Le bactériophage : applications thérapeutiques et prophylactiques dans les maladies infectieuses

W. N. Kazeeff, La Nature n° 3001, 15 Mai 1937
Vendredi 17 avril 2009

Après avoir soutenu quelque temps la controverse concernant la nature du bactériophage, d’Hérelle s’en désintéressa, laissant au temps, non sans raison, comme nous l’avons vu dans notre précédent article ( La Nature, n° 2999, 15 avril 1937 ), le soin de faire prévaloir sa théorie. Il se consacra tout entier à l’étude du comportement du bactériophage dans les maladies infectieuses en vue de découvrir des possibilités d’action thérapeutique et prophylactique. L’importance du rôle du bactériophage dans la défense de l’organisme contre une invasion microbienne apparaît le plus nettement au cours d’une maladie infectieuse à marche rapide qui évolue en quelques jours et même parfois en quelques heures. Comme le processus de formation de l’immunité (de quelque manière qu’on la conçoive) dure au moins plusieurs jours, il est évident qu’il n’a pas le temps de jouer.

Pour montrer le rôle du bactériophage dans ces cas-là, d’Hérelle, au cours d’une mission dans l’Inde britannique, étudia le choléra asiatique. Voici d’abord quelques graphiques choisis parmi de nombreuses observations (fig. 1 et 2). La figure 1 représente quatre cas chez des individus de 14, 45, 40 et 11 ans, aboutissant à la mort en 4, 3 et 2 jours. L’évolution des symptômes morbides est indiquée par la ligne continue, doublée pendant les périodes où l’on trouva des vibrions dans les selles. La ligne pointillée représente les variations d’activité du bactériophage pour le vibrion cholérique. Les deux courbes sont nettement inverses. La figure 2 traduit de même l’histoire de quatre autres cas terminés par la guérison. Les rapports entre la gravité des manifestations morbides et l’activité du bactériophage sont aussi évidents. Ainsi, chaque fois que le bactériophage demeure inerte ou que son activité diminue, la maladie se termine rapidement par la mort (fig. 1) ; par contre, plus le bactériophage s’exalte, plus rapide est la guérison (fig. 2).

Ce phénomène n’est pas particulier au choléra asiatique ; d’Hérelle l’a observé également dans la dysenterie hacillaire, les fièvres typhoïde et paratyphoïdes, les diarrhées infantiles. Il a trouvé des bactériophages actifs dans les bubons pesteux et plusieurs expérimentateurs en ont rencontré dans du pus de furoncles ou d’anthrax évoluant vers la cicatrisation.

Le temps utile pour l’intervention du bactériophage varie selon la gravité de l’infection. Dans le choléra, si le bactériophage ne s’est pas exalté dans les 36 premières heures, la mort est de règle. Par contre, l’exaltation rapide du bactériophage amène la disparition aussi brusque des symptômes morbides. L’exaltation lente du bactériophage amène l’amendement progressif des symptômes morbides. Ses variations causent la fluctuation des symptômes morbides (accès et chutes).

THÉRAPEUTIQUE

Le bactériophage est employé de plus en plus par de nombreux praticiens comme moyen thérapeutique contre diverses infections tant locales que générales : dysenterie bacillaire, choléra, fièvres typhoïde et paratyphoïdes, colibacillose, affections dues au staphylocoque telles que les furonculoses et les anthrax graves.

Dysenterie bacillaire. - Puisque le bactériophage a été décelé comme nous l’avons vu, dans la dysenterie bacillaire, il était naturel d’essayer ses effets curatifs dans cette infection. En 1919, d’Hérelle le tenta sur des enfants atteints de dysenterie grave à bacilles de Shiga, hospitalisés aux Enfants-Malades. L’administration par voie buccale de la culture de bactériophages à la dose de 2 cm3, dilués dans un demi-verre d’eau, fit cesser les selles sanglantes dans les 24 h, avec amélioration de l’état général ; la guérison suivit dans un délai généralement court. Mais, de même que l’annonce de la découverte du bactériophage, la publication, par d’Hérelle, de ces résultats ne provoqua guère que des critiques. Divers auteurs proclamèrent qu’entre leurs mains le bactériophage n’avait pas eu plus d’effet que de l’eau pure ! En 1921, Otto et Munter signalent que leurs essais de traitement en Prusse ont totalement échoué et, en 1922, da Costa Cruz, au Brésil, fait la même constatation. En réalité, ces échecs étaient dus à l’utilisation de bactériophages de faible activité. Effectivement, dès 1924, da Costa Cruz écrit : « La thérapeutique par le bactériophage étonne tous les médecins par la modification brusque de l’état des malades. Son action surpasse incomparablement celle des autres agents, le sérum compris, car le plus souvent, les symptômes diminuent considérablement en 4 ou 8 h et le malade entre en convalescence après 24 à 48 h". Et il ajoute que sur plus de 10 000 boîtes d’ampoules de bactériophage distribuées par l’Institut Oswald Cruz de Rio de Janeiro, deux insuccès seulement ont été rapportés. De même, en 1925, Munter a le courage scientifique et la probité de renier ses premières critiques et de déclarer qu’il a obtenu des résultats très intéressants dans le traitement par le bactériophage des dysenteries bacillaires. Actuellement, ce traitement s’est généralisé au Brésil, où les dysenteries sont fréquentes.

Choléra asiatique. - En 1927, d’Hérelle essaya le traitement du choléra asiatique par le bactériophage. Ses expériences eurent lieu dans des villages du Pendjab (Inde britannique), sur des malades restant dans leurs huttes, sans soins particuliers. Les malades reçurent par voie buccale 5 cm3 d’un « choléraphage ». Aucun tri n’ayant été fait parmi les malades, certains étaient déjà moribonds. Cependant, alors que la mortalité parmi les malades traités par les méthodes usuelles, servant de témoins, était de 62 pour 100 (mortalité habituelle), elle ne fut que de 8 pour 100 en moyenne pour les malades traités par le bactériophage (fig. 3). Tous les malades traités dans les six heures suivant les premiers symptômes guérirent. Actuellement, le bactériophage anticholérique est préparé dans l’Inde britannique par deux laboratoires officiels : l’Institut Edward VII de Shillong et le laboratoire du bactériophage de Patna. Le Dr Asheshov, directeur de ce dernier laboratoire, opérant sur des malades, non plus en traitement dans des huttes de villages, mais à l’hôpital, a réussi à abaisser la mortalité à 2 pour 100.

Fièvres typhoïde et paratyphoïdes. - La thérapeutique par le bactériophage des fièvres typhoïde et paratyphoïdes se complique de deux faits : on ne connaît pas encore de race de bactériophages agissant à la fois sur toutes les souches de bacilles typhiques ; de plus, ces bacilles provoquent en même temps une infection et une intoxication. En outre la propagation des bacilles dans l’organisme peut être extrêmement étendue ; elle ne se limite parfois ni à l’appareil digestif, ni à la circulation sanguine, mais elle gagne jusqu’à la moelle osseuse et même le cerveau. L’infection typhoïdique est ainsi souvent une septicémie grave contre laquelle une administration de bactériophage par voie buccale reste évidemment inefficace. Il faut y ajouter l’injection intraveineuse, mais alors un milieu peptoné ne doit jamais être utilisé, et même un bactériophage cultivé en milieu non peptoné, dilué très fortement d’eau salée isotonique et injecté très lentement (en l’espace d’une demi-heure au moins), provoque le plus souvent de violentes réactions.

Cependant, la statistique de Ch. Mikeladzé, professeur à la Faculté de Médecine de Tiflis (Géorgie, U. R. S. S.), indique l’efficacité du traitement par voie buccale (fig. 4). On remarquera le nombre relativement élevé de récidives dans les cas traités par le bactériophage, ce qui indique que ce dernier agit directement sur le microbe pathogène et le détruit, mais qu’il ne possède pas de pouvoir vaccinant, comme certains anticorps, dont l’élaboration demande un temps assez long.

Pour avoir une culture efficace contre diverses races de bacilles typhiques, on prépare un stock-bactériophage en mélangeant un certain nombre de races. En Italie, un laboratoire de Rome prépare ainsi le stock-bactériophage et l’expédie dans les localités où une épidémie se déclare ; si des insuccès répétés sont signalés, le laboratoire envoie sur place un bactériologiste qui prélève des échantillons de selles de convalescents d’où l’on isole une nouvelle race de bactériophage qui est ajoutée au stock. D’après les publications d’Alessandrini, cette méthode a donné d’excellents résultats et le nombre des insuccès est de plus en plus réduit.

Affections urinaires causées par le bacille coli. - Bien que, comme pour le bacille typhique, on ne connaisse pas encore de race qui agisse sur toutes les souches de B. coli, le traitement des affections urinaires à bacille coli par le bactériophage est entré dans la pratique courante de nombreux pays. Dans les cas de cystite aiguë, la guérison rapide est de règle, mais on note un pourcentage assez élevé d’insuccès dans les cas chroniques de pyélites et de pyélonéphrites. D’après ses expériences, d’Hérelle attribue ces insuccès soit à la présence d’un foyer prostatique où le bactériophage n’a pas accès, soit à la présence du sérum antibactériophage chez les malades atteints d’affections chroniques.

Peste bubonique. - En 1925, d’Hérelle a eu l’occasion de soigner des pesteux en Égypte. En injectant dans le bubon 1 cm3 d’une culture d’une race de bactériophage isolée en Indochine quatre ans auparavant, à quatre malades atteints d’une forme grave de peste bubonique, il a obtenu quatre guérisons rapides. L’injection à des cobayes, de sérosité prélevée dans les bubons en voie de résorption deux ou trois jours après le traitement, démontra que tous les bacilles pesteux avaient été détruits. Après avoir essayé le même procédé, en 1929, à Dakar, Couvy écrivit : « Cette méthode a été réservée aux cas d’une extrême gravité, soit chez des moribonds après échec d’un traitement par le sérum, soit d’emblée, seule ou associée au sérum, chez les malades dont l’état paraissait désespéré ». Sur 21 malades, tous très graves, profondément infectés, délirants, pour lesquels le pronostic semblait fatal à brève échéance, il a enregistré 15 guérisons, soit une proportion plus élevée que chez les malades de gravité moyenne, traités par le seul sérum. Ces résultats doivent encourager l’application du bactériophage dans le traitement de la peste bubonique.

Affections à staphylocoque. - Les critiques adressées à d’Hérelle - injustes, comme le temps l’a montré- retardèrent l’application thérapeutique du puissant bactéricide qu’est le bactériophage, et surtout en France, où était cependant née cette merveilleuse découverte. Cependant, c’est en France que le rôle extrêmement important du bactériophage dans les affections à staphylocoque a été brillamment établi. Le mérite de cette constatation revient au dévouement scientifique du Dr A. Raiga, ex-chef de clinique de la Salpêtrière, et au large esprit scientifique du professeur A. Gosset, ce grand maître de la chirurgie, qui autorisa le Dr A. Raiga à poursuivre les essais dans son service. Le nombre de cas traités par le Dr Raiga, qui s’élève à près de 4 000, inspire une confiance suffisante quant aux résultats acquis. Nous ne nous étendrons pas sur les affections staphylococciques, qu’on trouvera exposées par nous dans le n° 2982 de La Nature. Disons simplement, sans aucune exagération, que des guérisons miraculeuses ont été obtenues, grâce à l’application du bactériophage dans les affections staphylococciques graves, telles que les furonculoses et les anthrax de la face, qui se terminent si souvent par la mort. Les photographies de malades traités par le Dr Raiga à la Salpêtrière, obligeamment communiquées par le professeur A. Gosset (fig. 5 à 12), le prouvent mieux que des mots. Si l’anatoxine du Dr G. Ramon, dont nous avons parlé dans le n° 2982, est efficace contre les affections staphylococciques, son application comme l’indique le Dr Ramon lui-même, exige une grande prudence chez les cardiaques, les allergiques, les sujets à passé pathologique chargé, ainsi que chez ceux dont l’affection staphylococcique est chronique depuis fort longtemps. Il faut alors appliquer l’anatoxine très lentement et il est même recommandé de commencer par diminuer l’hyperglycémie. Malheureusement le microbe n’attend pas et dans un cas de staphylococcie aiguë, le malade peut être emporté par la septicémie avant d’être préparé à recevoir l’anatoxine. L’application du bactériophage ne demande pas tant de précautions et son action est beaucoup plus rapide. Cependant, parfois, le sérum du malade est anti-staphylobactériophage, comme nous l’avons indiqué dans notre précédent article, ce qui provoque l’inhibition du bactériophage injecté et conduit à un échec. D’ailleurs il n’existe aucun remède absolument infaillible et universel et le bactériophage, tout en étant un moyen thérapeutique très puissant et très constant, ne fait pas exception à cette règle.

PROPHYLAXIE

Lorsqu’une épidémie de choléra apparaît dans une agglomération, elle commence par quelques cas isolés presque toujours mortels. Puis, par suite de la dissémination des germes, les cas deviennent plus fréquents. En même temps le nombre des guérisons devient de plus en plus grand et enfin l’épidémie cesse. Les recherches effectuées par d’Hérelle lors de diverses épidémies de choléra aux Indes lui ont montré que les bactériophages adaptés à la destruction du vibrion cholérique se dispersent dans le milieu comme les vibrions. L’épidémie s’éteint lorsque tous les habitants de l’agglomération hébergent dans leurs intestins ces bactériophages exaltés, provenant originairement des convalescents. A la fin de l’épidémie on ne trouve plus dans le milieu que des vibrions atypiques, porteurs de bactériophages. Cette constatation incita d’Hérelle à utiliser le bactériophage pour la prophylaxie collective. Dans le but d’activer la diffusion des corpuscules bactériophages, il versa dans chacun des puits des villages infectés, dès le premier ou le deuxième jour de l’épidémie, une cinquantaine de cm3 d’un bactériophage puissant vis-à-vis du vibrion cholérique. Dans chaque cas, l’épidémie cessa brusquement après 24 à 48 h. Les mêmes résultats furent obtenus par Asheshov, Morison et d’autres : dans aucun des villages où les puits ont été « bactériophagés », l’épidémie n’a duré plus de deux jours, tandis que dans les villages non traités qui servaient de témoins, la durée moyenne des épidémies a été de 26 jours.

Près de vingt ans se sont écoulés depuis la découverte du bactériophage par d’Hérelle, durant lesquels cette découverte, qui est considérée actuellement par de nombreux maîtres de la science comme la plus belle conquête de la bactériologie depuis Pasteur, a suscité beaucoup de critiques et peu d’encouragements. La thérapeutique par le bactériophage n’en est donc qu’à ses débuts ; elle est certainement perfectible et il y a tout lieu d’espérer que ce puissant bactéricide aura sa place au premier rang parmi les remèdes efficaces contre diverses maladies infectieuses.

W. N. KAZEEFF

Revenir en haut