Les audiphones

D. Colladon, La Nature N°350 - 14 Février 1880
Dimanche 8 mars 2009 — Dernier ajout lundi 27 novembre 2017

Les expériences récentes dont je vais donner la description ont été entreprises dans le but de procurer aux sourds-muets des appareils très simples, d’un prix très minime, et cependant assez efficaces pour qu’ils puissent distinguer les sons musicaux et même la parole [1].

Vers la fin de 1879 un inventeur américain, M. R.-G. Rhodes, de Chicago, a pris une patente pour un appareil qu’il a appelé audiphone, et dont l’efficacité remarquable a été constatée par un grand nombre d’expériences, faites aux États-Unis d’Amérique pendant les mois de septembre, octobre, novembre, et décembre 1879. Quelques essais, entrepris dans des instituts de sourds-muets,ont démontré que, par l’usage de cet instrument, beaucoup de sourds-muets arrivent assez promptement à distinguer les sons musicaux de quelques instruments, et même les articulations de la voix, et qu’avec le secours de cet audiphone leur éducation orale se trouve considérablement abrégée. Des résultats favorables ont été aussi constatés pour des personnes atteintes de surdité simple.

L’instrument de M. Rhodes [2] est fabriqué en caoutchouc durci et ressemble à un de ces écrans de cheminée que l’on tient à la main. L’écran proprement dit, ou disque, est une large lame de caoutchouc durci, munie d’un manche de même matière ; sa largeur est d’environ 0,24m et sa longueur de 0,30m ( fig .1) Les trois côtés voisins du manche,sont rectangulaires ; le quatrième côté, opposé à la poignée, est découpé en arc de cercle. Près du sommet de cet arc de cercle, sont attachés des cordons qui aboutissent à, une ouverture pratiquée au haut de la poignée. En tendant fortement les cordons, on force la partie la plus éloignée du manche à se courber comme un arc tendu (voyez la figure ci.contre), et un petit encliquetage, fixé Vers cette ouverture, permet de rendre la tension permanente. En appliquant ensuite l’extrémité de la partie recourbée contre les dents de la mâchoire supérieure, les personnes. sourdes entendent lès bruits avec une sonorité très remarquable et distinguent assez bien les paroles articulées et toutes les notes des instruments de musique.

Les sourds-muets chez lesquels les nerfs de l’audition ne sont pas totalement atrophiés peuvent, avec le même instrument, distinguer presque immédiatement les sons musicaux, hauts ou bas, de plusieurs instruments, et ceux de la voix humaine lorsqu’ils sont émis avec force près de l’appareil. S’ils ont déjà appris à prononcer. des sons bien distincts et à articuler des mots, ils pourront, après un très court apprentissage, dirigé par un instituteur expérimenté, comprendre des mots ou des phrases, et les répéter distinctement ; ils pourront aussi entendre leur propre voix, ce qui facilitera puissamment leur éducation orale. L’emploi de ces audiphones peut donc être un véritable bienfait pour les institutions de sourds-muets et pour la plupart de ceux qui sort affligés de cette infirmité.

Malheureusement, le prix des écrans audiphones de caoutchouc durci est assez élevé ; ils se vendent à Chicago, selon leur grandeur, depuis 10 jusqu’à 15 piastres ; leurs dimensions possibles sont assez limitées et le caoutchouc durci est fragile par les temps froids. J’ai été consulté, il y a une dizaine de jours, sur l’efficacité d’un de ces appareils, importé d’Amérique, et sur son effet utile pour les personnes atteintes de surdité simple, comparativement à celui qu’on obtient avec des cornets acoustiques perfectionnés. Après l’avoir essayé et m’être convaincu de sa puissance pour recueillir les sons et les transmettre aux organes intérieurs, il m’a semblé probable que des appareils plus simples, composés d’autres substances, pourraient rendre les mêmes services acoustiques avec une dépense beaucoup moindre.

J’ai fait de très nombreux essais sur des lames minces de natures diverses, métaux, bois, etc. ; enfin, j’ai découvert une variété de carton mince laminé qui donne les mêmes résultats que le caoutchouc durci et qui permettrait d’obtenir à 0 fr. 50 environ, au lieu de 50 francs, des appareils de même puissance acoustique.

Les cartons qui m’ont donné ces résultats favorables portent, dans le commerce, Je nom de cartons à satiner, ou cartons d’orties [3] ; ils sont remarquablement compactes, homogènes, élastiques et tenaces : ils sont aussi très souples, et, pourvu que leur épaisseur ne dépasse pas 0,001m, une légère pression de la main, qui soutient un disque découpé dans une de ces feuilles de carton, tandis que son extrémité convexe s’arcboute contre les dents de la mâchoire supérieure, suffit pour lui donner une courbure convenable, variable à volonté, sans fatigue pour la main ou les dents. Ainsi, un simple disque de ce carton, sans manche, sans cordons ni fixateur de tension, devient un audiphone tout aussi puissant que les appareils de caoutchouc de l’inventeur américain. On peut rendre la feuille de carton imperméable en imbibant la partie convexe, celle qui s’appuie contre les dents, d’un enduit hydrofuge qui résiste à la vapeur de l’haleine. Je me suis assuré que les sons peuvent être transmis aux dents supérieures avec la même netteté en se servant d’une petite touche ou pince en bois dur, de la dimension d’une sourdine de violon ou de violoncelle, munie d’une fente dans laquelle entre à frottement dur l’extrémité supérieure du disque, et en appuyant cette pince contre les dents supérieures [4].

Entre diverses séances d’essais auxquelles ont assisté des sourds-muets, j’en citerai une qui vient d’avoir lieu le 14 janvier en présence de quelques personnes, et, notamment de l’habile instituteur de sourds-muets M. Louis Sager. M. Sager avait amené huit élèves sourds-muets, formés par lui , comprenant les phrases par le mouvement des lèvres de leur instituteur et prononçant plusieurs mots très distinctement.

On a d’abord vérifié quels étaient ceux qui pouvaient percevoir de très près les sons d ’un grand piano, et l’on a déterminé la distance à laquelle ils cessaient d’en être affectés sans appareil acoustique ; quelques-uns ne ressentaient les vibrations que par les mouvements du parquet, recouvert d’un tapis. Lorsqu’ils ont été munis de l’audiphone, ils ont tous indiqué que la sensation des sons était transmise distinctement à la tête, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon les individus. On a pu constater que, leurs yeux étant bien fermés, ils discernaient nettement les notes hautes des notes basses du piano, et aussi les sons du piano de ceux du violoncelle. La plupart étaient peu impressionnés par les sons du violon, surtout dans les notes hautes, qu’ils n’entendaient pas, ou fort peu.

Enfin, d’autres expériences ont permis de constater que des paroles prononcées très près de l’audiphone peuvent être perçues par les sourds et muets et même répétées distinctement par eux, pourvu qu’on les ait soumis à une préparation préalable.

Les audiphones en carton peuvent avoir des formes et des dimensions très variées. Une feuille rectangulaire maintenue convenablement courbée, semble réussir aussi bien que celle découpée comme l’indique la figure 2.

Un fait bien intéressant à noter, c’est qu’avec les audiphones en caoutchouc, ou en carton, un grand nombre de sourds-muets qui n’avaient jamais entendu les airs joués sur un piano ou d’autres instruments, non seulement ont pu les entendre, mais de plus ils en ont éprouvé une véritable jouissance.

Vers la fin de la séance dirigée par M. Sager, les élèves étant pourvus d’audiphones en carton, sauf celui qui écoutait avec l’instrument américain, on a joué sur le piano une ouverture et on les a ensuite questionnés sur leurs sensations ou impressions. Tous ont déclaré qu’ils avaient éprouvé un très vif plaisir, tandis que, d’après M. Sager, les modulations d’un tambour les laissent indifférents.

Une demoiselle artiste, autrefois très bonne musicienne, devenue complètement sourde, a éprouvé une joie excessive lorsque, se servant de l’audiphone, elle a pu, pour la première fois depuis quinze années, entendre les airs d’un piano. Des expériences analogues ont été faites dans une autre institution de sourds-muets du canton de Genève, placée sous la direction de M. le professeur Forestier, et dans quelques familles.

On savait déjà que d’autres corps que l’air transmettent les sons musicaux sans les altérer et permettent de reconnaître les instruments et les timbres.

Dans une série d’expériences faites en 1841 sur le lac de Genève, en me servant de boîtes à musique placées au fond de l’eau sous une petite cloche de plongeur, j’ai pu, avec l’appareil de mon invention pour écouter les sons qui se propagent sous l’eau, entendre les airs transmis par l’eau à plusieurs centaines de mètres ; ces airs n’étaient nullement altérés. [5]

De nombreuses expériences récentes démontrent qu’on peut obtenir des résultats analogues lorsque les sons des instruments ou de la voix sont transmis par des corps solides, non seulement par des métaux en fils ou en lames minces, mais aussi par des cordes et des feuilles d’ébonite, de carton, ou d’autres substances végétales ou animales.

Les audiphones peu vent être utilisés par quelques personnes dont l’ouïe est altérée et qui ont de la peine à supporter les appareils acoustiques en contact avec l’ouverture de l’oreille. Ils peuvent surtout servir pour l’audition d’un concert. En tous cas, le très bas prix des disques de cartons audiphones rend ces appareils accessibles aux personnes les moins fortunées.

[1Le prix de ces nouveaux appareils ne dépasse guère 50 centimes. Ils peuvent aussi, dans certains cas, être utilisés par des personnes chez lesquelles le sens de l’ouïe est fort altéré.

[2Le Journal illustré de Leslie du 15 décembre dernier , qui se publie à New-York, donne le dessin de cet instrument Nous le reproduisons ci-dessus (fig. 1).

[3Désignés en Angleterre sous le nom de Shalloon Boards.

[4Mes essais me font entrevoir que l’épaisseur la plus convenable des cartons est comprise entre 0,0008m et 0,001m, et que les dimensions des disques de grandeur moyenne peuvent être convenablement fixées à 0,28m ou 0,30m de largeur, 0,35m à 0,38m de hauteur maxima. En augmentant ces dimensions, la puissance est augmentée, mais cette augmentation n’est pas proportionnelle à l’étendue de la surface. Je m’occupe à faire varier les formes des lames vibrantes et à combiner les effets de lames multiples conjuguées.

[5Comptes-rendus de l’académie des sciences, tXIII, page 439

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