Climat et végétation du Groenland

La Revue Scientifique de la France et de l’étranger, 12 février 1876
Vendredi 27 décembre 2019

Le pôle Nord continue à fixer l’attention des géographes plus que les autres parties encore inexplorées de la terre. Après les découvertes des Américains et des Autrichiens dans le nord du Groenland et de Novaja Somlja, l’Angleterre, la Suède et les États-Unis ont organisé trois nouvelles expéditions, tandis que les promoteurs des dernières missions allemandes viennent de se constituer à Brame en comité permanent pour les explorations polaires. Dans le courant du mois de juin, les nouvelles expéditions suédoise et anglaise doivent prendre la mer, et le comité organisateur de l’expédition projetée aux États-Unis est en voie de réunir une somme de 1 million et demi de dollars pour l’exécution de ses plans. L’expédition suédoise, sous la direction du professeur Nordenskiöld, l’explorateur des îles Spitzbergen et des glaciers du Groenland occidental, doit se rendre à l’extrémité nord de Novaja-Simlja, où elle se partagera en deux sections, dont l’une s’avancera dans les mers inexplorées du nord-est, et l’autre du enté des bouches de l’Ieniséi et de l’Obi, afin de revenir en Europe par terre. L’expédition anglaise, au contraire, doit s’engager dans les mers et les détroits au nord du canal de Smyth où Hall a trouvé des eaux libres au delà de 72 degrés de latitude. Elle emmène deux navires à vapeurs, l’Alert et la Discovery, avec trente-cinq tonneaux et parfaitement équipés pour une campagne de trois années au moins. Placée sous le commandement du capitaine Nares et du commandant Markham, qui ont tous navigué déjà dans les mers polaires, elle emmène un état-major de vingt-trois officiers représentant toutes les branches de la science. Un autre marin anglais, le capitaine Allen Young, compagnon de Mac Clintock dans les contrées polaires en 1858, doit suivre aussi l’expédition anglaise sur un navire équipé à ses propres frais avec le concours de lady Franklin et d’un journal de New-York. En France, nous admirons l’émulation des nations étrangères pour ces explorations nouvelles, et nous enregistrons leurs découvertes sans trouver les moyens de marcher vers le pôle.

Récemment réorganisé en institution permanente, le comité de Brème pour les explorations polaires vient de terminer la publication de la relation et des résultats scientifiques de la seconde expédition allemande dans les mers glaciales. Cette expédition, dont nous avons esquissé l’histoire dans la Revue du 22 mars 1873, p. 929, a fait des observations d’un grand intérêt sur la géographie physique et l’histoire naturelle du Groenland oriental. La relation officielle publiée sous la direction du comité de Brème (Die zweite deutsch Nordpolfarht in den Jahren, 1869 und 1870, Leipzig, librairie Brockhaus, 1874), se compose de deux forts volumes, le premier consacré à l’historique du voyage et aux questions purement géographiques ; le second aux études scientifiques spéciales : botanique, zoologie, géologie, météorologie, hydrographie, astronomie, géodésie, magnétisme terrestre. Ces différents mémoires n’ont pas seulement été rédigés par les membres de l’expédition, mais un grand nombre de savants y ont contribué pour une large part en étudiant les matériaux rapportés par l’expédition. Nous citerons notamment, pour ce qui touche aux collections d’histoire naturelle, les études géologiques de M. de Hashztitter ; les analyses de roches et de minéraux du professeur Bauer ; les études sur les empreintes végétales du professeur Heer ; les mémoires de botanique de MM. Buchenan , Focké, Muller, Körbw, Zeller, Bonarden, Fuckel, Krauss ; les mémoires de M. Peters sur les mammifères et les poissons, de M. Finsch sur les oiseaux, de M. Möbius sur les mollusques, de M. Buchholz sur les crustacés, de M. Kach sur les arachnides, de MM. Gustäcker et Panzeh sur les hyménoptères, de M. Kuchenpann sur les hydroïdes et les bryozoaires, de MM. Schmidt et Heckel sur les spongiaires, de M. Ehrenberg sur les infusoires. Devant soumettre à la Société de géographie un rapport sur l’ensemble des résultats scientifiques de l’expédition, nous nous bornerons ici à quelques considérations sur la végétation du Groenland dans ses relations avec le climat.

Avant l’expédition allemande nous connaissions fort peu la végétation du Groenland oriental. Tout ce que nous en savions nous venait des collections du général Sabine et de Scoresby, étudiées par Hooker qui y trouva 61 espèces de plantes vasculaires. Le docteur Pantsch et M. Copeland se sont occupés d’une manière très active de la flore de cette région, et en ont rapporté en 1870 des collections très complètes et fort bien préparées, non-seulement de plantes vasculaires, mais aussi d’algues, de mousses et de champignons, Les plantes vasculaires sont au nombre de 89 espèces parfaitement déterminées ; les mousses de 71 espèces ; les lichens de 52 espèces ; les algues de 17 espèces ; les champignons de 18 espèces, dont 13 endophytes, soit en tout 242 espèces. C’est beaucoup pour une contrée aussi froide, aussi rapprochée du pôle comme le Groenland, dont la plus grande partie est recouverte par d’immenses glaciers. L’étude de cette flore nous offre un intérêt d’autant plus considérable qu’elle nous donne une idée de la végétation, ou du moins des principales conditions de la végétation des Alpes, des Pyrénées et des Vosges pendant l’époque glaciaire. Nous disons des conditions principales parce que le Groenland, à cause de son rapprochement du pôle, a toujours eu un climat différent du nôtre par la répartition du jour et de la nuit.

Grâce à la présence continue ou prolongée au-dessus de l’horizon pendant l’été, les neiges fondent vite et disparaissent pendant plus de trois mois dans les vallées de l’intérieur. La neige et la glace persistent seulement dans les régions supérieures, sur les versants mal exposés, au fond des gorges. Dès le mois de juin une grande partie de la neige a disparu. Presque toute cette neige tombe pendant de violentes tempêtes venues du nord. Au lieu de recouvrir le sol uniformément, elle s’accumule sous forme d’ondes plus ou moins étendues déterminées par la configuration du terrain. Même celle qui tombe pendant un temps calme est balayée par les vents, disparaît par places, s’amasse sur d’autres, mélangée de terre et de sable enlevés à la surface du sol par les tempêtes. Ainsi s’explique comment l’expédition allemande vit une seule fois, à la fin de juin, un paysage entièrement blanc de neige et encore, cette fois, la neige ne resta que deux jours. Non seulement pendant l’été, mais en hiver même les pentes rapides et les lieux ouverts demeurent complètement libres, de manière que le renne et le bœuf musqué trouvent sans peine leur nourriture pendant la mauvaise saison. De même que dans nos contrées la neige fond au printemps sur les toits qui s’échauffent sous l’action directe des rayons solaires, bien avant l’élévation générale de la température atmosphérique, de même le sol des régions polaires s’échauffe après la fonte. La transparence et la sécheresse de l’air au printemps hâtent beaucoup la disparition de la neige dont le sol se débarrasse dès le mois d’avril. La présence continue du soleil au-dessus de l’horizon augmente d’une manière étonnante l’emmagasinement de la chaleur dans le sol rocheux de couleur foncée.

Selon les rapports de M. Pantsch et les observations régulières de l’expédition, la température de l’air reste au dessous de 0° à l’île Sabine et sur la côte du Groenland jusque vers la fin de mai. Toutefois, dès cette époque, la température du sol marque plusieurs degrés à quelques pouces de profondeur. Chez nous, la terre se refroidit pendant la nuit au point que la vapeur d’eau en suspension dans l’air se condense en rosée à la surface des pierres. Dans les contrées polaires, la température de l’air diminue peu le soir au milieu de l’été. Les Esquimaux ne connaissent guère mieux la rosée que les habitants des tropiques la neige. Si, dans le courant de l’été, le soleil souvent voilé par des brumes ou des nuages modère un peu l’échauffement du sol, le rayonnement diminue aussi. Le sol dégèle à un et un pied et demi de profondeur. Il possède une température suffisante pour stimuler énergiquement les racines des plantes. Même quand les courants atmosphériques se refroidissent, l’air à la surface du sol conserve sous l’influence du rayonnement terrestre et de la présence continue du soleil au-dessus de l’horizon une température relativement chaude. L’échauffement du sol est si considérable que, pendant le jour, par suite des courants d’air chaud qui s’élèvent, l’atmosphère est en mouvement et se trouve agitée, de manière que toutes les mesures trigonométriques exactes doivent être faites la nuit, la pointe des cimes aiguës présentant à l’œil des contours vagues par moments. Naturellement l’air tiède ascendant suit les flancs des montagnes jusqu’à leurs cimes les plus élevées, Où les rayons plus directs du soleil l’échauffent encore davantage. Comme pendant les brouillards, dans les régions basses, les sommets émergent toujours ; on comprend comment sur les montagnes, à 1000 mètres d’altitude, la végétation peut être la même que celle de la plaine. Il n’y a donc pas ici des étages ou des limites de végétation comme sur nos montagnes de France. On trouve sur les sommets des montagnes inférieures du Groenland les saxifrages, les silènes, les dryas avec un plus beau développement que dans la plaine. À plus de 2000 mètres d’altitude viennent encore de belles touffes de mousses longues de plusieurs pouces.

Il y a une complète différence entre l’action de l’été polaire et de ses journées et ce que nous en connaissons dans les régions glacées des Alpes. Dans les Alpes, chaque jour présente ses alternatives de froid et de chaleur, de nuit et de lumière avec de brusques variations. Au pôle et dans son voisinage, ces changements diurnes de lumière et de ténèbres, de froid et de chaleur n’existent pas, chacun de ces facteurs opposés règne pendant une partie de l’année, et au lieu de se manifester brusquement, avec force, les changements sont graduels. La température de l’été du Groenland, quoique modérée, mais régulière et persistante, suffit pour développer, pendant la courte durée du dégel, une végétation vigoureuse. Elle permet aux plantes indigènes de porter des racines pivotantes à un pied de profondeur, et d’élever leurs rameaux à un pied au-dessus de la surface, de pousser de larges feuilles, de donner aux fleurs des couleurs vives, de mûrir leurs semences. Non-seulement la répartition de la chaleur, mais aussi l’humidité, présentent dans le climat du Groenland un caractère différent de ce que nous voyons autour de nous. Pendant l’été, les précipitations atmosphériques sont rares, et les plantes vivent presque uniquement de l’humidité du sol. L’eau produite par la fonte des neiges sur les flancs des montagnes s’épanche sur de vastes surfaces, également répartie partout, sans former de ruisseaux, car le sol gelé constamment à faible distance de la surface ne lui permet pas de pénétrer à une grande profondeur ni de s’accumuler. Alors la terre se change en une masse boueuse où l’on enfonce jusqu’aux genoux. Un grand nombre de plantes réussissent à merveille dans ce milieu et recouvrent ainsi des étendues considérables. Quand de véritables courants d’eau peuvent se former, leurs rives sont ordinairement nues, parce que lors des crues du printemps les torrents grossis balayent les bords, enlevant la terre végétale et les plantes qui ont commencé à se développer. Certains points élevés tout à fait arides sont sans aucune végétation, ou ne montrent que de distance en distance quelques herbes, quelques plantes de silène ou des touffes de lychnis. On s’étonne de voir la végétation souffrir dans cette région des neiges, non pas de froid et d’humidité, mais de la sécheresse et de la chaleur. Rien de surprenant que dans de pareilles conditions les mousses et les lichens soient rares.

Dans les vallées de l’intérieur, où la chaleur est plus considérable, la végétation se montre bien plus belle que sur les côtes. Elles offrent de vastes étendues de verdure où paissent des troupeaux de rennes et de bœufs musqués, non seulement au pied des montagnes, mais encore sur leurs pentes à plus de mille pieds d’élévation. L’épais gazon s’émaille de pissenlits jaunes, de belles graminées à haute tige, d’andromèdes qui viennent à côté de myrtilles comme celles des Vosges. Au fond des crevasses humides viennent des fougères et l’oseille à large limbe, tandis que la campanule bleue s’épanouit sur les haldes exposées au soleil, à côté de la tendre pyrole aux jolies fleurs blanches. L’Epilobium aux magnifiques fleurs d’un rouge brillant vient dans le gravier des rivières. Entre les rochers vous trouvez encore en abondance le Polemonium, avec ses grandes fleurs d’un bleu pâle et ses touffes de feuilles odorantes. Toutes ces plantes, dont l’aspect rappelle nos climats, apparaissent comme des étrangères au milieu de la nature arctique. Des buissons de bouleaux de petite taille, mais très vigoureux, dont les fruits mûrissent chaque année, couvrent les flancs de certaines montagnes et leur donnent de loin une teinte caractéristique. Les touffes de myrtilles qui croissent entre les buissons donnent des fruits d’une douceur exceptionnelle. La rose des Alpes, le rhododendron, se montre à son tour plus rare, mais non pas moins agréable que sur nos hautes montagnes de France. Ainsi la flore de l’intérieur du Groenland, protégée en hiver par la neige contre un froid intense, stimulée pendant son court été par la permanence de la lumière et par la chaleur que le sol lui communique constamment, ainsi cette végétation s’épanouit avec une beauté inattendue pour les contrées du pôle et mûrit chaque année ses fruits.

Avec une pareille végétation, la faune ne peut manquer d’animaux herbivores. Tout d’abord nous y voyons le renne et le lièvre blanc, indigènes dans toute la zone polaire. Outre les troupeaux de rennes, l’expédition allemande a rencontré d’autres troupeaux de bœufs musqués au long poil et au corps trapu, déjà signalés par les marins anglais et américains dans les îles de l’Amérique arctique. Il y a aussi le lemming, qui recherche les racines ; puis, parmi les carnassiers, l’hermine et le renard. Plusieurs espèces d’oies et de canards, le charmant lagopède, le merle des neiges, dont le chant joyeux résonne léger au milieu des frimas du printemps, le pluvier et le vanneau marin animent les pâturages, les champs de neige ou les dépressions du rivage, pendant que le faucon et le hibou les guettent du haut des airs. Ajoutez ensuite la multitude des oiseaux marins, dont la nourriture sur les côtes est plus abondante que celle des oiseaux terrestres, l’eider, la mouette, le plongeur, l’hirondelle de mer et bien d’autres espèces vivant à côté de l’ours blanc, du morse, des phoques.

C’est l’éloignement plus ou moins considérable du cordon de glace du littoral qui paraît exercer l’influence prépondérante sur la distribution des plantes du Groenland oriental. Autrement la riche végétation de l’intérieur observée surtout dans le fjord de François-Joseph ne s’expliquerait pas. Les glaces de la mer exercent sur les côtes une action réfrigérante, tandis que l’absorption considérable de chaleur à la surface du sol stimule la vie des plantes. Les conditions climatériques se montrent d’autant plus avantageuses en été pour les diverses stations que la surface dépourvue de neige est plus grande, que la lisière des glaces marines extérieure est plus éloignée. L’influence défavorable du voisinage des mers sur la végétation de la zone polaire se manifeste partout dans la limite extrême des arbres. En Sibérie, malgré une température moyenne de -15°C, la limite des arbres sur les bords de la Lena et de la Chatanga s’élève à 72 degrés et demi de latitude, tandis que l’Islande, au climat beaucoup plus doux, sous la latitude de 65 degrés et avec l’isotherme de + 1 degré, ne présente déjà plus de forêts. Même à son extrémité méridionale, par 60 degrés de latitude, le Groenland montre à peine des traces de végétation arborescente. Le nombre des espèces ligneuses signalées par l’expédition allemande est de neuf : Dryas octopetala, Vaccinum uliginosum, Aretostaphylos alpina, Rhododendron lapponicum, Ledum palustre, Andromeda tetragona, Empetrum nigrum, Salix arctica, Betula nana.

Un examen attentif de la flore du Groenland nous indique dans cette flore la végétation de l’époque glaciaire. Nombre d’espèces se retrouvent dans les Alpes et au sommet des Vosges, Aucune de ces espèces n’est exclusivement propre au Groenland. Cela revient à dire, selon l’expression de MM. Buchenan et Focke, que toutes les espèces végétales de l’époque préglaciaire qui se sont conservées au Groenland pendant l’époque glaciaire se sont également maintenues sur un point quelconque de l’Europe, de l’Asie ou de l’Amérique. La plupart des plantes groenlandaises se montrent également en Europe et en Amérique. Par conséquent, ces espèces ont pu se retirer au début de l’époque glaciaire du pôle au Groenland aussi bien que sur les deux continents voisins. D’un autre côté, il y a au Groenland bien plus d’espèces européennes qui manquent en Amérique que d’espèces américaines absentes de l’Europe. Cela ne semble-t-il pas indiquer que les végétaux polaires antérieurs à l’époque glaciaire ont trouvé plus de facilité pour se retirer en Europe et au Groenland qu’au Groenland et en Amérique. Malgré sa position géographique, le Groenland se rapproche surtout de l’Europe par le caractère de su végétation, car nous n’y voyons que six espèces américaines non encore signalées en Europe ou en Asie. Dans nos communications à la Société de géographie, nous espérons pouvoir développer cette question avec plus de détails.

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