I. -CHAPEAUX DES PHILIPPINES
Victor Forbin
Le chapeau des Philippines, heureux rival du chapeau dit de Panama, est un article qui intéresse tout, particulièrement le marché français. Sur ce chapitre, notre pays est, de beaucoup, le meilleur client de l’archipel, puisque nous lui achetons 40 %, de sa production, quant au nombre, et 46,5 %, quant à la valeur, soit plus du double de la quantité que lui achète sa métropole politique, les États-Unis.
Cette industrie est l’une des plus prospères de l’archipel, et c’en est aussi l’une des plus anciennes. D’après M. C. B. Robinson, auteur d’une très intéressante notice (Philippine Hais) publiée par le Philippine Journal of Science, Magellan, lorsqu’il débarqua pour la première fois dans l’archipel (en 1521), remarqua que la reine de Cébu et ses dames d’honneur étaient coiffées de chapeaux tressés de feuilles de palmier. Le roi, lui, était nu-tête.
Il est curieux de constater, avec les vieux chroniqueurs hispano-philippins que les femmes seules se servaient alors de chapeaux, et que les hommes en ignoraient l’usage ; c’est l’inverse que l’on observe aujourd’hui. Ce changement de coutumes fut inspiré par l’exemple des conquérants espagnols, qui se coiffaient de chapeaux, tandis que leurs femmes restaient fidèles à la mantille. Les Philippins peuvent se féliciter du « snobisme » de leurs ancêtres, puisqu’ils lui doivent une source appréciable de revenus !
Leur industrie chapelière admet une grande variété de qualités et de formes. Bien qu’avec répugnance, elle consent a suivre la mode, et les changements qu’elle entraîne ; mais elle fabrique pour la consommation locale des articles dont la forme n’a pas varié depuis des siècles. Quant aux prix, que chaque fabricant fixe selon le nombre d’heures qu’il a consacrées à l’élaboration de l’article, ils varient par chapeau de 6 centavos (environ 0,20 fr de notre monnaie) à 1000 pesos (plus de 2000 francs).
L’industrie est exclusivement domestique, en ce sens que les chapeaux sont fabriqués chez elles par les femmes et les jeunes filles, pendant les heures de loisir que leur laissent l’entretien de leur maison et la préparation des repas. C’est, d’ailleurs, ce qui se passe en Colombie, pour la fabrication des « panamas ». L’après-midi, les femmes se réunissent à l’ombre des vérandas et, tout en bavardant et en fumant, tressent un chapeau.
L’intervention des hommes se limite à récolter la matière première et à lui faire subir une première préparation, qui requiert plus de force physique que d’adresse ou de science. Et ce sont encore eux qui se chargent de la vente, après que leurs femmes ou filles ont calculé le nombre d’heures que leur a coûtées chaque chapeau.
L’industrie chapelière est répandue dans tout l’archipel ; mais trois villes sont particulièrement réputées pour l’excellence de leurs produits : ce sont Balinag, Lucban et Calasiao, situées dans l’île de Luçon. Les îles de Panay et de Bohol fournissent aussi des chapeaux très estimés, Remarquons que la fabrique de chapeaux est menée généralement de front avec celle des nattes, des étuis à cigarettes et des articles de vannerie. Les nattes philippines sont parfois de toute beauté.
Plusieurs espèces de plantes sont employées à la fabrication des chapeaux. Les deux plus importantes sont le palmier buri (Corypha eleta Roxb.), dont les feuilles en forme d’éventail, longues de 6 à 8 mètres, couronnent un tronc minuscule, et le bambou épineux (Bambusa blumeana Schult. f .) . Il faut citer encore une espèce de pandan (Panda-nus sabotan Blanco), et un rotang (Calamus, mollis Blanco) ; puis, une fougère grimpante (Ligodium circinnatum Burm). Dans certaines régions, les indigènes ont réussi à garder le secret autour des plantes qui leur fournissent leur matière première.
Comme les chapeaux en fibres de bambou forment les sept-huitièmes de la quantité exportée, nous leur consacrerons une description plus détaillée que pour les autres catégories. On compte aux Philippines un grand nombre d’espèces de bambou dont vingt-cinq seulement ont pu être identifiées par les botanistes ; presque toutes se prêtent plus ou moins à la fabrication des chapeaux, mais l’espèce employée le plus généralement est, comme nous l’indiquions à l’instant, le bambou épineux.
Ce sont les pousses qui ont poussé verticalement qui fournissent la matière première ; on les coupe dans les mois d’août ou de septembre, mais en rejetant mi peu de l’extrémité supérieure, et de deux à trois mètres de la partie inférieure. Le morceau conservé est découpé en tronçons dont on ôte les nœuds, et que l’on coupe en deux dans le sens longitudinal. On arrache le revêtement pulpeux intérieur, et l’on met jour une couche de fibres plus minces et plus denses, que l’on détache en forme de lames. Ce sont ces fibres qui entrent seules dans la fabrication des chapeaux de bonne qualité. Après avoir été bouillies et séchées, ces lames sont coupées et taillées en bandes ou brins de la largeur et de l’épaisseur voulues, que l’on teint avec des teintures végétales pour leur donner un ton jaunâtre.
Les chapeaux de bonne qualité sont tressés en double, c’est-à-dire que l’ouvrière fabrique deux disques qui pourraient être pris pour deux chapeaux distincts avant qu’elle les ait réunis par les bords à l’aide de brins habilement tressés. Ces chapeaux doubles en bambou sont inusables ; on nous en citait un qui sert continuellement depuis 12 ans, a subi déjà 25 nettoyages, et est encore en excellente condition.
Les ouvrières qui fabriquent ces chapeaux,ont des procédés secrets qu’elles se transmettent de mère en fille. L’expérience leur a prouvé qu’un chapeau en fibres de bambou est de meilleure qualité quand on le tresse aux heures les plus fraîches de la journée, soit le matin, soit le soir, et quand on évite les endroits trop secs. Aussi,’ l’ouvrière experte travaille-t-elle de préférence sur le bord d’une rivière, à l’ombre d’arbres très feuillus.
Le palmier buri est un arbre qui joue un rôle plus important encore que le bambou épineux dans l’industrie chapelière philippine, car il fournit une grande partie des articles vendus aux indigènes, et une fraction appréciable de l’exportation. Il n’est pas spécial à l’archipel ; on l’a rencontré dans les forêts de l’Inde méridionale.
La gigantesque feuille, du buri sert à fabriquer trois catégories d’articles très distinctes, selon qu’on emploie le limbe même des folioles, la côte médiane des folioles, ou la matière fibro-vasculaire du massif pétiole.
La première catégorie ne comprend que des chapeaux bon marché (de 50 centimes à 2 francs). Débarrassé de sa nervure ou côte médiane, la foliole est séchée au soleil puis débitée au couteau en brins de la largeur voulue.
La fabrication des chapeaux dits de Calasiao,dans laquelle n’entre que la matière tirée de la côte médiane des folioles, exige plus de complications. On coupe les feuilles à l’époque où elles sont sur le point de se dérouler ; puis, après les avoir conservées pendant trois jours dans un endroit frais (une cave de préférence), on les déroule et on les expose au plein soleil durant trois autres jours, et. on les étend sur une véranda ou dans-une cour durant une nuit.
On enlève alors la centaine de côtes que contient une feuille (ce qui représente à peu près les deux’ tiers de la matière requise pour un chapeau), et on les classe par couleur ; les blanches, les noires, les grises ; les premières sont les plus estimées. On les coupe en deux dans le sens de la longueur pour les débarrasser de la matière tendre qui les remplit, et on les débite en pailles de la largeur et de l’épaisseur voulues à l’aide de couteaux de formes spéciales. La matière est bonne maintenant pour le tressage.
Ces chapeaux de Calasiao (nom du district où on les fabrique) sont très réputés pour leur beauté et leur durabilité, mais leur fabrication est peu avantageuse pour les ouvrières, et beaucoup la délaissent. Un chapeau qui leur coûtera trois mois de travail ne se vendra que 25 francs, et elles préfèrent se servir de matières premières qui requièrent de moins laborieux préparatifs.
Accordons une mention spéciale au chapeau fabriqué avec des fibres de rotang ou rotin, bien que cette branche de l’industrie soit en décadence. La plante est un palmier grimpant indigène aux Philippines, qui au , plus profond dés forêts, et dont la recherche est conséquemment coûteuse. Le prix de la matière première fait qu’on la réserve aux articles de luxe : un chapeau en rotang peut valoir de 100 à 2500 francs, selon le degré de finesse.
Un autre chapeau rare et coûteux, c’est le nito, fabriqué avec la tige d’une fougère grimpante (Lygodium circinnatum), que l’on coupe en trois brins. En tressant, l’ouvrière prend soin que la face du brin exposée à la vue soit celle qui faisait partie de la surface de la tige. Comme celle-ci est brun foncé, le chapeau conserve cette couleur, qui noircit encore en. vieillissant. Le nito est probablement le seul chapeau de paille au monde qui soit teint naturellement en noir. Dans certains districts, les indigènes ont trouvé le moyen de fabriquer des chapeaux avec la matière fibreuse qui tapisse l’intérieur d’un concombre (Lu f fa cylindrica Linn.) ou celui d’une gourde (Layenaria vulgaris Ser.). serve à brève échéance Philippines. Et, comme si les plantes de leur archipel ne leur suffisaient pas, les Philippins ont acclimaté chez eux depuis quelques années le palmier employé en Amérique du Sud pour la fabrication du chapeau dit de Panama, la. Carludovica palmata Cav.
Des « panamas » fabriqués à Manille, voilà ce que nous réserve à brève échéance l’initiative industrielle des Philippines.
II. — CHAPEAUX DE MADAGASCAR
Francis Marre
Avant l’époque de la conquête française, l’industrie des chapeaux en paille tressée était traditionnelle à Madagascar, surtout dans la région de Tananarive. Les nobles Hovas portaient une sorte de haut de forme en paille dont la partie supérieure de la calotte était rapportée et cousue à la main ; mais le prix relativement élevé de cette coiffure n’en permettait guère l’usage qu’aux riches et aux notables. Quant aux gens du peuple, ils se contentaient de porter le chapeau bourjane ou la capeline à larges bords que n’ont jamais abandonnée les Betsimaraka de la côte orientale. La seule paille employée était alors l’Ahibano [1], qui pousse abondamment et sans culture dans les vallées humides comme au bord des cours d’eau. Elle est encore aujourd’hui récoltée, travaillée et blanchie au soleil par les Malgaches qui en font un important commerce et la vendent aux représentants d’un certain nombre de maisons françaises ; celles-ci l’exportent, pour le compte de divers chapeliers de la métropole auxquels elle convient d’une façon parfaite, à cause de sa solidité, de sa très grande finesse et de la facilité avec laquelle on peut lui faire subir toutes les mises en forme qu’exigent les variations incessantes de la mode féminine.
Il y a de cela une dizaine d’années, un colon français, M. Boujassy, eut l’idée d’étudier la création d’ateliers spéciaux utilisant la main-d’œuvre indigène et produisant des tresses de paille fine pour la chapellerie. Les résultats satisfaisants qu’il obtint dès les débuts de son entreprise l’engagèrent à étendre sa fabrication ; il fit confectionner d’abord des chapeaux sur les lieux mêmes de production, puis s’attacha à usiner en même temps plusieurs sortes de pailles possédant les qualités de finesse, de résistance et de flexibilité qui recommandent l’Ahibano à l’attention dés spécialistes. Il arriva ainsi à utiliser toute une série de tiges différentes, dont chacune possède des propriétés spéciales.
La paille « Tsindrodroto » a des brins courts, de couleur dorée et d’aspect brillant : elle est surtout récoltée dans la région méridionale de l’île et se trouve en grande abondance sur les confins des hauts plateaux. Elle pousse en février, pour arriver à maturité en avril et mai : elle est coupée à ce moment, séchée et lissée par les indigènes, puis travaillée par eux suivant les indications que leur donnent les contre-maîtres européens et les chefs d’atelier dressés à leur école.
La paille « Penjy » est surtout récoltée dans l’Imerina : elle est d’un vert foncé virant au marron après exposition au soleil ; quand on en refend les brins dans le sens de leur longueur, ’on obtient, grâce à la partie intérieure de la tige qui est d’un blanc ivoirin, des pailles bicolores, avec lesquelles il est facile de produire des effets décoratifs curieux. C’est avec la Penjy que sont faits ces chapeaux de bains de mer pour enfants et fillettes auxquels leurs couleurs, d’un beau panaché vert et blanc, valent un certain succès d’originalité.
L’ « Arefo » est spéciale à la région du Betsileo : on la récolté d’Ambositra à Fianarantsoa et jusqu’à Mananjari. Elle est de couleur verte, mais d’aspect assez grossier et d’une qualité inférieure qui limite son emploi la fabrication des chapeaux à bon marché que portent les indigènes pauvres. Cependant, on commence à en exporter en Europe et en Amérique des quantités assez considérables, et les manufacturiers s’en servent pour fabriquer les formes » ordinaires, vendues par les modistes à façon et lés magasins de nouveauté.
Enfin, la chapellerie malgache se sert encore de deux sortes de fibres, la « Bao » et la « Manarana ». La première, d’un blanc laiteux à reflets argentés, est extraite du raphia qui croît en abondance sur les côtes Est et Ouest ; mélangée en proportions convenables à l’Ahibano, elle donne des chapeaux extrêmement légers et néanmoins très solides. Quant à la Manarana, qui est de couleur jaunâtre, elle possède dés qualités de souplesse, d’élasticité et de résistance si remarquables qu’on l’emploie pour faire des coiffures susceptibles d’être roulées, froissées et mises en poche sans se déchirer ni se casser aux plis. Les chapeaux de Manarana ont fait leur apparition en France et en Angleterre au début du printemps de 1906 ; ils ont rapidement conquis auprès du public, sous le nom de a Panamas malgaches » une faveur qu’expliquent à la fois leurs qualités intrinsèques et leur prix de vente modéré.
Les ateliers où sont mises en œuvre ces diverses sortes de pailles et de fibres sont répartis dans . un grand nombre de centres ruraux et emploient des femmes dans la proportion moyenne de 75 à 80 pour 100. Au point de vue économique, ils peuvent être distingués en deux catégories. Les premiers ont à leur tête des contremaîtres européens, et le personnel ouvrier qu’ils occupent est salarié à la journée ; ils se bornent à exécuter les commandes directes des négociants exportateurs, et à travailler, sur leurs indications, une matière première qu’ils leur fournissent.
Les seconds, au contraire, sont constitués par la réunion d’un certain nombre d’associés dont le chef, généralement sorti d’un atelier patronal, a dirigé l’instruction professionnelle. : ils achètent en commun, ou parfois récoltent et préparent eux-mêmes. la paille et la fibre dont ils ont besoin, puis fabriquent, en copiant les modèles qui leur sont remis au fur et à mesure des changements de Rome ou d’aspect imposés par la mode ; ils vendent aux représentants locaux des négociants européens et s’efforcent d’obtenir, par de longs marchandages, un prix aussi rémunérateur que possible. Ces ateliers sont, en somme, de véritables coopératives de production et de vente, tandis que les premiers sont simple-. ment des manufactures.
La population malgache, généralement d’une indolence profonde, et rebelle à toute autre occupation que le travail au jour le jour, s’est rapidement adaptée à la besogne industrielle que lui offraient les chapelleries. Assurés du lendemain, les ouvriers des deux sexes s’intéressent maintenant à elle ; ils obtiennent des résultats tout à fait remarquables, grâce aux qualités très réelles d’habileté et d’adresse manuelles qui les caractérisent.
En 1908, il a été exporté de Madagascar 80 000 chapeaux de paille et près de 220 000 en 1942. Les commerçants européens qui les ont achetés, séduits par leur souplesse et par leur a fini », paraissent de plus en plus disposés à assurer dans l’avenir d’importants débouchés à la chapellerie malgache. Nous payons annuellement pour les Panamas un tribut fort lourd aux Républiques sud-américaines, ainsi qu’aux usines rhénanes qui Inondent’ nos marchés de a Panamas » grossièrement imités et tressés avec des brins de jonc habilement refendus. Il serait désirable que la plus grosse part de ce tribut allât à ceux de nos compatriotes qui ont su, par leur intelligence, leur travail et leur énergie, créer une. industrie nouvelle dans le pays neuf où ils sont allés se fixer.