L’absinthe : Histoire - Fabrication - Traitement

A.-M. Villon, La Nature, N°1105 - 4 aout 1894
Samedi 28 février 2009 — Dernier ajout dimanche 17 mars 2024

A.-M. Villon, La Nature, N°1105 - 4 aout 1894

Historique.

Le premier nom donné à cette liqueur fut celui d’Élixir d’absinthe. C’était, alors, une préparation pharmaceutique fort employée contre les embarras gastriques, contre les troubles du tube digestif et les affections de la vessie. D’après un livre ancien datant de près d’un siècle, l’invention de l’extrait d’absinthe serait due à un médecin du nom d’Ordinaire.

D’après une légende, le produit aurait été découvert par les moines de l’abbaye de Saint-Benoît (Montbenoit) ; il se pourrait fort bien que ce soit de ces derniers que le Dr Ordinaire tînt le secret de la préparation de cette liqueur ; car, chassé de France pour des raisons politiques, il s’établit à Couvet (Suisse) où il exerça la profession de médecin et celle de pharmacien, qui lui permit de travailler à son élixir. Il mourut, laissant son secret à sa servante ; celle-ci le vendit aux filles du lieutenant Henriot, qui fabriquèrent alors l’extrait d’absinthe en lui donnant une extension assez grande pour une découverte aussi récente.

Peu de temps après, en 1805, Henri-Louis Pernod fonda, à Couvet, une usine qui fournissait 16 litres d’absinthe par jour ; puis, comme les droits d’entrée en France étaient très élevés, il vint monter, à Pontarlier, une seconde distillerie d’absinthe ayant la même production que celle de Couvet. En 1855, la distillerie de Pontarlier fabriquait 450 litres par jour ; elle est, aujourd’hui, la propriété d’une Société qui en fabrique plusieurs milliers de litres par jour. D’autres distilleries, du même genre, se sont montées en France, en Suisse et en Allemagne, et produisent des quantités énormes de cette liqueur.

Composition

Les plantes qui forment la base de l’absinthe sont : la grande absinthe, la petite absinthe, l’anis et l’hysope. Certains fabricants, pour obtenir une marque spéciale, soit pour donner à l’absinthe des propriétés particulières, ajoutent aux matières ci-dessus, de l’anis étoilé, de la mélisse, de la menthe, de l’iris, de la coriandre, du benjoin, de l’angélique, etc.

Au sujet de cette composition de l’absinthe, nous ferons quelques observations qui auront, nous le croyons, une grande utilité. Il résulte d’une étude approfondie de MM. Cadéac et Albin Meunier, sur l’action physiologique de l’absinthe, que ce n’est pas à l’essence d’absinthe seule qu’il faut attribuer les accidents connus sous le nom d’absinthisme [1]. C’est surtout à l’anis que la liqueur emprunte la plupart de ses propriétés toxiques. Ils pensent que, pour ralentir les progrès toujours croissants de l’absinthisme, il n’y aurait peut-être qu’à modifier la composition de la liqueur, en augmentant légèrement la proportion des espèces bienfaisantes et en diminuant la quantité d’anis, dé badiane et de fenouil.

Voici, à titre d’exemple, les formules les plus employées pour la fabrication de l’absinthe.
Absinthe ordinaire.Absinthe fine.Absinthe extra-fine.
- Grande absinthe sèche et mondée. 2.500 gr.

- Hysope fleurie sèche 500 g

- Mélisse citronnée sèche 500 g

- Anis vert pilé 2.000 g

- Alcool à 95 du-rés. 16 lit.
- Grande absinthe sèche et mondée. 3.500 gr.

- Anis vert 5.500 g

- Fenouil 5.500 g

- Badiane 10 g

- Alcool à 95 degrés 95 lit.

Infusion de 24 heures, distillation et coloration avec :

- Petite absinthe 550 gr.

- Hysope 600 g

- Mélisse 800 g

Ajouter, après fabrication

- Essence de badiane 50 gr.

- Dissolution de gaïac 50 g

- Réglisse pulvérisée 20 g
- Grande absinthe 5.000 gr.

- Anis vert 5.000 g

- Fenouil 5.000 g

- Badiane 500 g

- Carvi 125 g

- Racine d’angélique 70 g

- Alcool 95 lit.

Macération de 24 heures dans l’alcool à 80 degrés, distillation et coloration avec :

- Petite absinthe 900 gr.

- Hysope 900 g

- Mélisse 900 g

- Menthe 100 g

Après coloration, addition de :

- Essence de badiane 50 gr.

- Essence d’anis vert 50 g

Fabrication.

La fabrication de l’absinthe comprend la série d’opérations suivantes 1° la macération ; 2° la distillation ; 5° la coloration ; 4° le blanchiment ; 5° le collage ; 6° le vieillissement.

La macération est la première opération. On ne doit se servir que des herbes de qualité supérieure. C’est l’absinthe de Pontarlier qui est préférée. On emploie seulement la feuille et les sommités fleuries, parce qu’elles contiennent l’arôme le plus fin.

Les matières étant pesées, on les met dans l’alambic avec la quantité déterminée d’alcool à 95 degrés centésimaux, réduit à 75 ou 80 degrés avec de l’eau. Ce degré de dilution de l’alcool est le plus convenable, car trop concentré, il nuirait au développe-ment complet de l’arôme par suite de son action trop énergique sur les plantes ; trop dilué, au con-traire, son pouvoir dissolvant ne serait pas suffisant et il ne se chargerait pas de tous les principes utiles. La macération dure 24 heures ; quelques fabricants la font durer 36 heures.

On procède ensuite à la distillation, après avoir ramené l’infusion alcoolique à marquer 50 degrés centésimaux. Cette distillation se fait dans des appareils distillatoires perfectionnés (Voy. figure ci-contre, p. 149), chauffés à la vapeur, au moyen d’un serpentin ou d’un double fond.

On met à part les flegmes qui coulent au commencement de la distillation. On recueille le produit riche en alcool, jusqu’à ce qu’il marque 60 degrés. La masse du produit distillé titre 75 degrés environ.

Les produits du commencement et de la fin de la distillation, c’est-à-dire les flegmes d’absinthe, servent à la confection des absinthes ordinaires.

La coloration de l’absinthe se fait dans l’alambic même de distillation. On y place le bon produit de la première distillation, avec les matières employées pour la coloration, qui sont la petite absinthe et l’hysope. On laisse en contact pendant 12 heures à la température de 50 degrés. On laisse l’absinthe se refroidir et on réduit son titre à 70 ou 72 degrés, avec de l’eau. Les absinthes ordinaires se colorent simplement avec du bleu d’indigo et du caramel ou du safran.

Le blanchiment est l’opération qui consiste à mêler à l’absinthe certaines matières, dans le but de la faire blanchir lorsqu’on l’additionne d’eau. On emploie à cet effet l’extrait blanc, dans la proportion de 2 litres d’extrait pour 1000 litres de liqueur. Cet extrait blanc se prépare en faisant digérer un kilo-gramme de résine de gaïac en poudre dans 20 litres d’alcool à 95 degrés pendant 15 jours. Il ne faut pas ajouter un trop grand excès de ce produit, sans cela on communiquerait de l’âcreté à l’absinthe. Quelques fabricants préfèrent employer l’essence de badiane, dans la proportion de 500 grammes par 1000 litres ; d’autres se servent de la réglisse pulvérisée à la dose de 250 grammes par 1000 litres d’absinthe. La réglisse donne du brillant et du moelleux à la liqueur.

Les absinthes fortes se clarifient d’elles-mêmes, par un repos plus ou moins long dans les fûts. Les absinthes plus faibles exigent un collage à la terre d’Espagne, dans la proportion de 1 kilogramme par 1000 litres. La poudre de réglisse opère aussi le collage.

Le vieillissement de l’absinthe est une question de premier ordre. Il communique à cette liqueur des propriétés particulièrement recherchées.

Le procédé le plus simple consiste à laisser l’absinthe vieillir d’elle-même, dans des fûts, pendant 2, 5, 4 et même 5 ans. Pour éviter l’immobilisation d’énormes capitaux, on a cherché à vieillir artificiellement et rapidement les absinthes. On a essayé beaucoup de moyens : la chaleur, l’électricité, l’oxydation lente à la lumière, l’oxydation par l’ozone, l’oxygène comprimé, etc. La chaleur ne produit pas les résultats attendus : l’absinthe acquiert de l’âcreté. Le courant électrique, continu ou alternatif, n’a aucune action efficace. L’oxydation lente, à la lumière, parait avoir donné des résultats plus encourageants entre les mains de M. Bailly, qui s’est fait breveter, le 5 mars 1891, pour en revendiquer la priorité. Nous rappellerons toutefois, qu’en 1855, M. Pernod, à sa distillerie de Pontarlier, colorait l’absinthe en l’exposant au grand jour, dans des bocaux en verre. Il suffit d’exposer le liquide à l’action de la lumière solaire ou électrique, soit à l’air libre, soit en vase clos, sous couverture vitrée. Pour que l’action de la lumière soit efficace, il faut que la couche d’absinthe exposée à la lumière soit assez mince pour que les rayons lumineux pénètrent dans la masse, sans perdre de leur intensité par réfraction. Il est donc préférable de mettre le liquide dans des vases à fond plat, présentant une grande surface ; avec une pompe et un jeu de siphons, on établit une circulation intermittente du liquide à travers les vases que l’inventeur appelle radiofères. Lorsqu’on est obligé d’employer une lumière artificielle, comme la lumière électrique, on la produit dans le sein même du liquide, au moyen de lampes à incandescence, immergées dans la liqueur.

A la suite des essais de M. Bailly, nous avons entrepris une série d’études sur le vieillissement de l’absinthe par la lumière. Il résulte, de nos essais, que la lumière solaire est bien plus efficace que la lumière électrique, que la lumière à arc l’est beau-coup plus que la lumière à incandescence. Nous avons remarqué, en outre, que les rayons violets du spectre agissent bien mieux que les autres ; il n’y a rien d’étonnant à cela, quand on se rappelle que ce sont les rayons ultra-violets du spectre qui possèdent la plus grande activité chimique. Enfin, poursuivant continuellement nos idées, nous avons constaté que l’absinthe saturée d’oxygène, sous pression de 1 ou 2 kilogrammes, se vieillissait bien plus rapidement, parce que l’oxydation était beaucoup plus active. Cela a été, pour nous, un point de la plus haute importance. Nous avons fait construire une caisse métallique, doublée de glaces à l’intérieur et portant une glace épaisse et transparente comme couvercle. Par un tube, on envoie de l’oxygène à la pression de 1,5 atmosphère, provenant d’une bouteille et d’un régulateur réglé pour cela. Un arc électrique, avec réflecteur, envoie des rayons lumineux intenses dans toute l’épaisseur du liquide. Après un jour de ce traitement, l’absinthe est vieillie et bien améliorée. Cependant l’usage de la lumière électrique est assez onéreux. Il serait bien préférable de se servir de la lumière solaire. Malheureusement, cette lumière nous fait souvent défaut et ne peut être employée dans une fabrication continue et régulière.

à suivre

A.-M. Villon

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