L’électro-aimant du Muséum

L. Matout, La Nature N°2128 - 7 Mars 1914
Dimanche 8 mars 2009 — Dernier ajout samedi 3 octobre 2009

Il y a électro-aimant et électro-aimant ; comme il y a lunette et lorgnette. Les électro-aimants de laboratoire, créés pour obtenir, non une utilisation mécanique de l’énergie électrique comme cela a lieu pour les électro-aimants industriels, mais un champ magnétique aussi élevé que possible et destiné à l’étude de certains phénomènes physiques, ne peuvent pas plus être comparés à ces derniers que la grande lunette d’un observatoire astronomique à une « jumelle » de théâtre ou de campagne.

Les progrès réalisés sur l’étude du ferromagnétisme sont, au fur et à mesure de leur élaboration, appliquées à la construction d’électro-aimants de laboratoire, de plus en plus puissants. Celui qui nous occupe ici représente le « record » , tant pour la dimension, que par la puissance du champ magnétique obtenu. Les données d’après lesquelles il a été construit ont été établies par M. le professeur P. Weiss, du Polytechnicum de Zurich, ancien élève de l’École Normale supérieure de Paris, et, de l’avis de tous les physiciens compétents, le maître incontesté en tout ce qui se rapporte aux questions de magnétisme.

Cet électro-aimant, offert par la Société des Amis du Muséum à la Chaire de Physique appliquée aux Sciences naturelles, afin de permettre à M. le professeur Jean Becquerel de pousser plus loin ses travaux de magnéto-optique, est, en effet, un appareil respectable ; son poids est d’environ 1600 kg et sa hauteur d’environ 1 m. 60. Les photographies ci-jointes permettent, d’après ces chiffres, d’établir, à vue d ’œil, ses dimensions réelles .

Le progrès réalisé dans cet appareil sur les précédents n’est pas, comme on pourrait le supposer, du à l’effet de ses seules dimensions. Ce qu’il faut pour obtenir un champ intense c’est : 1° réaliser des bobines, c’est-à-dire un circuit électrique, dans lequel on puisse faire passer une intensité de courant aussi forte que possible sans l’échauffer rapidement ; ce qui limiterait le temps des expériences, et ne permettrait aucune de celles demandant une exposition de quelque durée au champ magnétique ; 2° obtenir « un circuit magnétique » dont l’aimantation à saturation soit aussi élevée que possible.

La première de ces conditions a été réalisée par un procédé très ingénieux : au lieu d’employer des fils conducteurs ordinaires, M. P. Weiss a formé ses bobines d’un enroulement de tube de cuivre, dans lequel on peut faire passer un rapide courant d’eau qui refroidit ainsi le circuit électrique pendant toute la durée nécessaire de l’expérience. Les bobines contiennent 1000 tours de tube et sont divisées en 10 sections, en dérivation pour le courant d’eau, de façon à permettre d’en faire passer la quantité nécessaire à la réfrigération, et en série pour le courant électrique ; dans chaque section l’arrivée de l’eau se fait au centre de la bobine, et la sortie à la périphérie ; de cette façon le noyau de fer de l’électro ne s’échauffe jamais .

La seconde condition résulte de la découverte faite par M. A. Preuss, étudiant sous la direction du professeur P. Weiss les propriétés des ferrocobalts, que le composé défini Fe2Co a une aimantation a saturation de 10 pour 100 supérieure à celle du fer. Malheureusement l’industrie n’est pas encore en mesure de fournir des masses de ferrocobalt suffisantes pour former en entier des circuits magnétiques d’électro-aimants, surtout de cette taille ; néanmoins les noyaux dont sont munies les pièces polaires dont nous donnons le dessin ci-dessous, sont suffisants pour augmenter de 5 pour 100 environ l’aimantation que l’on obtiendrait avec des pièces polaires semblables entièrement en fer de Suède.

Champ (en gauss).
Diamètre sur frontEntreferAmpères*tours FerFerrocobalt Puissance employée
3,00m 2,00mm 25 000 39 800gr 41 840gr 0,34 kw
«   » 50 000 43 540 45 790 1,37
«   » 1 00 000 45 780 48 020 5,5
«   » 200 000 47 570 49 990 22
" 1,00 200 000 52 580 55 170 22

Ce tableau, donnant quelques mesures exécutées par MM. Piccard et Foltrat au laboratoire de M. P. Weiss, montre le gain dû au ferrocobalt ; mais où les chiffres deviennent suggestifs c’est quand on compare les différents champs obtenus, avec les puissances employées à les produire. On voit alors que ce gain dû au ferrocobalt, si peu important en apparence, correspondrait à une augmentation de puissance dépensée, dans la proportion de 1 à 4, pour obtenir ce même gain avec des pôles de fer ordinaire. Ce simple aperçu doit suffire à donner une idée des difficultés à surmonter lorsqu’il devient nécessaire, pour le progrès de la Physique, d’avoir recours à des champs magnétiques de plus en plus puissants.

Actuellement la recherche de celte augmentation de puissance a pour but de pousser toujours plus loin l’élu de des phénomènes magnéto-optiques : phénomène de Zeeman, polarisation rotatoire magnétique de la lumière, biréfringence magnétique…, etc., enfin de toute question pouvant augmenter nos connaissances sur les mouvements des électrons, ces constituants universels de toute matière, et de rechercher les liens entre ces mouvements et les phénomènes dont l’éther environnant est le siège. Le champ magnétique est, en effet, le seul agent physique qui nous permette d’explorer, en les modifiant, tous les mouvements intra-atoniques, sans porter aucune atteinte à l’intégrité de l’atome.

Un autre fait à relever dans le tableau précédent est le faible espace auquel il faut arriver, entre les pièces polaires, pour obtenir ces champs élevés. Que peut-on faire dans si peu de place ? Il y a là, en effet, un cercle vicieux : en augmentant l’espace disponible, par l’écartement des pièces polaires, on diminue vite l’intensité du champ ; pour augmenter le champ (but principal), il faut diminuer l’espace utilisable. Toute la tactique, toutes les facultés du physicien doivent donc, avec un appareil semblable, tendre à restreindre les « exigences » de l’expérience. Ainsi, pour étudier le phénomène de Zeeman (action du champ sur une source lumineuse placée entre les pièces polaires) , on réduira autant que possible la dimension de cette source ; on emploiera si l’on peut l’étincelle électrique, source lumineuse de plus faible volume. Dans le phénomène de Zeeman sur les spectres d’absorption, étude qui a été pour M. le professeur Jean Becquerel le sujet de plusieurs découvertes du plus haut intérêt, ce savant a employé des cristaux de terres rares dont certains avaient à peine le volume d’un millimètre cube.

Voilà pourquoi le matériel des recherches de laboratoire demande à augmenter sans cesse d’importance avec les progrès de la Physique moderne . Voilà enfin pourquoi il est si difficile de reculer la limite de puissance disponible et de réaliser des recherches apportant à la Science un appoint réel.

Beaucoup de personnes penseront que pour augmenter le rendement d’un appareil comme l’électro de M. P. Weiss il suffit d’augmenter encore l’intensité du courant électrique, ainsi que le débit de l’eau dans le tube circuit, après l’avoir refroidie autant que possible. Or, dans les conditions de marche maximum, c’est-à-dire avec un courant électrique de 200 ampères, un courant d’eau à la température de 15°C à l’origine, et entrant dans le tube sous une pression de 30 à 35 mètres, cette eau sort de l’appareil à une température de plus de 50°. Considérons maintenant que : pour passer de 48 020 gauss à 49 990 il a fallu augmenter la puissance active dans la proportion de 1 à 4 ; qu’en augmentant encore cette puissance dans les mêmes proportions l’augmentation correspondante du champ serait très inférieure à celle réalisée dans le précédent exemple, car nous approchons déjà de très près ce point asymptotique où l’on est « bloqué » par la saturation magnétique du fer. D’autre part, la chaleur dégagée par le courant, d’après la loi de Joule, est proportionnelle au carré de l’intensité de ce courant. Il est facile, par ces simples aperçus, de voir jusqu’à quel point a déjà été poussé l’effort utile. Plus tard, il faut l’espérer, on obtiendra des champs magnétiques beaucoup plus intenses, avec des appareils absorbant des puissances considérables ; mais ce progrès reste subordonné au perfectionnement des méthodes de réfrigération permettant d’absorber les grandes quantités de chaleur développées dans les conducteurs par le passage du courant. Les essais tentés dans cette voie par MM. Deslandres et Perot nous permettent d’augurer un succès important et peut-être dans un délai assez rapproché.

De grands espoirs avaient été fondés sur l’emploi des « superconducteurs » , ou conducteurs électriques, qui, refroidis à la température de l ’hélium liquide sous pression réduite (M. Le Professeur Kamerlingh-Ounes a obtenu par la liquéfaction de l’hélium une température de 1,1 degré absolu, soit en terme ordinaire 271°,9 au-dessous de zéro) , atteignent une conductibilité qui est plusieurs dizaines de milliers de fois supérieure à leur conductibilité à la température ordinaire. Il faut malheureusement renoncer à ces espoirs, les dernières expériences du grand physicien Kamerlingh-Onnes nous ont appris que par un phénomène des plus curieux et encore incompréhensible, cette superconductibilité cesse brusquement, pour remonter à des valeurs normales, aussitôt que le champ magnétique produit atteint un millier de gauss.

Mais n’anticipons pas sur des faits non encore publiés officiellement et terminons par un « mot » .

Quelqu’un à qui M. le professeur Jean Becquerel exposait les besoins nouveaux et toujours croissants des laboratoires, besoins correspondant aux nouvelles méthodes de travail, objectait : « Mais cependant, autrefois on a fait de magnifiques découvertes avec des moyens quasi insignifiants ; les savants de ce temps-là possédaient donc un génie supérieur à celui des savants d’aujourd’hui ? »

La réponse fut simple : « Monsieur, autrefois Jean Bart a gagné de magnifiques batailles navales avec des navires en bois. »

L. Matout, Assistant au Muséum

Note : Vous aurez, comme moi, remarqué l’usage en 1914 du terme « superconducteurs » pour désigner les matériaux que nous nommons aujourd’hui supraconducteurs

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