Maurice Leblanc, ingénieur français

Sciences et voyages N°224, 13 décembre 1923
Mercredi 6 mai 2009 — Dernier ajout mercredi 21 septembre 2011

NOTRE DERNIÈRE VISITE A MAURICE LEBLANC

Le 27 octobre dernier, la science française a fait une perte considérable en la personne de Maurice Leblanc, membre de l’Académie des sciences, dans la section des applications de la science à l’industrie. C’était un ingénieur éminent qui, avant toute autre chose, était surtout inventeur ; inventeur d’une caractéristique toute particulière, car tout ce qu’il avait imaginé et même réalisé en partie constituait des nouveautés qui perrnettent de le considérer comme un grand précurseur scientifique. C’est une sorte de Jules Verne industriel qui a construit des machines arrivées parfois beaucoup trop tôt pour une exploitation régulière.

Quelques jours avant sa mort, nous avons été lui rendre visite, afin de lui demander des renseignements sur ses travaux dans le but de les faire connaître à nos lecteurs.

M. Leblanc nous avait accueilli dans son domicile, boulevard de Montmorency. Son cabinet de travail, orné de gravures du XVIIIe siècle, ressemblait plutôt à un petit salon de mondaine qu’au studio d’un membre de l’Académie des sciences. Nous ne pensions pas à ce moment, recueillir en quelque. sorte les suprêmes pensées du savant électricien. Notre entretien était tout cordial ; il était l’image du caractère enjoué, de l’excellent cœur et de l’aimable laisser-aller de Maurice Leblanc.

LES DÉBUTS DE SA CARRIÈRE

Né à Paris le 2 mars 1857, Charles-Léonard-Armand-Maurice Leblanc entra à dix-neuf ans à l’École polytechnique. Il en sortit en 1878 et débuta à la Compagnie de l’Est par des expériences effectuées sur le frein continu Achard. Déjà il se signalait à l’attention du monde des ingénieurs par des études intéressantes, notamment sur la transmission électrique des impressions lumineuses, article paru dans la Lumière électrique en 1880, où se trouvait le principe de la reproduction à distance d’une image. C’est en appliquant ce principe que Belin réalisa la téléphotographie, et peut-être demain donnera la solution au problème de la télévision.

Dans d’autres articles, Leblanc étudia les divers systèmes de traction électrique et décrivit un projet de locomotive. Il aborda plus tard la téléphonie multiple, puis décida de se consacrer uniquement aux recherches et inventions.

LES PREMIÈRES ÉTUDES SUR L’ÉLECTRICITÉ

La transmission électrique du travail mécanique, qui avait fait l’objet d’expériences retentissantes de Marcel Deprez entre Creil et Paris, fut l’un des premiers problèmes qu’il aborda. Il montra qu’il était nécessaire de réaliser tout d’abord un bon moteur à courant alternatif, et il posa toutes les conditions de ce problème technique difficile.

En 1889, il imagina un moteur à balais tournants qui ne reçut pas d’applications industrielles en raison des moteurs d’induction imaginés ensuite par Tesla. La mise au point d’un moteur d’induction, dans lequel les distances entre l’induit et l’inducteur étaient trop élevées, amena Leblanc, pour faire fonctionner cette machine, à imaginer des condensateurs électrolytiques utilisables avec les courants de très basses fréquences.

A cette époque, la Société pour la transmission de la force par l’électricité et la Compagnie du Nord s’intéressèrent aux recherches de l’inventeur. Il fut amené à étudier le problème de la charge des batteries d’accumulateurs des gares du réseau du Nord au moyen de courants alternatifs. Il construisit pour cela des transformateurs de fréquence et de tension qui assurèrent pendant plus de vingt ans un. service régulier sur la Compagnie du Nord, ainsi que dans ; les stations d’un secteur électrique de Paris.

Ses études sur les transformateurs l’amenèrent également à imaginer de brancher les transformateurs dits en cascade, c’est-à-dire travaillant les uns à la suite des autres.

Ainsi lancé dans l’étude de l’électricité, il chercha à obtenir la marche des alternateurs en synchronisme, c’est-à-dire tournant à une vitesse régulière et parfaitement égale. Cette marche est nécessaire si l’on veut accoupler deux machines productrices de courant alternatif, et cette difficulté n’avait pas été vaincue. Leblanc arriva à une solution en disposant sur l’armature des inducteurs, au voisinage de l’armature de l’induit, des circuits électriques fermés sur eux-mêmes, que l’on appelle des circuits amortisseurs. Il construisit également des machines. électriques d’excitation chargées d’alimenter des enroulements inducteurs de machines à courant alternatif, de sorte qu’en installant sur un réseau en activité une de ces machines, elle agissait pour indiquer aux autres machines marchant avec elle la fréquence des courants qu’il s’agissait de produire.

LEBLANC AVAIT ÉTÉ L’UN DES PRÉCURSEURS DE LA T. S. F.

Il faudrait signaler également les études faites par Leblanc sur les ondes entretenues utilisées dans la télégraphie sans fil et les articles si vivants et si clairs qu’il a publiés récemment encore dans Recherches et Inventions sur la traction électrique avec transmission par trolleys ou par sans-fil, Ce sont là, certes, des prévisions qui ne seront peut-être pas réalisées de sitôt, mais qui serviront de base, d’ici quelques années, à des conceptions pratiques, ainsi que cela s’est présenté pour la plupart des inventions du grand savant,

LE GÉNIE DE L’INVENTEUR DANS L’INDUSTRIE DU FROID

Il faut mentionner toute une partie industrielle différente de l’industrie électrique à laquelle s’est intéressé Maurice Leblanc. Il s’agit de l’industrie du froid. Il fut amené à ces études par suite des indications données par un industriel aux larges vues, G. Westinghouse, et dans cette nouvelle branche les résultats obtenus par l’inventeur sont également merveilleux.

Il chercha tout d’abord à réaliser un frigorifère domestique, c’est-à-dire un appareil producteur de froid pour les pays chauds, d’une utilité aussi incontestable que le calorifère producteur de chaleur employé dans les pays froids. Il s’agissait d’obtenir un appareil simple et pratique, et il chercha à faire évaporer de l’eau dans le vide produit par une machine pneumatique et. comme aucun constructeur ne voulait se charger de la réalisation, il imagina une pompe à air donnant dans un condenseur le vide théorique. Cette pompe, adaptée aux turbines à vapeur qui commençaient alors à se répandre timidement, accrut leur rendement, car les condenseurs fonctionnaient à un très grand degré de vide. C’est ainsi que la pompe à air reçut des applications que ne prévoyait guère Maurice Leblanc. Bien que cette machine lui eût coûté peu d’efforts, et pris le moins de temps, ce fut celle qui lui donna les meilleurs résultats industriels.

Par contre, l’étude des éjecteurs demanda beaucoup de travail, ainsi que celle des évaporateurs. Finalement, la machine frigorifique à vapeur d’eau et à éjecteur fut accueillie avec enthousiasme, surtout dans la marine. Elle est utilisée actuellement par presque tous les cuirassés, en vue de refroidir les soutes à munitions. La Compagnie des Messageries maritimes l’adopte pour réfrigérer les soutes à vivres de ses grands paquebots avec de la saumure à-100. C’est ainsi que l’ André-Lebon, célèbre par son séjour au Japon, possède plusieurs de ces pompes. Elles permettent aussi d’éviter aux passagers la chaleur élevée .lors de la traversée de la mer Rouge. C’est qu’en effet, sur les navires, on ne pourrait employer les machines à ammoniac ou à anhydride sulfureux, car de simples fuites de ces gaz rendent inhabitables les fonds des navires. Pour les applications industrielles, l’injecteur fut remplacé par un compresseur qui fonctionne à plusieurs centaines de tours par seconde, et ces vitesses inconnues sont obtenues au moyen de mécanismes équilibreurs agissant automatiquement.

Le principe consiste à mettre à la portée des pièces en rotation des corps mous constitués par des rondelles en caoutchouc, ce qui évite à la masse animée d’une grande vitesse d’avoir un point d’appui pour causer de graves accidents.

L’ÉTUDE DE LA MACHINE FRIGORIFIQUE A AIR

La dernière étude de Maurice Leblanc est celle de l’emploi de l’air comme agent frigorifique. Il montre la supériorité de l’air sur les autres produits que l’on emploie, et qui sont nocifs. En basant sur la thermodynamique, il montra que l’on pouvait se dispenser d’interposer un intermédiaire entre le fluide refroidi et les corps à réfrigérer. C’est sur ce principe qu’il imagina une machine à air qui doit remplacer les appareils similaires à ammoniac ou à anhydride sulfureux ou carbonique. Cette machine est en essai actuellement dans les ateliers du Havre de la Société pour l’exploitation des procédés Maurice Leblanc-Vickers, et, si les essais donnent tout ce que l’on doit en espérer, cette machine constituera une véritable révolution dans l’industrie frigorifique.

LES DISTINCTIONS OBTENUES PAR L’INVENTEUR

Nous terminerons en rappelant que tous les travaux de Maurice Leblanc avaient attiré sur lui, à l’Exposition universelle de 1900, l’attention du monde scientifique et industriel. Il obtint un grand prix et il fut décoré de la Légion d’honneur, puis il professa pendant six ans un cours d’électricité industrielle à l’Ecole des Mines. Il fut président de la Commission électrique internationale en 1913, et enfin l’Académie des sciences, lorsqu’elle créa une nouvelle section, Applications de la science à l’industrie, le proposa en première ligne, et il fut élu en 1918 par 37 voix sur 50.

M. LEBLANC VÉCUT SURTOUT LA VIE DE FAMILLE

Leblanc était un chercheur d’une activité inlassable qui marqua d’une note tout à fait personnelle tous les sujets qu’il aborda et qui se montra toujours à l’avant-garde du progrès.

Il partageait son temps entre ses occupations d’ingénieur, ses expériences et ses recherches. Il se délassait, soit dans sa propriété de Cannes, soit simplement à Paris, au sein de sa nombreuse famille. Ses quatre fils et ses quatre filles, ainsi qu’une épouse dévouée, lui rendirent la vie familiale douce et agréable. L’un de ses fils, qui porte aussi le prénom de Maurice, ancien élève de l’École normale supérieure, a quitté le professorat pour la direction technique de la Hewittic Electric Company, de Suresnes ; le troisième, Albert, est un médecin distingué ; un autre de ses enfants dirige une fabrique de . tissage, et son second fils, Pierre, sort de l’école centrale des Arts et Manufactures. Quant à ses filles, elles ont épousé des ingénieurs ou industriels. Enfin, avant de disparaître, Maurice Leblanc a eu la consolation de penser que ses dix-huit petits-enfants assureraient, avec ses nombreux admirateurs, le culte de sa mémoire pendant plusieurs générations.

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