Voiture à vapeur de M. Serpollet

Gaston Tissandier, La Nature N°918 — 3 janvier 1891
Mercredi 25 août 2010 — Dernier ajout jeudi 13 septembre 2012

Nous avons fait connaître, au moment où il a été présenté aux ingénieurs et au public, le générateur inexplosible de M. Serpollet. L’appareil est formé, comme on le sait, d’une sorte de tube métallique capillaire à travers lequel l’eau injectée se transforme instantanément en vapeur [1] . Cette merveilleuse chaudière, qui ne contient que quelques centimètres cubes d’eau et aucune réserve de vapeur, nous a semblé, à l’origine, devoir admirablement satisfaire à certaines exigences et notamment à celles de la création d’une voiture à vapeur économique et pratique. Après avoir fait fonctionner un premier tricycle à vapeur, M. Serpollet a successivement construit depuis deux ans des voitures d’essai qui ont maintes fois fonctionné à Paris, et qui lui ont permis d’exécuter en janvier 1889, en compagnie de M. Ernest Archdeacon, un long voyage jusqu’à Lyon.

Ces études préliminaires ont conduit l’inventeur à créer un type absolument pratique que nous allons présenter à nos lecteurs. Comme le montre la gravure ci-dessus (fig. 1), la nouvelle voiture est élégante et luxueuse. La carrosserie a du reste, été faite par un de nos meilleurs spécialistes. Elle a la forme d’un grand phaéton et peut contenir sept voyageurs, trois sur chaque siège et un septième sur un strapontin en vis-à-vis. Rien du confort usité dans les voitures ordinaires ne manque à celle-ci : la suspension est douce et les sièges sont souples ; en cas de pluie, on peut, comme dans les autres phaétons, rabattre la capote en ayant.

Le générateur est dissimulé autant que possible ; placé à l’arrière, il est emprisonné entre les deux coffres à charbon avec lesquels il est relié par deux couloirs par où s’effectue automatiquement le chargement de combustible (fig. 2). La cheminée est renversée ; une cheminée d’allumage qu’on emporte dans un coffre n’est employée que pour la mise en feu. La caisse Il eau est placée sous le siège à gauche, le moteur sous le même siège à droite. La provision d’eau permet d’effectuer un parcours de 30 kilomètres ; celle de combustible assure un trajet de 60 kilomètres. Dans les villes, le combustible préférable est le coke à cause de l’absence de fumée. Le poids total de la voiture chargée de combustible et d’eau, est de 1250 kilogrammes. Elle contient alors 70 kilogrammes de combustible et 90 kilogrammes d’eau. La vaporisation moyenne de la chaudière est de 80 kilogrammes à l’heure. La dépense par cheval et par heure ne dépasse pas 14 kilogrammes.

La machine est à deux cylindres, les manivelles sont calées à angle droit, l’admission de vapeur se fait à 65 %. Sa puissance qui est de 4 chevaux peut atteindre et dépasser momentanément 6 chevaux. La commande a lieu par un intermédiaire permettant d’employer deux vitesses : l’une pour les rampes et l’autre pour la marche en palier. Avec celle-ci on atteint et l’on maintient pratiquement, sur une bonne route, une vitesse de 25 kilomètres à l’heure, vitesse qu’il serait imprudent de dépasser et même parfois de conserver. Avec l’autre vitesse, la voiture chargée de ses sept voyageurs a gravi des rampes de 8 centimètres par mètre par des chemins détrempés et chargés de cailloux.

L’allumage se fait comme celui de tous les poêles. En vingt minutes on peut mettre en état de marche. La mise en route se fait au moyen d’une pompe à main. L’eau introduite dans le générateur se vaporise instantanément et la voiture se met en marche ; l’alimentation continue automatiquement. La poignée de direction sert aussi à régler l’allure, elle peut opérer un mouvement de rotation sur son axe et commander l’ouverture ou la fermeture d’un orifice de retour d’eau à la bâche alimentaire. Une seule main suffit pour conduire. Comme pour les générateurs fixes, l’arrêt s’opère par la suppression de l’alimentation ; l’arrêt plus brusque se complète au moyen du frein à pédale placé à la portée du pied du conducteur. Aucun appareil de surveillance n’est nécessaire ; on peut donc, et l’expérience l’a démontré, voyager par la nuit la plus noire avec un simple falot pour l’éclairage de la route.

La voiture est munie d’un manomètre qui, sans être nécessaire, donne des indications fort intéressantes : ce manomètre met en évidence un des grands mérites du générateur Serpollet, c’est-à-dire la faculté qu’il possède de pouvoir atteindre sans danger et instantanément de grandes pressions.

Si au démarrage de la voiture, on est dans un endroit difficile et que 10 atmosphères de pression ne suffisent pas pour mettre en marche, on continue l’injection jusqu’à 15, 18, 20 atmosphères s’il le faut, et celte ascension de la pression se fait spontanément au moment même où elle est nécessaire et cela sans aucun danger. Les générateurs Serpollet sont éprouvés à 100 atmosphères et timbrés à 94 ; ils sont essayés à l’usine à 300 avant l’épreuve de l’administration des mines.

Autre point intéressant à signaler : suivant que l’on marche en palier, en descente, ou en rampe, la pression, sans qu’on ait à s’occuper de l’appareil, reste fixe, baisse ou monte d’elle-même, suivant que le moteur rencontre une résistance plus ou moins grande. Ces particularités du générateur Serpollet expliquent la facilité avec laquelle on peut faire donner au moteur de la voiture le coup de collier, dans les passages difficiles, soit pour éviter un encombrement, soit pour traverser un mauvais chemin. Une simple injection supplémentaire avec la pompe à main, suffit pour obtenir l’effet voulu ; la pression s’élève, la quantité de vapeur produite augmente, et le coup de collier est donné comme par un cheval. A l’arrêt, aucune surveillance n’est nécessaire ; aucune obstruction ne se produit dans le générateur, quelle que soit la qualité de l’eau qu’on lui fournisse.

Les voitures à vapeur de M. Serpollet ont obtenu de la Préfecture de police l’autorisation de circuler librement dans Paris, avec une seule restriction : elles ne doivent pas dépasser l’allure de 16 kilomètres à l’heure.

M. Serpollet a bien voulu nous offrir récemment une place dans son premier phaéton à vapeur ; après nous avoir conduit au Bois, il nous a ramené dans Paris, par les Champs-Élysées et les grands boulevards, faisant évoluer son véhicule au milieu des voitures et des rassemblements, avec une remarquable précision.

Il nous semble qu’il y a là un grand progrès réalisé et un important problème résolu.

Gaston Tissandier

[1Voy. 11° 794, du 18 août 1888, p. 177 et n° 845, du 10 août 1889, p. 173.

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