La dissociation de la matière et les radiations nouvelles

A. de Marsy. La Nature N°1603 — 13 février 1904
Dimanche 4 février 2018 — Dernier ajout jeudi 21 mars 2024

A. de Marsy. La Nature N°1603 — 13 février 1904

Fig. 1. - Reproduction de la photographie d’une maison à travers un corps opaque (pose : 60 secondes), Le défaut de netteté tient : 1° à ce que la mise au point pour de grandes longueurs d’onde ne peut se faire que par le calcul ; 2° à ce que l’écran phosphorescent employé comme plaque sensible avait une surface un peu rugueuse. (Photographie du Dr Gustave le Bon.)

Les radiations nouvelles que la physique étudie depuis quelques années se rangent dans deux classes entièrement distinctes : 1° Radiations de la famille des rayons cathodiques, c’est-à-dire analogues aux rayons émis par la cathode des ampoules de Crookes. Elles sont constituées par les projections de particules. 2° Radiations produites par des vibrations se propageant sous forme d’ondulations à travers l’éther. Telles sont par exemple la lumière noire du Dr Gustave le Bon et les rayons N de Blondlot.

C’est à la première classe de ces radiations qu’appartiennent les émissions des corps radioactifs tels que le Radium, le Thorium et l’Uranium. Elles sont constituées par un mélange de particules d’atomes dissociés chargées d’électricité.

On croyait d’abord qu’un très petit nombre de corps possédait cette propriété d’émettre sans cesse un flot d’effluves provenant de la dissociation de leurs atomes, mais dans une série de mémoires publiés, depuis sept ans, le Dr Gustave le Bon a prouvé que tous les corps de la nature jouissent de cette propriété à des degrés divers. Quand l’émission est faible on peut l’exciter par plusieurs moyens : lumière, chaleur, électricité, etc.

Adoptée et vigoureusement défendue dès ses débuts par l’éminent professeur de physique de l’Université de Liège, M. de Heen, confirmée par des expériences faites, de tous côtés, la doctrine de M. Gustave le Bon sur l’universalité de la radio-activité de la matière a fini par se répandre au point de devenir générale. Tout récemment, le professeur Lodge disait au congrès de Belfast que le difficile n’était pas de trouver des corps radio-actifs mai des substances qui ne le fussent pas à quelque degré.

Pour M. Gustave le Bon tous les phénomènes dits radio-actifs, c’est-à-dire produits par la dissociation de la matière, sont des aspects particuliers d’une forme d’énergie nouvelle qu’il qualifie « d’énergie intra-atomique ». Entièrement distincte de l’électricité, cette force serait aussi répandue dans la nature que la chaleur. C’est elle qui produirait la désagrégation de la matière observée dans les phénomènes radio-actifs.

Par des calculs appuyés sur des expériences que, nous ne pouvons résumer ici, M. Gustave le Bon arrive à démontrer que si on pouvait libérer toute l’énergie contenue dans un gramme d’une substance quelconque, une pièce de 1 centime par exemple, elle serait suffisante pour produire 6 milliards 800 millions de chevaux-vapeur, force suffisante pour faire circuler un train de marchandises de 40 voitures de 12 tonnes sur une route horizontale égale à un peu plus de quatre fois la circonférence du globe.

Les travaux du Dr Gustave le Bon représentent dix ans de recherches expérimentales. Ils aboutissent aux propositions suivantes : 1° La matière supposée jadis indestructible s’évanouit lentement par la dissociation continuelle des atomes qui la composent. 2° Les produits de la dissociation des atomes constituent une substance intermédiaire par ses propriétés entre les corps pondérables et l’éther impondérable, c’est-à-dire entre deux mon des profondément séparés jusqu’ici. 3° La matière jadis considérée comme inerte et ne pouvant que restituer l’énergie qui lui a d’abord été fournie est au contraire un colossal réservoir de forces qu’elle peut dépenser sans rien emprunter au dehors. Nous ne sommes pas faits encore à l’idée de la dissociation des atomes considérés depuis tant de siècles comme indestructibles. Elle commence à être acceptée cependant par des physiciens de tout premier ordre tels que l’illustre Crookes. Ce dernier vient même d’imaginer, pour la mettre en évidence, un merveilleux instrument, le spinthariscope, que nous représentons (fig. 2) et qui permet de voir la matière se dissocier sous les yeux de l’observateur sous forme d’une pluie d’étoiles. Malgré cette pluie d’étoiles qui ne s’arrête pas, la dissociation de la matière est fort lente puisque d’après Crookes il faudrait cent ans (mais non un milliard d’années comme on le disait tout d’abord) pour que 1 gramme d’un corps très radio-actif comme le radium ait fini de se dissocier complètement.

Les radiations découvertes dans ces derniers temps par M. Blondlot sont fort différentes des précédentes. Elles appartiennent à la seconde des catégories mentionnées plus haut, celle des vibrations dans l’éther. Elles semblent appartenir à la même catégorie de radiations que la « Lumière noire » de M. Gustave le Bon dont nous avons parlé il y a quelques années [1].

M. Gustave le Bon avait montré que certaines radiations obscures de grande longueur traversent — contrairement à tout ce qui s’enseignait alors — les corps opaques : pierre, bois, papier noir, ébonite, etc. C’est grâce à elles qu’il pouvait photographier à la chambre noire des paysages à travers des corps opaques. Nous donnons ici une de ses photographies et celle obtenue également par lui en 1/30 de seconde d’une bougie enfermée dans une lanterne de laboratoire entièrement close en sorte que l’observateur est dans une obscurité complète (fig. 3).

Fig. 2. - Le spinthariscope, instrument montrant la dissociation permanente de la matière. C, loupe. A, tige de métal supportant une petite particule de radium. B, écran de sulfure de zinc. Les particules de matière dissociée en frappant l’écran produisent une petite pluie d’étoiles brillantes qui ne s’arrête jamais.

La plaque photographique ordinaire est très peu sensible à ces radiations, même quand on l’a voilée (non voilée elle ne l’est pas du tout). Mais certaines substances phosphorescentes sont aussi sensibles à la lumière invisible que le gélatinobromure l’est pour le spectre visible. C’est avec ces substances qu’ont été obtenues les photographies que nous reproduisons (fig. 1 et 3).

Il est bien difficile de préciser dans quelle région du spectre doivent être placés les rayons N de M. Blondlot. D’après ses premières mesures elles auraient des longueurs d’onde d’environ 200 µ et se trouveraient par conséquent très loin dans l’infra-rouge. Mais aujourd’hui il les place au contraire à l’extrémité opposée du spectre dans la région extrême de l’ultra-violet. Cela semblé très surprenant quand on considère qu’à mesure qu’on avance dans l’ultra-violet les radiations deviennent de moins en moins pénétrantes. Une lamelle de verre de 1/10 de millimètre d’épaisseur arrête entièrement tout l’ultra-violet au delà de 0,250µ. Quand on arrive à 0,100µ l’air est opaque comme du plomb et on ne peut obtenir de mesures photographiques qu’en faisant d’abord le vide dans le spectroscope. M. Blondlot révèle la présence des rayons N par la méthode même employée par M. Gustave le Bon (l’action sur les corps phosphorescents). Malheureusement dans la nouvelle région du spectre, où se trouvent ces radiations, l’action sur les corps phosphorescents est si faible qu’il faut des yeux absolument exceptionnels, de vrais yeux de sensitifs, diraient les spirites, pour apercevoir leur action et il n’est peut-être pas plus d’une personne sur cent possédant de tels yeux. C’est cette difficulté qui explique que M. Blondlot ait successivement placé ses radiations dans des régions entièrement différentes du spectre. Pour une des deux mesures il a été évidemment victime d’une illusion puisqu’ elles l’ont conduit à des résultats nettement contradictoires.

Fig. 3. - Reproduction à la lumière noire de la photographie instantanée de la flamme d’une bougie à travers un corps opaque (pose 1/30 de seconde). L’observateur est plongé dans une obscurité complète. La photographie de droite représente la même bougie reproduite à la lumière ordinaire. (Photographie du Dr Gustave le Bon.)

Les rayons N se polarisant et se réfractant comme l’a montré M. Blondlot, appartiennent nécessairement, comme nous le disions plus haut, au chapitre de la lumière visible ou invisible, ce qui scientifiquement est exactement la même chose. Tous les corps, jusqu’au zéro absolu (- 273°C) rayonnent, à la simple condition d’être placés dans une enceinte dont la température soit un peu inférieure à celle qu’ils possèdent. Un métal et à plus forte raison le corps humain émettent sans cesse des radiations. C’est un phénomène très naturel n’ayant rien de merveilleux. Mais ce qu’on ne pouvait prévoir, c’est la grande pénétration de ces rayons qui traverseraient, d’après M. Blondlot, plusieurs centimètres de métal. Les ondes hertziennes, de l’ordre de grandeur du décimètre, traversent bien la pierre, le bois, le marbre, etc., mais MM. Gustave le Bon et Branly ont montré dans leurs expériences, résumées autrefois ici, qu’elles sont arrêtées par une feuille de métal de 1 centième seulement de millimètre d’épaisseur. Quant aux radiations situées dans l’ultra-violet il suffit, comme nous le disions plus haut, d’un verre de 1/10 de millimètre d’épaisseur pour les arrêter entièrement.

Les spirites parlent souvent de corps entourés d’une auréole lumineuse. Cette auréole existe réellement, mais nous ne la voyons pas. Étant donné que jusqu’au zéro absolu tous les corps de la nature rayonnent, il est évident que pour un œil suffisamment sensible — et peut-être existe-t-il des animaux nocturnes doués de tels yeux — un individu plongé dans ce qui est l’obscurité totale pour un œil normal semblerait entouré d’une éblouissante lumière.

A. de Marsy

[1Voy. n° 1348, du 25 mars 1899, p. 260.

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