Le Tabac et le caféier

Jacques Barral, La Nature N°1490, 14 décembre 1901
Samedi 25 avril 2009 — Dernier ajout mercredi 3 mars 2010

J’aborde une question d’hygiène publique du plus haut intérêt : l’abus du tabac,

En 1881, l’Académie de médecine fut consultée par le Gouvernement sur les effets du tabac, et, dans un très remarquable rapport d’une commission composée de MM. Vulpian, Peter, Villemin, Léon Cohn et Gustave Lagneau (rapporteur), l’Académie de médecine a répondu : 1° Qu’il y a intérêt d’hygiène publique à faire connaître l’action nuisible que peut causer le tabac employé d’une manière excessive ; 2° que cette action nuisible est démontrée par un ensemble de faits et d’inductions, dès à présent acquis à la science ; 3° que si l’usage immodéré du tabac est de nature à causer des accidents, il importe d’ajouter que presque toujours le malaise disparaît, avec la cause qui l’a produit, c’est-à-dire avec le renoncement au tabac.

En 1842, J.-A. Barral, mon père, le savant chimiste agronome, présenta à l’Académie des sciences un célèbre mémoire intitulé Recherches sur la nicotine, dans lequel, après avoir le premier donné la formule chimique de la nicotine, il déclarait que la nicotine est un poison d’une extrême violence, qu’un chien de moyenne taille meurt en moins de trois minutes si on lui place sur la langue une goutte de nicotine de 5 milligrammes.

En 1518, l’introduction du tabac se fit en Europe par Cortez, qui envoya des graines à Charles-Quint ; ce fut seulement en 1560 que Jean Nicot, ambassadeur de France en Portugal, introduisit le premier les graines de tabac en France, puis la plante elle-même qu’il avait cultivée dans son jardin à Lisbonne : Jean Nicot en fit hommage à Catherine de Médicis, sous le nom de Médicée ; la reine accorda son haut patronage à la nouvelle plante, qui se répandit rapidement en France et devint un précieux cadeau par les services qu’elle rend au budget de l’État.

Dès son apparition le tabac eut ses admirateurs et ses détracteurs ; quoi qu’il en soit la popularité du tabac ne fit que croître, et les souverains ne songèrent plus qu’à augmenter leurs revenus en profitant du goût du public. Malgré les attaques ct les persécutions qu’il subit dès son introduction, le tabac n’a cessé de se répandre ; il est cultivé partout, et on peut estimer à plus de 500 millions le nombre de personnes qui en font usage.

Le rapport de l’Académie de médecine, les recherches sur la nicotine de Barral, l’historique de l’introduction du tabac en France et de son usage jusqu’à sa consommation actuelle devenue un abus, devaient amener à considérer s’il n’y aurait pas un moyen, non pas de diminuer la consommation d’un produit si en faveur, mais du moins s’il n’y aurait pas lieu de rechercher s’il existait une autre feuille de plante, outre celle du tabac, combustible, ne contenant aucun principe toxique, qui pourrait être fumée sans danger, afin de permettre aux fumeurs de renoncer au tabac, jusqu’à la disparition des malaises et accidents causés par son emploi d’une manière excessive.

Un ingénieur distingué, M. Eugène Brissaut, inventeur de machines à faire les cigarettes, lui-même grand fumeur de cigarettes jusqu’à l’abus, dut, sur la recommandation expresse de son médecin, supprimer complètement l’usage du tabac ; il voulut obéir aux injonctions du docteur, mais il ne put résister au besoin de fumer plus de 24 heures ! C’est alors qu’il lui vint l’idée qu’il renoncerait plus facilement au tabac, si pendant la période de renoncement il pouvait fumer autre chose. 0r, voilà tantôt quatre ans que M. Brissaut étudie la question, et plus de deux ans qu’il vint me consulter comme chimiste, et me demander de faire pour lui des recherches sur la combustibilité d’un grand nombre de feuilles de plantes et sur leur composition chimique.

J’ai eu à examiner un nombre considérable de feuilles de plantes, autres que celles du caféier que par, je pourrais dire, une sorte de trait de génie, ou tout au moins d’intuition, M. Brissaut m’avait signalée comme lui paraissant a priori devoir se prêter à la fabrication d’une matière bonne à fumer, si sa composition chimique répondait à son attente. Or, il résulte des analyses entreprises dans mon laboratoire que les feuilles du caféier ne contiennent aucun principe toxique, que dans des proportions variables, suivant les pays d’origine, elles renferment de l’azote, de la cellulose, de l’acide cafétannique, de l’acide phosphorique, de la potasse, de la soude, de la chaux, de la magnésie, de la silice.

Dans l’état où elles arrivent en France. les feuilles du caféier contiennent en moyenne :

Humidité 7. 99
Matières organiques 82.09
Matières minérales 9.92
Total 100.00

Quant à la combustibilité des feuilles du caféier elle est excellente et donne une abondante fumée.

Dès lors, M. Brissaut se mit à l’étude des moyens à employer pour transformer les feuilles du caféier en matière propre à confectionner des cigarettes, que l’on put recommander à toute personne obligée de renoncer momentanément au tabac. Il a créé les cigarettes hygiéniques dites de Repos, agréables à fumer, ne contenant aucun produit toxique et même renfermant de l’acide cafétannique, qui est un antidote de la nicotine.

Outre les recherches de laboratoire, il est une expérience qui peut être répétée journellement par tout le monde : elle consiste à faire fumer des cigarettes de tabac par des personnes (hommes, femmes et enfants) qui n’ont jamais fumé de tabac, elles en seront malades ou en éprouveront un malaise. Mais qu’on fasse fumer par ces mêmes personnes (hommes, femmes et enfants) des cigarettes de repos, faites de feuilles du caféier, elles les fumeront avec plaisir et n’en ressentiront aucun malaise. A mon avis, M. E. Brissaut a rendu un signalé service à l’hygiène publique en mettant chez les pharmaciens un genre de cigarette, qui permettra aux médecins de combattre efficacement l’abus du tabac en facilitant le renoncement momentané au tabac. Pour ma part, je suis heureux d’avoir participé, par mes recherches de laboratoire, à la découverte d’un produit si utile à la santé des fumeurs, et d’avoir par la même occasion eut à rappeler l’un des plus remarquables travaux chimiques de J,-A. Barral.

En résumé, les nouvelles cigarettes ne sont pas un médicament pour guérir les malaises et accidents causés par l’usage immodéré du tabac, mais un moyen en les fumant de supporter facilement le renoncement momentané au tabac recommandé par l’Académie de médecine.

JACQUES BARRAL

Voir : Expérience sur l’usage du tabac et du caféier

Revenir en haut