité annuelle de chaleur versée par le Soleil, quelle que soit la position du périhélie ; et comme cette quantité annuelle totale est elle-même ou peut être regardée comme invariable, il est parfaitement exact de dire, comme Arago, que la compensation est exacte, soit que le périhélie tombe en janvier, soit qu’il tombe en juillet.

Oui, mais ce n’est pas la quantité absolue de chaleur qui donne leur caractère aux saisons, c’est la distribution de cette chaleur entre les deux hémisphères. Ce n’est pas la température moyenne de chaque saison qu’il faut considérer, mais les maxima ou les minima auxquels elle monte ou descend ; c’est en outre la rapidité plus ou moins grande du mouvement thermique ascendant ou descendant. Telle est l’opinion qu’a soutenue Jean Reynaud et qui l’a amené à une conclusion tout autre que celle d’Arago. Sir John Herschel s’est proononcé dans le même sens, et il en tire cette conséquence qui nous paraît très fondée, que les grandes variations d’excentricité doivent produire des effets marqués sur le caractère des saisons des deux hémisphères. Dans la suite des temps, l’excentricité de l’orbite terrestre qui, aujourd’hui donne 1200000 lieues pour la différence des distances aphélie et périhélie, peut s’élever à une valeur quatre fois et demie aussi grande, égale à plus de 5000000 de lieues : « Alors, dit Herschel, dans l’hémisphère nord (en admettant la même situation du périhélie qu’aujourd’hui) on aurait un hiver court et très doux, avec un été long et très frais, c’est-à-dire comme un printemps perpétuel ; tandis que l’hémisphère sud serait cruellement éprouvé et deviendrait peut-être inhabitable par suite des conditions extrêmes de température. Il arriverait, en effet, que la moitié de la chaleur annuelle se concentrant dans un été de très courte durée, l’autre moitié se distribuerait dans un long et triste hiver, rendu intolérable par l’intensité du froid toujours croissant, en raison du plus grand éloignement du Soleil. » Herschel continue en faisant observer qu’en conséquence de la précession des équinoxes, combinée avec le mouvement séculaire du périhélie, l’état thermique des deux hémisphères, nord et sud, se trouverait renversé dans l’espace d’environ onze mille ans, et que, dans les immenses périodes du passé considérées par des géologues, de pareilles alternatives de climat doivent s’être produites, non une fois seulement, mais probablement des milliers de fois. « Il n’est pas impossible, ajoute l’astronome, que quelques-unes des différences de climat dont on trouve les indications pour les temps anciens, ne se rapportent en partie du moins à la cause que nous venons de signaler. »

Dans ces dernières lignes, il est fait allusion sans doute aux périodes glaciaires. C’est là un problème particulier dépendant du problème général de la variation des climats, dont James Croll a cru trouver précisément la solution dans des variations de l’excentricité terrestre, mais, hâtons-nous de le dire, pour des périodes excessivement plus longues que celles de la précession et du mouvement du périhélie, à fortiori que la courte durée des temps historiques.

En nous restreignant à cette question limitée, il n’en est pas moins vrai, croyons-nous, que Jean Reynaud a eu raison de penser que les climats terrestres ont pu subir une variation dont il reste à chercher les traces dans les phénomènes naturels que.la tradition a pu transmettre jusqu’à nous.

Toutefois il y a une réserve à faire, une correction à introduire dans les calculs de Jean Reynaud. Il y a lieu de rectifier les dates qu’il a assignées aux époques critiques citées par lui. Cela vient de ce’ que le savant philosophe n’a tenu compte que du mouvement de précession, et n’a point fait entrer en ligne de compte le mouvement du périhélie qui abrège la période de révolution de l’axe des apsides relativement à la ligne des points équinoxiaux. Ce n’est plus de 25,896 ans qu’il faut parler, mais seulement de 21,500 ans environ.

En introduisant cette correction dans les calculs, on trouvera que c’est vers 1250 et non en 1122 que le périhélie s’est trouvé en coïncidence avec le solstice d’hiver de l’hémisphère boréal. Cette différence d’un peu plus de 120 ans ne change rien à l’argumentation de Jean Reynaud ; c’est toujours à cette époque éloignée de nous d’un peu plus de dix siècles que nos saisons extrêmes ont dû présenter un certain caractère de modération, et c’est avant ou depuis qu’il resterait à prouver, par les faits historiques, que les climats étaient ou sont devenus plus tranchés, les hivers plus rigoureux et les étés plus chauds.

En se reportant aux preuves données d’un côté par Arago, par J. Reynaud de l’autre, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il y a du pour et du contre. Arrivera-t-on à recueillir des documents plus abondants et plus décisifs ? C’est ce qu’il est difficile de prévoir.

Pour conclure, ou du moins pour dire notre sentiment sur une question aussi difficile et aussi délicate, nous nous bornerons à faire une remarque. Toutes les causes de variations de climat qu’on a énumérées jusqu’ici (et il en est de fort importantes que, pour nous borner, nous avons dû passer sous silence) sont des causes qui agissent avec une grande lenteur, dont les effets doivent être pour ainsi dire insensibles, ou, ce qui revient au même, ne peuvent devenir sensibles qu’après de longues périodes de temps. Dès lors, c’est ailleurs qu’il faut chercher les raisons de ces variations brusques, à courtes périodes, telles qu’on peut les constater dans la brève existence de deux ou trois générations.

Nous convions les lecteurs de La Nature que ces problèmes de physique du globe intéressent à les étudier, à en reprendre à nouveau l’examen, en partant, comme nous l’avons fait ici, des recherches des savants que nous avons cités et en y joignant celles des météorologistes qui s’en sont occupés depuis. Une telle étude ne peut être que fructueuse.

Amédée Guillemin

[1Voy. N°740 du 6 août 1887, p. 154

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