Permettez-moi d’abord de vous dire que je suis heureux de parler aujourd’hui devant l’Académie des Sciences qui nous a fait, à Mme Curie et à moi, le très grand honneur de nous décerner un prix Nobel. Nous avons aussi des excuses à vous adresser pour avoir tant tardé, pour des raisons indépendantes de notre volonté, à vous rendre visite à Stockholm.
J’ai à vous entretenir aujourd’hui des propriétés des corps radioactifs et en particulier de celles du radium. Il ne me sera pas possible de vous parler exclusivement de nos recherches personnelles. Au début de nos études sur ce sujet en 1898, nous étions seuls, avec H. Becquerel, à nous occuper de cette question ; mais depuis, les travaux se sont multipliés et aujourd’hui on ne peut plus parler de radioactivité sans énoncer les résultats des recherches d’un grand nombre de physiciens tels que Rutherford, Debierne, Elster et Geitel, Giesel, Kauffmann, Crookes, Ramsay et Soddy, pour ne citer que quelques-uns de ceux qui ont fait faire des progrès importants à nos connaissances sur les propriétés radioactives.
Je ferai seulement devant vous un exposé rapide de la découverte du radium et une brève énumération de ses propriétés, puis je vous parlerai des conséquences des nouvelles connaissances que nous donne la radioactivité dans les diverses branches de la science.
M. Becquerel a découvert en 1896 les propriétés rayonnantes spéciales de l’uranium et de ses composés. L’uranium émet des rayons très peu intenses qui impressionnent les plaques photographiques. Ces rayons traversent le papier noir, les métaux ; ils rendent l’air conducteur de l’électricité. Le rayonnement ne varie pas avec le temps et la cause de sa production est inconnue.
Mme Curie en France, M. Schmidt en Allemagne ont montré que le thorium et ses composés ont les mêmes propriétés. Mme Curie a de plus montré en 1898 que parmi toutes les substances chimiques préparées ou en usage dans les laboratoires, celles renfermant de l’uranium ou du thorium étaient seules capables d’émettre en quantité notable des rayons Becquerel. Nous avons appelé radioactives de pareilles substances.
La radioactivité se présentait alors comme une propriété atomique de l’uranium et du thorium, un corps étant d’autant plus radioactif qu’il était plus riche en uranium ou en thorium.
Mme Curie a étudié les minéraux renfermant de l’uranium ou du thorium et, conformément aux vues qui précèdent, ces minéraux sont tous radioactifs. Mais en effectuant des mesures elle a trouvé que certains d’entre eux étaient plus actifs qu’ils n’auraient dû l’être d’après la teneur en uranium ou en thorium, Mme Curie fit alors la supposition que ces substances renfermaient des éléments chimiques radioactifs encore inconnus. Nous avons Mme Curie et moi, recherché ces substances nouvelles hypothétiques dans un minerai d’urane, la pechblende. En effectuant l’analyse chimique de ce minéral et en essayant la radioactivité de chaque partie séparée dans le traitement, nous avons d’abord rencontré une première substance fortement radioactive voisine du bismuth par ses propriétés chimiques que nous -avons appelée polonium, — puis (en collaboration avec M. Bémont) une deuxième substance fortement radioactive voisine du baryum que nous avons appelée radium. Enfin M. Debierne a depuis séparé une troisième substance radioactive faisant partie du groupe des terres rares, l’actinium.
Ces corps n’existent dans la pechblende qu’à l’état de traces, mais ils ont une radioactivité énorme, de l’ordre de grandeur de 2 millions de fois celle de l’uranium. Après un traitement effectué sur une quantité énorme de matière, nous sommes parvenus à avoir une quantité de sel de baryum radifère suffisante pour pouvoir en extraire ensuite le radium à l’état de sel pur par une méthode de fractionnement. Le radium est l’homologue supérieur du baryum dans la série des métaux alcalino-terreux. Son poids atomique déterminé par Mme Curie est de 225. Le radium est caractérisé par un spectre distinct découvert et étudié d’abord par Demarçay, puis par Crookes et Runge et Precht, Exner et Haschek. La réaction spectrale du radium est très sensible, elle est cependant considérablement moins sensible que la radioactivité pour déceler la présence de traces de radium.
Les effets généraux des radiations du radium sont intenses et très variés.
Expériences diverses : Décharge de l’électroscope. - Les rayons traversent plusieurs centimètres de plomb. - Etincelle provoquée par la présence du radium. - Excitation de la phosphorescence du platinocyanure de baryum, de la vilIemite, de la kunzite. - Coloration du verre par les rayons. - Thermo-luminescence de la fluorine et de l’outremer après action de la radiation du radium sur ces corps. - Radiographies obtenues avec le radium.
Un corps radioactif tel que le radium constitue une source continue d’énergie. Cette énergie se manifeste par l’émission des radiations. J’ai montré de plus dans un travail fait en collaboration avec M. Laborde que le radium dégage de la chaleur d’une façon continue à raison d’environ 1OO petites calories par gramme de radium et par heure. MM. Rutherford et Soddy, Runge et Precht, Knut Angstrom ont aussi mesuré le dégagement de chaleur du radium ; ce dégagement paraît constant après plusieurs années et l’énergie totale que dégage ainsi le radium est considérable.
Il résulte des travaux d’un grand nombre de physiciens (Meyer et Schweidler, Giesel, Becquerel, P. Curie, Mme Curie, Rutherford, Villard, etc.) que les corps radioactifs peuvent émettre des rayons de trois espèces différentes désignés par Rutherford par rayons alpha, bêta, gamma. Ils se distinguent les uns des autres par l’action du champ magnétique et du champ électrique qui modifient le trajet des rayons alpha et bêta.
Les rayons bêta analogues aux rayons cathodiques se comportent comme des projectiles chargés négativement de masse 2 000 fois plus faible que celle d’un atome d’hydrogène (électrons). Nous avons vérifié, Mme Curie et moi, que les rayons bêta entraînent avec eux de l’électricité négative. Les rayons alpha analogues aux rayons canalisés de Goldstein, se comportent comme des projectiles 1 000 fois plus lourds et chargés d’électricité positive. Les rayons gamma sont analogues aux rayons de Rœntgen.
Certains corps radioactifs tels que le radium, l’actinium, le thorium, agissent encore autrement que par leur rayonnement direct ; l’air qui les entoure devient radioactif et Rutherford admet que chacun de ces corps émet un gaz radioactif instable qu’il appelle émanation et qui se répand dans l’air entourant le corps radioactif.
L’activité des gaz rendus ainsi radioactifs disparaît spontanément suivant une loi exponentielle avec une constante de temps caractéristique pour chaque corps actif. C’est ainsi que l’on peut admettre que l’émanation du radium diminue de moitié tous les quatre jours, celle du thorium de moitié toutes les cinquante-cinq secondes ; celle de l’actinium de moitié toutes les trois secondes.
Les corps solides qui ont été amenés en présence de l’air actif qui entoure les corps radioactifs deviennent eux-mêmes temporairement radioactifs. C’est le phénomène de la radioactivité induite que nous avons découvert, Mme Curie et moi. Les radioactivités induites comme les émanations sont également instables et se détruisent spontanément suivant les lois exponentielles caractéristiques de chacune d’elles.
Expériences : Tube de verre rempli d’émanation du radium apporté de Paris. - Décharge de l’électroscope par les rayons de la radioactivité induite. - Phosphorescence du sulfure de zinc sous l’action de l’émanation.
Enfin, d’après MM. Ramsay et Soddy, le radium est le siège d’une production continue et spontanée d’hélium.
La radioactivité de l’uranium, du thorium, du radium et de l’actinium semble invariable au cours de plusieurs années ; au contraire celle du polonium diminue suivant une loi exponentielle, elle diminue de moitié en cent quarante jours et après quelques années elle a presque complètement disparu.
Tel est l’ensemble des faits les plus importants établis par les efforts d’un grand nombre de physiciens, Certains phénomènes ont déjà été étudiés par eux d’une façon approfondie.
Les conséquences de ces faits se font sentir dans toutes les parties de la science :
L’importance de ces phénomène pour la physique est évidente, Le radium constitue dans les laboratoires un outil nouveau de recherches, une source de radiations nouvelles. L’étude des rayons bêta a été déjà très fructueuse. On a trouvé dans cette étude la confirmation de la théorie de J.-J. Thomson et de Heaviside sur la masse des particules chargées d’électricité en mouvement ; d’après cette théorie une partie de la masse résulte des réactions électro-magnétiques de l’éther du vide. Les expériences de Kauffmann sur les rayons bêta du radium conduisent à admettre que certaines particules ont une vitesse très peu inférieure à celle de la lumière, que conformément à la théorie la masse de la particule augmente avec la vitesse pour des vitesses voisines de celle de la lumière et que toute la masse de la particule est de nature électro-magnétique. Si l’on fait de plus l’hypothèse que les corps matériels sont constitués par une agglomération de particules électrisées, on voit que l’on est amené à modifier profondément les principes fondamentaux de la mécanique.
Les conséquences pour la chimie de nos connaissances sur les propriétés des corps radioactifs sont peut-être plus importantes encore. Et ceci nous conduit à parler de la source d’énergie qui entretient les phénomènes radioactifs.
Dès le début de nos recherches nous avons fait remarquer, Mme Curie et moi, que l’on peut faire, pour expliquer les phénomènes, deux hypothèses distinctes très générales qui ont été exposées par Mme Curie en 1899 et 1900 (Revue générale des sciences, 10 janvier 1899, et Revue Scientifique, 21 juillet 1900).
Dans la première hypothèse, on peut supposer que les corps radioactifs empruntent à une radiation extérieure l’énergie qu’ils dégagent ; leur rayonnement serait alors un rayonnement secondaire. Il n’est pas absurde de supposer que l’espace est constamment traversé par des radiations très pénétrantes que certains corps seraient capables de capter au passage. D’après les travaux récents de Rulherford, Cooke, Mac Lennan, cette hypothèse semble convenir pour expliquer une partie du rayonnement excessivement faible qui émane de la plupart des corps.
Dans la deuxième hypothèse, on peut supposer que les corps radioactifs puisent en eux-mêmes l’énergie qu’ils dégagent. Les corps radioactifs seraient alors en voie d’évolution, ils se transformeraient progressivement et lentement malgré l’invariabilité apparente de l’état de certains d’entre eux. La quantité de chaleur dégagée par le radium en quelques années est énorme, si on la compare à la chaleur dégagée dans une réaction chimique quelconque avec un même poids de matière. Cette chaleur dégagée ne représenterait cependant que l’énergie mise enjeu dans une transformation d’une quantité si petite de radium qu’elle ne peut encore être appréciée après plusieurs années. Ceci conduit à supposer que la transformation est plus profonde que les transformations chimiques ordinaires, que l’existence même de l’atome est mise en jeu et que l’on est en présence d’une transformation d’éléments.
La deuxième hypothèse s’est montrée plus féconde pour expliquer les propriétés des corps radioactifs proprement dits. Elle permet en particulier d’expliquer immédiatement la disparition spontanée du polonium et la production d’hélium par le radium. Cette théorie de la transformation des éléments a été développée et précisée avec une grande hardiesse par MM. Rutherford et Soddy qui admettent une désagrégation continue et irréversible des atomes des éléments radioactifs. Dans la théorie de Rutherford, les produits de la désagrégation seraient, d’une part les rayons projectiles, et d’autre part les émanations et les radioactivités induites. Ces derniers seraient de nouveaux corps radioactifs gazeux ou solides à évolution souvent rapide et de poids atomiques moindres que celui de l’élément primitif dont ils dérivent. Dans cette manière de voir, la vie du radium serait nécessairement limitée lorsque ce corps est séparé des autres éléments. Dans la nature, le radium se rencontre toujours associé à l’uranium, et on peut supposer qu’il est créé par celui-ci.
C’est donc là une véritable théorie de la transmutation des corps simples, mais non pas comme le comprenaient les alchimistes. La matière inorganique évoluerait nécessairement à travers les âges et suivant des lois immuables.
Par une conséquence inattendue les phénomènes radioactifs peuvent avoir de l’importance en géologie. On a trouvé par exemple que le radium accompagne toujours l’uranium dans les minéraux. Et l’on a même trouvé que la proportion du radium à l’uranium est constante dans tous les minerais (Boltwood). Ceci confirme l’idée de la création du radium par l’uranium. On peut étendre cette théorie et chercher à expliquer de même d’autres associations de corps simples si fréquentes dans les minéraux. On peut imaginer que certains éléments se sont formés sur place à la surface de la terre ou dépendent d’autres éléments en un temps peut-être de l’ordre de grandeur des périodes géologiques. C’est là un point de vue nouveau dont les géologues devront tenir compte.
MM. Elster et Geitel ont montré que l’émanation du radium est très répandue dans la nature et que la radioactivité joue probablement un rôle important en météorologie, l’ionisation de l’air provoquant la condensation de la vapeur d’eau.
Enfin dans les sciences biologiques les rayons du radium et son émanation produisent des effets intéressants que l’on étudie actuellement. Les rayons du radium ont été utilisés dans le traitement de certaines maladies (lupus, cancer, maladies nerveuses). Dans certains cas, leur action peut devenir dangereuse. Si on oublie dans sa poche pendant quelques heures dans une boîte en bois ou en carton une petite ampoule de verre contenant quelques centigrammes d’un sel de radium, on ne sentira absolument rien. Mais quinze jours après apparaîtra sur l’épiderme une rougeur, puis une plaie très difficile à guérir. Une action plus prolongée pourra amener la paralysie et la mort. Il faut transporter le radium dans une boîte épaisse en plomb.
On peut concevoir encore que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux, et ici on peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. L’exemple des découvertes de Nobel est caractéristique, les explosifs puissants ont permis aux hommes de faire des travaux admirables. Ils sont aussi un moyen terrible de destruction entre les mains des grands criminels qui entraînent les peuples vers la guerre. Je suis de ceux qui pensent, avec Nobel, que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles.