Paul Thénard (1819 - 1884)

P.-P. Dehérain, La Revue Scientifique — 15 novembre 1884
Samedi 26 janvier 2019 — Dernier ajout lundi 25 mars 2024

P.-P. Dehérain, La Revue Scientifique — 15 novembre 1884

BIOGRAPHIES SCIENTIFIQUES

Paul Thénard.

En 1858, M. le baron P. Thénard s’occupait de l’emploi agricole des phosphates. La découverte récente des gisements de phosphates fossiles, dont l’utilité était alors très discutée, m’avait conduit à étudier l’action qu’exercent sur eux les divers agents du sol ; j’avais eu occasion d’appuyer quelques-unes des observations de l’éminent agronome, d’en discuter quelques autres : ces travaux simultanés sur une même question nous mirent en relations ; il ne me sut aucun mauvais gré de la liberté de ma critique, désira me voir, et dès lors s’établit entre nous une amitié qui ne s’est jamais démentie. La différence d’âge et de situation, qui aurait pu nous éloigner, devint, grâce à l’extrême bienveillance de M. Thénard, une nouvelle cause de rapprochement ; toutes les fois que j’ai réclamé son appui, je l’ai trouvé cordial et efficace ; il a pris sa part de toutes mes joies, et aussi de toutes mes peines. Je veux essayer de payer la dette de reconnaissance que j’ai contractée vis-à-vis de lui en rappelant ici comment M. Thénard a su, par ses travaux, ajouter un nouveau lustre au nom célèbre qu’il portait.

Fils du savant illustre qui, associé à Gay-Lussac, a contribué à fonder en France le grand enseignement de la chimie, dont les traditions ne sont pas perdues, Paul Thénard était, pour ainsi dire, né dans un laboratoire, et sa vocation parut d’autant moins douteuse, que son début présenta plus d’éclat [1].

L’hydrogène phosphoré obtenu par Gingembre à la fin du siècle dernier présentait une anomalie singulière. Préparé par l’action des alcalis sur le phosphore, ou par la décomposition du phosphure de calcium, il s’enflamme aussitôt qu’il arrive au contact de l’air ; mais il suffit que ce gaz, spontanément inflammable, ait été mis en présence de l’acide chlorhydrique ou qu’il ait été exposé à la lumière pendant quelques jours pour qu’il perde cette propriété : il brûle encore avec éclat quand on l’approche d’une flamme, mais le seul contact de l’air ne suffit plus pour déterminer sa combustion ; de plus, quelques préparations permettent d’obtenir immédiatement l’hydrogène phosphoré non spontanément inflammable,

P. Thénard voulut trouver la cause de ces anomalies, et, malgré les difficultés des manipulations et leur danger, il réussit à découvrir un liquide extrêmement volatil, très altérable, l’hydrogène phosphoré liquide, dont les vapeurs communiquent au phosphure gazeux la propriété de s’enflammer spontanément. La composition de ce gaz, celle du phosphure de calcium qui sert à sa préparation. sont établies dans ce travail d’une façon définitive ; il date de 1845 : rien n’y a été ajouté depuis, et telle est l’importance d’un fait nettement observé, que pal’ ce seul travail le nom de P. Thénard est inscrit à tout jamais dans tous les traités de chimie.

Pour qu’une découverte acquière toute l’importance qu’elle mérite, pour qu’elle fixe l’attention et que son auteur y gagne une juste célébrité, il faut qu’elle vienne à son heure ; trop tôt elle passe presque inaperçue.

M. Thénard en 1845 [2], continuant ses recherches sur l’hydrogène phosphoré, fit réagir le chlorure de méthyle sur le phosphure de calcium, et obtint entre autres matières un produit basique qui lui parut être dû à l’union de l’hydrogène phosphoré et du méthylène ; c’était la triméthylphosphine, c’est-à-dire une ammoniaque composée dans laquelle le phosphore remplace l’azote, et le méthyle, l’hydrogène.

M. Thénard obtint encore plusieurs combinaisons qui se rapprochaient du cacodyle, cette matière découverte au XVIIIe siècle, qui avait été étudiée avec soin par M. Bunsen.

En outre, substituant le chlorure d’éthyle à celui de méthyle, M. Thénard arriva, dans la série de l’éthyle, à des résultats entièrement semblables aux précédents.

A celte époque les bases ammoniacales n’étaient pas encore connues ; ce ne fut que cinq ans plus tard que M. Würtz les découvrit et montra l’extraordinaire plasticité du type ammoniac ; rien ne pouvait donc guider M. Thénard, et ses études, retardées par les difficultés qu’elles présentent, explosions fréquentes, odeur infecte des produits obtenus, restèrent incomplètes. On n’accorda pas à ce remarquable travail toute l’importance qu’elle méritait au moment où il parut, car alors peu de faits se rattachaient à ces nouveaux résultats [3] ; aujourd’hui, à distance, nous la pouvons mieux juger, et, bien que M. Thénard n’ait pas saisi tout d’abord la grandeur de sa découverte, peut-être a-t-elle été l’origine des admirables travaux de Würtz sur les ammoniaques composées.

Peut-être, quand les publications de Würtz et de M. Hoffmann eurent montré l’étendue du champ à explorer, M. Thénard eut-il l’intention de compléter ses premières recherches et d’établir, d’une façon complète, les analogies du phosphore et de l’azote qui résultent surtout de la comparaison des propriétés des phosphines et des amines ; mais déjà il était engagé dans une autre voie, et il allait donner tout son temps et toute son attention aux applications de la science à l’agriculture.

M. Thénard possédait de grands domaines. Il aimait sa Bourgogne, son pays, comme il disait souvent ; avec son cœur compatissant aux misères d’autrui, il ne pouvait voir peiner ses paysans sans prendre sa part de leur labeur, sans s’efforcer de les soulager, et il essaya d’éclairer les pratiques agricoles par ses recherches de laboratoire, il faut en effet que la science accepte cette mission délicate de guider la culture, qui, seule, abandonnée à ses propres forces, est impuissante. « Lorsque le laboureur, dit M. Thénard, courbé sur sa charrue, poursuit avec effort le sillon que cent fois sa charrue a creusé, il ne peut rêver qu’à ses travaux, à ses récoltes, à ses misères ; son intelligence comme sa personne est clouée à la terre qu’il cultive et ne lui permet pas de penser aux améliorations qui se pratiquent au loin, encore moins de, les comprendre ; son ignorance est le fruit amer de la nécessité. » Et plus loin : « L’indulgence doit donc avant tout présider au jugement que l’on porte sur lui ; sa défiance et son obstination ne sont que l’exagération d’une vertu, la prudence. Par prudence, il est forcé de s’abstenir de toute expérience, de toute innovation, non seulement onéreuse, mais même encore douteuse ; car le moindre faux pas le jetterait dans cet abîme de pauvreté, dont il est malheureusement si voisin. »

Ces expériences que le laboureur ne peut pas faire, c’est aux hommes de science de les tenter, M. Thénard n’y a pas manqué et il débuta par une question aussi complexe qu’importante, celle de la composition et de l’emploi du fumier de ferme [4].

Il y a trente ans, on était encore sous l’impression produite par une expérience d’H. Davy, qui avait reconnu que du fumier s’exhalait une quantité notable d’ammoniaque. Par crainte d’exagérer la perte qui se produit pendant la fermentation, les agronomes avaient été conduits à recommander l’emploi des fumiers frais, l’abandon des fumiers consommés dont la fabrication exige un temps assez prolongé pendant lequel il semblait que les pertes d’azote dussent se multiplier. M. Thénard, « dans le but de ramener ses voisins à des principes meilleurs », entreprit des essais comparatifs entre les deux genres de fumier ; mais, « à son grand étonnement et à son grand préjudice », il fut, après plusieurs années d’expériences, obligé de reconnaître que la tradition avait raison, et que dans son pays les fumiers consommés devaient être préférés.

À quelles causes attribuer ces différences ? En quoi un fumier consommé diffère-t-Il d’un fumier frais ? Pour le savoir, M. Thénard s’engagea dans la longue série de recherches à laquelle il a pour ainsi dire consacré sa vie entière, recherches pénibles, où l’absence de caractères précis des corps étudiés empêche d’anver à cette certitude qui satisfait l’esprit, et ne laisse plus aucune prise aux doutes de l’expérimentateur, aux critiques de ses émules.

M. Thénard reconnut "dans les fumiers fermentés une substance très fortement colorée, riche en azote, soluble dans les alcalis, mais qui devient insoluble au contact des sels de chaux, d’alumine ou de fer ; pour la désigner, il lui donna le nom d’acide fumique, d’après lui, elle se forme par l’action du carbonate d’ammoniaque dérivé de l’hydratation de l’urée sur les matières végétales des litières, et ne prend naissance que pendant la fermentation du fumier ; le fumier frais en serait presque complètement privé. La fixation de l’acide fumique par le calcaire ou l’alumine des terres arables explique comment on trouve avantage à employer des fumiers consommés, dont les principes actifs sont amenés à l’état insoluble, tandis que l’ammoniaque des fumiers frais n’est nullement retenue par les bases du sol.

Après s’être efforcé, sans y réussir complètement, de séparer l’acide fumique du fumier, et de l’engager dans une combinaison de façon à déterminer son équivalent, M. Thénard abandonna la méthode analytique pour essayer de la synthèse. Il obtint une combinaison remarquable de l’ammoniaque avec la glycose, qu’il désigna longtemps sous le nom de glycose azotée ; elle ’lui paraissait être la caractéristique du fumier frais, car elle est soluble dans l’eau, et aucun réactif ne l’amène à l’état insoluble.

Dans cette combinaison, l’azote ne persiste pas sous sa forme d’ammoniaque, car, pour le dégager, il faut employer au rouge les alcalis caustiques ; elle représente donc une véritable matière organique azotée, et M. Thénard la considérait comme analogue à celles qui se produisent dans la fabrication du fumier.

M. Thénard pensait que, pendant la fermentation qu’elle subit, la glycose azotée, en présence d’une masse de matières carbonées, se métamorphosait en acide fumique, et que celui-ci, en s’unissant à une quantité plus forte de matière Végétale, donnerait ces produits insolubles dans tous les réactifs qui, d’après lui, caractérisent les fumiers consommés, et que les praticiens désignent sous le nom de beurre noir. Comment, dans le tas de fumier, ont lieu ces métamorphoses ? C’est ce que M. Thénard n’a pu élucider complètement. Au moment où il s’occupait de ces questions difficiles, la science des fermentations était loin d’avoir acquis tout le développement que lui ont donné aujourd’hui les travaux de M. Pasteur, et par suite toutes les inductions de M. Thénard manquaient d’une base solide. Les détails du phénomène restent encore à trouver.

La terre arable, d’après M. Thénard, renferme ces composés azotés insolubles ; sous l’influence de l’oxygène, ils passent à l’état de matières organiques solubles, puis, comme dernière métamorphose, se transforment en nitrates, et sous cette forme servent à l’alimentation de la plante.

Entre l’action des bases, alumine, oxyde de fer, chaux, qui amènent les fumiates solubles du fumier à l’état insoluble, et l’oxygène de l’air qui peu à peu les brûle pour les métamorphoser en nitrates, M. Thénard reconnaît deux forces opposées qui se combattent dans le sol : l’une, action conservatrice, maintient au sol sa richesse ; l’autre, action assimilatrice, tend au contraire il faire prendre aux matières azotées une forme soluble, et favorise à la fois leur assimilation et leur déperdition.

C’est à conduire judicieusement ces deux actions opposées que doit s’exercer le cultivateur ; en effet, « si dans un sol l’action conservatrice est trop prédominante, il s’immobilise ; si c’est l’action assimilatrice, il se ruine. Il faut alors, suivant les cas, l’amender ou le cultiver, quelquefois tous les deux, pour lui communiquer ou stimuler celle des deux actions qui lui fait défaut. Beaucoup de pratiques agricoles, en apparence contradictoires, n’ont d’autre but que d’établir un équilibre convenable entre ces deux actions. »

M. Thénard s’est préoccupé comme tous les agronomes de la question de l’intervention de l’azote atmosphérique dans la végétation : le mode de culture des vignes dans les grands crus de Bourgogne lui fournissait la preuve que les agents atmosphériques sont susceptibles de restituer au sol tout ou partie de l’azote que prélèvent les cultures. Il revient sur ce sujet à diverses reprises, et, avec une netteté particulière, dans un mémoire suscité par une étude d’Isidore Pierre sur l’épuisement du sol par les pommiers.

M. Thénard combat avec juste raison l’idée que :

« La quantité d’azote absorbé doit être représentée par la même quantité d’azote importé : suivant les circonstances elle peut en représenter moins, comme il arrive à Talmy, ou bien davantage, comme il arrive dans les bons terrains… A cet égard les vignes des grands clos de Bourgogne nous donnent un exemple remarquable de l’importance secondaire de l’azote.

« Ces vignes ne sont jamais arrachées, elles se renouvellent par voie de provignage. Le nombre des provins est annuellement de 500 sur 17000 à 19 000 que compte l’hectare ; la quantité de fumier de 500 kilogrammes à raison de 1 kilogramme par provin.

« Comme on le voit, les Bourguignons sont bien loin des 16000 kilogrammes réclamés par M. Isidore Pierre pour les pommiers de la Normandie ; cependant les produits sont bien autrement importants. Abandonnant les feuilles au sol, ils consistent en 1700 ou 1800 kilogrammes de fruits et une masse de sarments qui dépasse la quantité de combustible nécessaire à une famille de vignerons cultivant 2 hectares.

« Qu’on fasse le calcul de l’azote ainsi annuellement exporté de la vigne et l’on trouvera certainement un chiffre qui dépasse de beaucoup la quantité concentrée par les pommiers de Normandie.

« Cependant le terrain, loin de s’appauvrir en azote, semble s’enrichir presque indéfiniment.

« … J’ai dit qu’au clos Vougeot la vigne se renouvelait par voie de provignage, par suite chaque recouchée laisse un tronc que, par une propriété spéciale aux terrains de nos grands crus, le temps est presque impuissant à détruire ; en sorte qu’à la longue tous ces troncs ont formé, sous la surface du sol, un tapis dont l’épaisseur, augmentant sans cesse, donne l’âge relatif des climats. Or c’est sous les vignes de 904 que le tapis est le plus épais, et il va successivement et d’âge en âge en s’amoindrissant jusqu’aux vignes jeunes, celles de 1234, les dernières plantées.

« Eh bien ! quelle est la richesse en azote du Roi du clos ? Si, avec la baguette du magicien, nous transformions en fumier de ferme tout l’azote contenu dans la couche superficielle jusqu’à 30 centimètres de profondeur, nous engendrerions aussitôt sur les vignes de 904 une masse de fumier qui dépasserait 2500000 kilogrammes, et qui, sur les vignes jeunes, se rapprocherait de 2 millions par hectare ; mais, au début, quelle était la dose d’azote ? Des minages nous ont appris que le sol vierge de toute culture ne contenait pas en azote une quantité représentée par 150000 kilogrammes de fumier de ferme, et cependant il est immédiatement très productif ; mais au bout de trente ans cette proportion a doublé. »

Si M. Thénard pensait que, dans certaines conditions de culture, les sols peuvent conserver leur fertilité, tout en donnant’ aux végétaux plus d’azote que n’en introduisent les fumures, il était bien loin de négliger les questions relatives aux engrais. Il attachait à leur analyse exacte une grande importance, et, déplorant les fraudes qui se commettaient si fréquemment, il y a quelques années, dans la vente des engrais, il n’avait pas hésité à faire frapper par la justice les marchands déloyaux qui spéculent sans vergogne sur l’ignorance et la gêne des petits cultivateurs. Quand la Société des agriculteurs de France créa une commission des engrais, il en accepta la présidence, en dirigea les travaux pendant plusieurs années avec le plus grand zèle, et réussit à faire formuler des règles précises pour l’analyse des engrais commerciaux.

La grande fortune de M. Thénard lui créait des loisirs qu’il aimait à employer utilement au service de la science ou de l’agriculture ; quand il faisait partie des jurys de prime d’honneur, on le chargeait des lourdes fonctions de rapporteur qu’il acceptait volontiers. De là plusieurs mémoires d’un haut intérêt, dans lesquels il étudie d’une façon complète l’agriculture des régions examinées ; le rapport sur la prime d’honneur de la Marne, celui du département de l’Ain, présentent l’un et l’autre le plus vif intérêt ; ce sont des études d’agriculture comparée dans lesquelles le rapporteur sait relier les faits de la pratique aux travaux qu’il poursuivait au laboratoire.

M. Thénard excellait A imaginer des appareils ingénieux, et, quand on fréquentait son laboratoire, on y rencontrait toujours quelques nouvelles dispositions, quelques tours de main dont on pouvait faire son profit. Aussi, dans les expositions, M. Thénard aimait-il A s’occuper des appareils de la grande industrie : en 1867 il fut nommé rapporteur du jury chargé d’examiner les appareils de sucrerie, et le travail qu’il a publié restera un document utile à consulter pour connaître à celte époque l’outillage de l’industrie sucrière.

L’Académie le chargea en 1875 d’examiner un appareil destiné à déterminer la quantité d’alcool contenu dans les vins, présenté par M. Malligand ; cet alcoomètre est ingénieux. M. Thénard exécuta un grand nombre d’essais et émit un avis favorable A son emploi ; mais ce n’est pas sur l’excellence de la méthode employée pour reconnaître si l’appareil méritait l’approbation de l’Académie que nous voulons insister, non plus que sur la persévérance avec laquelle les expériences furent répétées pour que les conclusions du rapport devinssent inattaquables, c’est sur l’exposé même du travail, parce qu’on y saisit sur le vif la qualité maîtresse de M. Thénard, une exquise bonté, la volonté de soulager la misère, de prendre sa part des chagrins d’autrui, en même temps que son désir de soutenir les chercheurs en faisant apprécier leur mérite.

« … L’abbé Vidal partit de ce principe qu’un vin commence à bouillir à une température d’autant moins élevée qu’il contient plus d’alcool. … M. Malligand, très honorablement connu sur la place de Paris, comme négociant en vins, n’est ni un chimiste ni un physicien ; c’est avant tout un homme charitable, et c’est ft sa charité que nous devons le précieux instrument que l’Académie nous a chargé d’examiner.

« Vers 1863, en effet, l’abbé Vidal mourut, ne laissant pour tout héritage à sa vieille sœur que son inutile appareil et sa profonde misère, M. Malligand, averti, secourut immédiatement la pauvre femme ; mais en même temps comprenant mieux qu’un autre toute l’importance de la solution poursuivie par Vidal et ne voyant alors que peu de difficultés pour compléter son œuvre, il espéra les résoudre prompteement et créer ainsi des ressources à Mlle Vidal. Malheureusement cela dura douze ans, et la mort emporta Mlle Vidal au moment ou le but venait d’être atteint. Comme par un pieux hommage, l’Instrument porte, avec celui de M. Malligand, les noms du frère et de la sœur. »

L’esprit ingénieux de M. P. Thénard se montra à deux reprises différentes dans le traitement des maladies qui attaquent la vigne, et qui dans les deux cas étaient dues à des parasites. Il y a trente ans, en Bourgogne, les vignes étaient ravagées par l’eumolpe, vulgairement désigné sous le nom d’écrivain [5]. M. Thénard voulut détruire les larves qui pendant l’hiver sont fixées sur les racines ; il essaya d’abord le sulfure de calcium, puis, bientôt avec un plein succès, les tourteaux de farine de moutarde noire. Les expériences bien conduites donnèrent les résultats les plus nets ; le tourteau avait réussi A débarrasser la vigne de son ennemi, et en outre, agissant comme engrais, il avait notablement augmenté la récolte, de telle sorte que l’opération se soldait en bénéfices.

Si graves qu’aient été les atteintes de l’eumolpe, elles n’étaient pas comparables aux ravages occasionnés par le phylloxera, qui ont pris les proportions d’un désastre national. Dès 1869, c’est-à-dire presque au début de l’envahissement de nos vignobles. M. P. Thénard pensa à détruire le phylloxera par .le sulfure de carbone, et commença les essais dans le Bordelais, il fit le récit de ces premières tentatives dans une lettre adressée à M. le vicomte de la Loyère ; les effets du sulfure de carbone furent nettement constatés. Employé à forte dose, il avait non seulement fait périr les phylloxeras, mais aussi amené la mort des ceps ; à dose plus faible, les vignes avaient été débarrassées pendant quelque temps, puis bientôt les insectes étaient revenus.

M. Thénard avait posé le principe et très bien remarqué qu’entre 1500 kilos à l’hectare qui tuent l’insecte et la vigne, et 300 qui épargnent la vigne, et ne tuent qu’une portion de l’insecte, il y a de la marge ; cette indication ne devait pas être perdue. En variant le mode d’emploi, M. Marion, de la Faculté de Marseille, arriva il reconnaître que le remède proposé par M. Thénard pouvait très habituellement être employé avec avantage, tandis que M. Aillès, de Mareilles, auquel M. Thénard fait honneur des succès obtenus par des traitements mensuels entraînait la conviction du directeur de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, et le décidait à mettre les puissantes ressources de la Compagnie au service d’un mode de traitement dont l’efficacité était reconnue. Au reste, M. Thénard prêchait d’exemple : ses vignes de Givry présentent une étendue de 35 hectares ; grâce à l’emploi du sulfure de carbone ; elles sont aujourd’hui absolument intactes, tandis que celles de ses voisins qui n’ont pas voulu encore suivre son exemple dépérissent peu à peu.

L’historique de cette importante question fut présenté à l’Académie en 1879 [6], à l’occasion d’une série de questions précises posées à M. Thénard par son collègue et ami M. Fremy.

Les réponses de M. Thénard sont nettes et claires ; il s’efface devant tous les collaborateurs qui ont fait fructifier l’idée que, le premier, il a émise ; mais il n’est que juste de lui rapporter l’honneur de la découverte de l’insecticide le plus efficace qui ait été employé jusqu’à présent.

L’année 1873 a été l’une des plus fécondes de la carrière de M. Thénard ; depuis quelque temps son fils, M. Arnould Thénard, qui porte brillamment un nom illustré déjà par deux générations de savants, s’occupait de cette manifestation particulière de l’électricité connue sous le nom d’effluve, quand il se réunit il son père pour étudier en commun l’influence des effluves sur divers gaz isolés ou mélangés : l’acétylène fut condensé, il en fut de même de l’éthylène ; l’azote et l’hydrogène donnèrent de l’ammoniaque, l’acide carbonique effluvé se décomposa en oxyde de carbone et oxygène, l’eau en hydrogène et oxygène ; mais, si intéressants que furent ces premiers résultats, ils sont loin cependant d’avoir l’intérêt des expériences dans lesquelles furent effluves des volumes égaux de formène et d’acide carbonique ou d’hydrogène et d’oxyde de carbone.

Ces expériences tendent, en effet, à jeter quelque lumière sur un des points les plus obscurs de la physiologie, à savoir l’élaboration des principes immédiats dans les végétaux ; on sait que des feuilles soumises à l’action des radiations solaires dans une atmosphère chargée d’acide carbonique le font disparaître, tandis qu’il apparaît un volume d’oxygène sensiblement égal à celui de l’acide carbonique décomposé. Si l’on remplace l’acide carbonique par de l’oxyde de carbone, il n’apparaît pas d’oxygène ; d’où il est permis de conclure que l’acide carbonique ne se décompose pas intégralement en carbone et oxygène, mais bien en oxyde de carbone et oxygène. Cette réduction partielle ne fournit qu’un volume d’oxygène moitié de celui que renfermait l’acide carbonique ; il faut donc, pour retrouver le demi-volume manquant, supposer que l’eau est, comme l’acide carbonique, décomposée par les radiations solaires, et qu’elle fournit le second demi-volume d’oxygène nécessaire pour compléter le volume d’oxygène égal il celui de l’acide carbonique disparu.

Ces décompositions simultanées de l’acide carbonique et de l’eau avec dégagement d’oxygène laissent en présence de l’oxyde de carbone et de l’hydrogène. Peuvent-ils s’unir ? L’expérience de MM. Thénard le démontre ; ces deux gaz sont condensés sous l’influence de l’effluve en un produit complexe, solide, visqueux, réduisant la liqueur de Felhing, renfermant par conséquent une substance analogue à un sucre.

La matière n’a jamais été obtenue en quantités suffisantes pour qu’on ait pu isoler les espèces chimiques qui la constituaient ; mais les essais ont permis de démontrer qu’elle renfermait des matières organiques d’un ordre élevé.

Ainsi l’effluve est susceptible de décomposer l’acide carbonique, la vapeur d’eau, et d’unir les résidus de cette décomposition de façon à former des matières organiques ; elle agit donc comme les radiations solaires dans l’organisation végétale, et, à ce point de vue, l’expérience de MM. Thénard présente le plus haut intérêt.

Les études scientifiques de M. Thénard avaient été interrompues pendant la funeste guerre de 1870 ; sa famille n’était pas de celles qui fuient devant l’ennemi. Son fils était à l’armée ; Mme Thénard et son mari restaient à Talmay, aidant il la défense, donnant à tous l’exemple du courage, du dévouement à la patrie. « C’était une conduite trop belle [7] pour que l’ennemi dont la France était la proie ne lui fit pas l’honneur de l’en punir. Paul Thénard fut arraché de son foyer, et, malgré son état maladif, il dut faire, par un froid de quinze degrés, le voyage de Talmay à Brème, où il fut séquestré à titre d’otage.

« Tout concourut à lui rendre son exil douloureux, car cette guerre cruelle avait si bien rompu tous les liens de la confraternité scientifique que pas un des savants de l’Allemagne, soit crainte, soit passion véritable, ne vint lui donner ou ne lui envoya un signe de sympathie. Pas un n’eut le courage de la reconnaissance envers cette France généreuse, où depuis cinquante ans ils avaient reçu partout dans les laboratoires, dans les cours, dans les familles, un accueil libéral et désintéressé.

« Paul Thénard fut égal par sa force dàme à toutes les souffrances physiques et morales qu’un ennemi sans pitié lui fit alors endurer. »

Pendant ces rudes épreuves il n’eut qu’un appui, mais celui-là ne lui manqua jamais. Mme Thénard n’avait pas voulu abandonner son mari, et quand les Allemands ne reculèrent pas devant cette iniquité d’interner M. Thénard en Allemagne, volontairement avec lui, elle prit le chemin de l’exil.

Quand la paix fut signée, que M. et Mme Thénard eurent retrouvé leur fils sain et sauf, une grande joie les attendait encore ; les pauvres paysans de Talmay, voyant le domaine abandonné, le maître prisonnier, voulurent lui montrer qu’ils ne l’oubliaient pas ; à leurs frais ils cultivèrent les champs de M. Thénard, témoignant ainsi de la reconnaissance qu’ils avaient pour la famille excellente qu’ils vénéraient depuis de longues années.

Au milieu de leur détresse, ils s’étaient souvenus du dévouement qu’avait montré 11. Thénard en 1854. Pendant une terrible épidémie de choléra, qui enleva un dixième de la population, M. Thénard avait, au péril de sa vie, organisé les secours et soutenu de sa présence, de ses conseils, de ses soins, les habitants de Talmay. Seize ans s’étaient passés depuis lors, sans effacer de leur mémoire le souvenir de son courageux dévouement.

La générosité et la blienfaisance sont, en effet, de tradition dans la famille Thénard. Com bien de savants, combien de veuves surtout ont été secourus par la Société des amis des sciences, fondée par le baron Louis-Jacques, la dernière année de sa vie ! Paul Thénard aimait celte belle création de son père ; il avait aussi contribué à sa fondation, et son fils en est aujourd’hui un des secrétaires. La bienfaisance de M. Paul Thénard était discrète : nous aurions mauvaise grâce à appuyer sur un sujet dont toujours il évitait de parler.

Les qualités morales chez M. Thénard ne le cédaient en rien à l’élévation de l’esprit ; il était très sûr en amitié, il aimait la société des jeunes gens, il se plaisait à leur parler de ses propres travaux, à leur montrer ses expériences ; si parfois on était tenté de trouver un peu longs les détours dans lesquels sa parole s’engageait, lorsqu’il abordait un de ses sujets favoris, on était récompensé de l’attention qu’il vous avait imposée, par une idée originale, présentée sous une forme saisissante.

En 1864, M. Thénard avait succédé à M. de Gasparin, dans la section d’économie rurale de l’Académie des sciences. Tant que sa santé le lui permit, il fut très assidu aux séances. Ses confrères aimaient sa sincérité, l’accent convaincu avec lequel il défendait les causes qui lui paraissaient justes ; on l’écoutait avec déférence, à cause de l’indépendance de son caractère, de sa parfaite loyauté ; on était certain que sa parole ne s’inspirait jamais que de l’amour de la science et du respect de la vérité. M. P. Thénard appartenait également à la Société nationale d’agriculture en qualité d’associé national.

Depuis plusieurs années la santé de M. Thénard était altérée ; les attaques de goutte devenaient plus fréquentes et se prolongeaient. On jugea que le séjour à Talmay ou à Paris pendant l’hiver lui était nuisible et on l’envoya passer la mauvaise saison dans le Midi. Il se fixa à Antibes, y acquit un petit domaine dans le voisinage du jardin Thuret et fit construire une villa dans cette merveilleuse presqu’île qui sépare le golfe Juan du golfe de Nice : il y passa plusieurs hivers. En été il revenait il sa chère Bourgogne ; mais ses séjours il Paris devinrent de plus en plus rares ; cet été, il avait été passer quelques jours à la Ferté chez son fils, quand il fut terrassé par une attaque soudaine ; il vécut encore quelques heures, reconnaissant ses proches, et pouvant répondre par une faible pression de la main à la douleur qu’ils témoignaient ; il mourut le 8 août, âgé de soixante-cinq ans.

L’affluence de la population aux funérailles qui eurent lieu à la Ferté et à Talmay témoigna des regrets unanimes que causait la perte de cet homme éminent. L’Académie des sciences fut représentée par M. Jamin, secrétaire perpétuel ; par M. Bouley et Fremy, qui, l’un et l’autre, lui adressèrent de touchants adieux ; par M. Bouquet de la Grye, par M. Vergnette de Lamothe, correspondant de l’Académie. M. Boitel, inspecteur de l’agriculture, était également accouru, et il a rend u, au nom de la Société nationale d’agriculture, un dernier hommage à l’excellent confrère qui venait de disparaître.

Les travaux de chimie pure de Paul Thénard ne seront jamais oubliés. Si, malgré un labeur assidu, il n’a pas résolu toutes les questions difficiles de science agricole qu’il a abordées, il les a poussées dans le bon chemin ; enfin, par la découverte des propriétés insecticides du sulfure de carbone, il a rendu à la viticulture un service signalé.

M. Thénard a quitté ce monde avec l’estime de tous ceux qui l’ont connu ; il n’a pas été inférieur il la lourde tâche que lui imposait sa naissance : porter un nom illustre sans faiblir.

P.-P. Dehérain

[1M. Paul Thénard est né à Paris le 6 décembre 1819.

[2Comptes rendus, t, XXI, P 144 et t, XXV, p. 892.

[3L’étude des phosphines a été reprise et complétée en 1857 par une méthode d’une rare élégance, due à MM. Cahours et Hoffmann (Ann. de chim. et de phys., t. XLI, 3e série).

[4M. Thénard a réuni plusieurs communications insérées aux Comptes rendus dans une brochure intitulée : Résumé succinct des études de M. le baron Thénard sur les sols arables. 1864.

[5Comptes rendus, 1854, t. XXXIX, p. 886.

[6Comptes rendus, t, LXXXIX, p. 926

[7Discours prononcé par M. Bouley aux obsèques de M. Thénard (Comptes rendus, t. XCIV, p. 291).

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