Coup d’œil sur les épidémies

Alfred Grimaud, Le musée des sciences — 5 et 12 novembre 1856
Samedi 21 mars 2020

Le mot épidémie est un de ceux qui sonnent mal aux oreilles. Il rappelle, en effet, la série de misères, de souffrances auxquelles a été exposée de tout temps la pauvre espèce humaine, et semble une injure adressée au siècle actuel ,dont le développement des sciences, dans leur application au bien-être social, constitue le plus glorieux apanage.

Aussi est-ce bien moins pour jeter un coup-d’œil sur les épidémies modernes, que pour faire connaître les phases diverses qu’elles ont suivies dans notre pays principalement, et pour constater les progrès, de l’hygiène publique à leur égard, que nous allons présenter les considérations suivantes.

Commençons par donner la définition du mot épidémie, et prenons celle de Nysten, qui, de toutes, est la plus précise : « C’est, dit-il, une maladie qui attaque, dans le même temps et dans le même lieu, un grand nombre de personnes à la fois, et qui dépend d’une cause commune et générale survenue accidentellement. »

Ainsi la fièvre typhoïde, le choléra sont des épidémies, parce qu’ils ne surviennent que dans des circonstances données, frappant, dans le même lieu et à la fois, un grand nombre de victimes.

On nomme, au contraire, endémies, des affections dues à des causes locales, et dont l’action s’exerce d’une manière permanente ; telles sont, chez nous, la scrofule, la phthisie pulmonaire, la fièvre intermittente.

Ceci posé, voyons ce qu’étaient les épidémies dans les siècles passés.

Lorsqu’on lit les auteurs anciens, on est effrayé du tableau qu’ils nous tracent des désastres produits de leur temps par les maladies épidémiques ; et tout le monde sait, pour ne pas remonter plus haut, que, du vivant d’Hippocrate, la peste faisait un tel vide dans l’Orient, qu’Artaxerce Longuemain voulut, à prix d’or, enlever aux Athéniens le demi-dieu qui éloignait le fléau de leur ville.

Bien qu’on ait confondu, jusqu’en 709 après J-C, sous le nom générique de peste, toutes les épidémies qui sévissaient sur les populations, les descriptions qui nous en ont été transmises dénoncent un rapport constant et fatal entre la guerre, la famine et la peste, qui en était le corollaire inévitable. « On ne peut aujourd’hui, nous dit Chateaubriand dans ses Études historiques, se faire qu’une faible idée du spectacle que présentait le monde romain, après les incursions des Barbares ; le tiers, peut-être la moitié de la population de l’Europe, d’une partie de l’Afrique et de l’Asie, fut moissonné par la guerre, la peste et la famine. »

Après que les Goths eurent successivement saccagé le Pont, l’Asie Mineure et la Grèce, une peste horrible parcourut tous ces pays pendant quinze ans. Cinq mille personnes mouraient dans un jour. « On reconnut, dit Eusebe, par le registre des citoyens qui recevaient une rétribution de blé à Alexandrie, que cette cité avait perdu la moitié de ses habitants."

Les Vandales, au dire de saint Victor, avaient inventé un nouveau moyen de détruire les populations que le temps ne leur permettait pas de massacrer entièrement. Ils laissaient se putréfier aux rayons du soleil brûlant de l’Afrique les cadavres innombrables de leurs victimes, et, par un raffinement de cruauté qui a rendu leur nom célèbre, ils confiaient aux courants atmosphériques le soin de leur vengeance.

À la suite de ces effroyables dévastations, l’Europe était devenue presque déserte, et la misère affreuse à voir. Celle de la Grande-Bretagne se trouve peinte dans ces mots d’une loi gallique : « Aucune compensation, dit cette loi, ne sera reçue pour le larcin du lait d’une jument, d’une chienne, ou d’une chatte."

Peu à peu cependant, et à mesure que les Barbares s’implantaient dans ce sol qu’ils avaient si longtemps tourmenté par le fer et le feu. L’humanité commençait à respirer et l’Europe se repeuplait. À dater de ce moment, les épidémies sont mieux décrites.

Dès 540, la peste se montrait pour la première fois en France et y sévissait avec une violence inouïe. Au siècle suivant, la lèpre nous est signalée comme ayant été importée par les Sarrasins. Après un règne assez court, elle s’éloigna pour revenir ensuite rapportée par les croisés de la Terre Sainte. Les progrès de l’hygiène publique la firent disparaître insensiblement ; la Provence fut son dernier asile, jusqu’au XVIIIe siècle.

Après l’invasion des Normands, en 945, on vit s’étendre sur Paris et ses environs une affreuse maladie qui, sous le nom de feu sacré, de mal des ardents, pénétra en Écosse, en Allemagne, en Italie ; elle paraît avoir eu la plus grande analogie, sinon une identité parfaite, avec l’ergotisme.

En 1345, nouvelle et épouvantable épidémie de peste, décrite par Boccace, qui en fut témoin. Elle envahit l’Italie, et Florence en particulier, à laquelle elle enleva 96 000 habitants. De là, jusqu’en 1349, elle désola notre malheureuse France. Paris perdit 80 000 âmes, Lyon 45 000, Avignon 30 000, Strasbourg 26 000, Marseille l6 000. Quel désastre, quand on compare ce qu’était alors la population de ces villes avec ce qu’elle est aujourd’hui ! Paris ne possédait guère que 200 000 âmes. Cette épidémie fut distinguée des autres par le nom de peste noire. Quelques auteurs ont voulu y reconnaître le choléra ; mais elle paraît en avoir différé par la gangrène qui envahissait les poumons des pestiférés.

L’identité semble plus probable pour le trousse-galant, ainsi nommé à cause de la rapidité avec laquelle il enlevait les malades, et qui ravagea la France de 1411 à 1445 ; cependant cette identité n’est pas démontrée complètement.

Le typhus, si célèbre dans nos annales, et qui paraît avoir régné de tout temps, fut surtout terrible au XVIIe siècle. Depuis lors, il a semblé s’acclimater parmi nous, et il sévit principalement dans les camps, où l’encombrement et le mauvais air lui permettent de se développer sous la forme épidémique et contagieuse.

Enfin la variole ou petite vérole, qui se montra pour la première fois en France en même temps que la peste, et qui la ravagea à tant de reprises différentes, doit être comptée, comme le typhus, au nombre des fléaux dont nous n’avons pu entièrement triompher ; et cependant, depuis le bienfait de la vaccine, quelle différence dans le chiffre de la mortalité ! L’épidémie de 1759, à Berlin, enleva les trois quarts des enfants, et, d’après les calculs les mieux faits, elle fauchait environ le dixième de l’espèce humaine. On peut, au reste, se faire une idée de la terreur qu’elle inspirait par l’enthousiasme qui accueillit l’inoculation si dangereuse, et qui pourtant se généralisa si rapidement au siècle dernier.

Nous n’insisterons pas sur quelques autres épidémies qui, comme la dysenterie, l’ophtalmie, les affections catarrhales, sévirent bon nombre de fois ; la liste en serait peut-être fastidieuse ; nous nous contenterons d’avoir cité les principales.

Après ce coup-d’œil jeté sur l’ordre d’apparition des principales épidémies, examinons le plus brièvement possible si l’influence de la civilisation, de l’aisance sociale, due aux progrès des arts et des sciences modernes, a été étrangère au ralentissement de la fureur des épidémies qui se manifestent de nos jours, puis nous dirons quelques mots du génie épidémique dans le siècle actuel.

La guerre, la famine, la peste, se suivaient de si près dans les premiers temps de l’ère chrétienne, comme dans les siècles qui la précédèrent, qu’il est impossible de ne pas apercevoir leur lien réciproque. Attila disait hautement que la où le pied de son cheval avait passé, l’herbe cessait de croître ; et quand les Barbares s’étaient rués sur le midi de l’Europe, semblables à des avalanches, le sol de l’Italie et de la Grèce était pour de longues années condamné à la stérilité. Or, les recherches modernes ont démontré jusqu’à l’évidence qu’une nourriture insuffisante et malsaine, la misère avec toutes les privations qu’elle enfante, et le défaut de propreté, traînent à leur suite des maladies de toute espèce qui se propagent avec d’autant plus d’intensité qu’elles trouvent dans un milieu infecté toutes les conditions de leur développement. Ainsi en était-il jadis pour la peste, inconnue dans notre belle France depuis 1720, mais dont nous pouvons encore contempler la hideuse physionomie dans l’Orient , où le dédain des lois les plus élémentaires de l’hygiène publique, l’incurie des gouvernements et la paresse naturelle aux habitants des climats chauds ont laissé se perpétuer cet horrible fléau. Quant à la fâcheuse influence qu’exerce sur la santé une nourriture malsaine, elle est assez prouvée par les épidémies décrites sous le nom d’ergotisme dans les provinces de l’Artois et de la Sologne, où l’on se nourrissait, dans les années malheureuses, de seigle ergoté. Cette affection que l’on croit identique avec le mal des ardents, ne se montra jamais avec plus d’intensité que quand la France avait été mise à feu et à sang par les invasions des Normands, plus tard par celles des Anglais, et enfin après nos malheureuses discordes civiles.

Au moyen âge, l’équilibre social n’avait encore que peu de stabilité ; la guerre, avec toutes ses horreurs, était l’état normal des nations ; aussi les maladies épidémiques reprirent-elles de l’activité.

Ce ne fut qu’un peu tardivement que l’on commença à sentir et à apprécier les moyens de préservation que l’hygiène met dans nos mains. De 1184 date la première ordonnance concernant le pavage des rues ; elle est due à Philippe Auguste qui voulut remédier en partie aux déplorables effets produits par la fétidité des boues. Mais les ordures continuèrent à encombrer la voie publique jusqu’en 1348, où nous trouvons une ordonnance du prévôt de Paris qui prononce pour la première fois des amendes contre ceux qui laisseraient les immondices s’accumuler devant leurs maisons. Malgré tous ces édits, la place Maubert, à la fin du XIVe siècle, était tellement infectée que les marchands cessèrent de s’y rendre parce que des maladies pestilentielles décimaient les quartiers voisins. Aussi fallut-il en venir a l’institution de voituriers chargés de transporter les ordures à Montfaucon. Depuis lors, divers édits complétèrent et régularisèrent cette salutaire mesure.

Une autre et puissante cause d’infection consistait dans l’inhumation des cadavres au sein même des villes et dans les églises. Bien qu’on eût de bonne heure senti les inconvénients qu’entraînait cet état de choses, et que de nombreux conciles, depuis celui d’Auxerre en 585 jusqu’à celui de Bordeaux en 1684 eussent tous formulé la défense des sépultures héréditaire ; dans les vestibules et jusque dans le chœur des édifices consacrés au culte, cet abus subsista pendant bien des siècles, entretenu par l’orgueil des grands, la tolérance du clergé et la ferveur peu éclairée des fidèles. Quant aux cimetières, l’extension sans cesse croissante des villes était telle qu’ils avaient fini par se trouver compris dans leur enceinte, et il faut arriver jusqu’en 1761 pour trouver un célèbre arrêt de la cour du parlement qui ordonne l’exhumation des anciens cimetières, avec défense expresse qu’aucune inhumation y fût faite à l’avenir.

Thomas Short a établi que jusqu’à 1750, les années épidémiques étaient aux autres comme 2 est à 11 , et selon lui les grandes villes étaient rarement exemptes d’épidémies contagieuses, petite vérole, rougeole, fièvres intermittentes. Nous sommes ainsi naturellement amenés à la comparaison de notre état actuel avec celui des âges précédents.

Sans doute la somme des calamités publiques est encore grande de nos jours, et s’il est au pouvoir de l’homme de limiter les ravages qu’exerce sur son espèce le nombreux cortège de maux dont nous avons indiqué les principales invasions, il faut aussi reconnaître que ce pouvoir est borné. Toutefois, le champ des investigations du génie est encore d’une immense étendue, et ajoutons qu’il a été déjà parcouru d’une manière glorieuse. Nous avons parlé de la peste qui régna épidémiquement pendant tout le moyen âge et du vide qu’elle faisait dans tous les rangs ; ce vide était tel en 1465 et 1467 que Louis XI rendit une ordonnance par laquelle il absolvait de tous crimes et meurtres antérieurs à sa publication, tout homme, à quelque condition qu’il appartînt, qui viendrait habiter Paris. Ces désastres sont maintenant du domaine de l’histoire.

Il en est de même des gangrènes spontanées et de la lèpre, qui ne disparurent que vers le XVe siècle.

Le mal des ardents a cessé depuis que le bien-être s’est répandu dans les campagnes.

Le scorbut, jadis l’effroi des navigateurs, leur est aujourd’hui à peu près inconnu.

La scrofule, dont on réservait la guérison aux rois de France (guérison qui se faisait attendre souvent, comme bien on pense), fait partie des conquêtes de l’art médical.

Les fièvres intermittentes cèdent tous les jours du terrain devant l’opiniâtre persévérance de l’homme qui a desséché des marais dans une grande partie de l’Europe, et rendu habitables des pays autrefois déserts.

La petite vérole elle-même, qui a moissonné tant de millions de créatures humaines, n’offre plus qu’une pâle image de ce qu’elle était anciennement, et si elle frappe encore tant de victimes, il ne faut s’en prendre qu’à des préjugés persistants.

Enfin, et pour tout dire en un mot, la mortalité annuelle de Paris en 1313 était de 1 sur 20, tandis qu’en 1830 elle n’était que de 1 sur 32, et la durée de la vie moyenne, qui en 1815 était de 27 ans, est aujourd’hui de 33. "

Cependant le XIXe siècle a, lui aussi, payé son tribut aux épidémies, et sans parler de la grippe, de la fièvre typhoïde, le choléra, à supposer qu’il n’eût pas déjà visité la France sous le nom de trousse-galant, s’est montré le digne successeur de la peste. Quand nous aborderons la question étiologique des épidémies, nous ferons connaître ce à quoi ont abouti les recherches des savants à cet égard ; mais ce qu’on peut dire dès maintenant, c’est que ce fléau doit probablement son apparition au milieu de nous au concours de circonstances qui nous a valu, depuis un certain nombre d’années, des maladies jusqu’alors ignorées chez les végétaux, avec une plus grande extension des maladies typhoïdiques, et tout cela coïncidant avec un dérangement dans les saisons, des secousses de tremblements de terre plus fortes et plus fréquentes dans les diverses parties du globe. Il y a certainement entre tous ces phénomènes une relation qu’il est difficile de saisir, mais dont il est impossible de nier l’existence.

Dr ALFRED GRIMAUD

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