Les gravures incisées du Djebel Zegdel (sud tunisien)

E. et L. Passemard, La Nature N°2929 - 15 Mai 1934
Mardi 4 avril 2017

À quelque 600 km de Tunis, dans l’extrême sud, s’élève le poste de Rémada dont les murs crénelés, blancs et réguliers, dominent une petite palmeraie née d’une source douce et abondante.

Du bordj, l’œil peut embrasser toute la région, très désertique il est vrai, non sans grandeur, mais il est arrêté à l’est par une ligne bleutée de collines tabulaires qui s’estompent dans le lointain. C’est le Djebel Zegdel que l’on trouvera sur la feuille de Bir Oum Souir de la carte au 100 000e, avec en caractères très lisibles le mot : « Troglodytes ».

Ce mot m’avait donné bien des espérances et c’est pourquoi au cours de ma mission de 1927, nous avons fait une visite toute spéciale à cette région des troglodytes. En partant de Tatahouine pour atteindre le fortin de Rémada, la piste est longue lorsque l’on voyage à « bourricot », mais c’est un merveilleux moyen pour un préhistorien que d’examiner de très près le terrain qu’il parcourt. Hélas ! les récoltes ne furent pas à proportion de la fatigue et les quelques silex taillés découverts en surface ne nous payèrent guère de nos efforts.

Après un court séjour au poste, nous gagnâmes rapidement le Zegdel, mais là aussi il fallut déchanter, car les cavités que nous annonçait la carte étaient toutes artificielles et de date relativement récente.

L’aspect de cette région est très spécial, toutes les collines ont une apparence tabulaire due à des grès qui coiffent de très fines marnes grises, parfois aussi rubanées, de vives couleurs. C’est sous ce grès que les hommes ont creusé des alvéoles plus ou moins profondes, plus ou moins perfectionnées, allant du simple trou à l’habitation maçonnée. Aujourd’hui, seuls les trous sont occupés sporadiquement par des familles misérables généralement venues de Tripolitaine et qui sont en déplacements irréguliers.

Pour fixer le point qui nous occupe, il faut prendre comme repère le puits de Bir Zegdel qui est creusé dans une vallée basse qui vient buter contre une falaise abrupte sur laquelle une vallée suspendue laisse apparaître quelque végétation. Deux ou trois massifs détachés jalonnent le fond de la première, surmontée de l’inévitable plateau gréseux.

Presque en contact avec la falaise est celui qui retiendra notre attention, car c’est vers son sommet que nous avons découvert les chambres qui font l’objet de cette étude. Pour atteindre son sommet, creusé d’alvéoles, l’ascension est particulièrement pénible, car le soleil tape dur et la pente est raide, mais en haut on est récompensé : la vue est splendide du sentier circulaire qui ceinture le sommet et donne accès facile à toutes les alvéoles. On se croirait sur un chemin de ronde parfaitement abrité et presque invisible d’en bas.

La plupart des chambres sont sans intérêt, simples trous aménagés à une époque récente, mais les parois montrent parfois une inscription ou une figure peinte en rouge qui ne laisse aucun doute sur leur origine arabe. Il semble que ce soient les plus anciennes cavités qui aient fait l’objet d’un aménagement complet avec travaux de maçonnerie et dispositifs intérieurs ; elles sont parfois en assez mauvais état et le plafond, constitué le plus souvent par la dalle gréseuse nue, s’effondre par endroits petit à petit, rendant impossible l’accès de certaines. Une demi-douzaine sont visitables et les traces d’une occupation stable sont bien visibles. On remarque en particulier dans l’une d’elles de petites niches superposées et accolées irrégulièrement qui rappellent un peu celles des colombariums. Les parois sont enduites d’un mortier grossier entièrement noirci par la fumée et ne laissant rien deviner au premier examen. Quelques rares dessins rouges, d’origine très récente, attirent seuls le regard. Mais si l’on examine de très près les parois, on distingue une multitude de petits graffiti de 5 à 6 cm de long profondément incisés et dont la netteté ne laisse aucun doute qu’ils ont été exécutés avec une lame de métal. Ces figures sont assez serrées les unes contre les autres, parfois un peu enchevêtrées et représentent en grande majorité sous une forme très schématique, d’étranges petits cavaliers armés de grandes lances et montés sur des chevaux. On voit également des oiseaux qu’on pourrait prendre à première vue pour des autruches et un certain nombre de petits quadrupèdes dont l’exécution est aussi sommaire. Puis vers le bas, de grandes lignes irrégulières, divergentes, se déchiffrent d’abord avec difficulté et finissent par s’expliquer comme représentant des bateaux de forme archaïque dont l’unique mât est surmonté d’un nid de pic et dont le pont est garni de figurations schématiques certainement humaines qui semblent tenir des arcs. Enfin dans un coin obscur, une petite inscription ressemblant au coufique semble dater le tout, car elle présente la même technique et la même patine que les autres dessins ; elle est malheureusement très détériorée et probablement incomplète.

Nous fûmes pris au dépourvu par cette découverte, n’ayant qu’un appareil à main ne nous permettant pas de photographier d’aussi petits dessins ; nous dûmes nous contenter, faute de papier d’estampage, d’exécuter quelques frottis pour lesquels le papier garnissant une boite de gâteaux secs nous fut d’un grand secours, et nous exécutâmes de rapides croquis dont nous donnons ici des reproductions.

Heureusement, dans l’une des deux chambres, une partie de l’enduit pariétal étant soulevé, il fut possible en prenant beaucoup de soins d’en détacher un morceau gravé de deux petits cavaliers complets dont les morceaux remontés ont été offerts au Musée du Trocadéro.

Ce qui frappe à l’examen de ces graffiti, c’est leur aspect de schématisation linéaire ; ils sont incisés profondément et la lame a laissé un trait étroit dont la coupe est en forme de V.

Prenons par exemple les petits cavaliers, ils sont aussi simplifiés que possible. Une ligne horizontale représente le cou et le corps et est surmontée de deux traits divergents où il faut voir des oreilles démesurées. Sur le cou quatre ou cinq traits érigés indiquent la crinière et un trait oblique partant du train postérieur et terminé par une grosse cupule indique le sexe de l’animal. Le cavalier est aussi sommairement figuré, le corps par un trait perpendiculaire s’élevant au milieu du cheval et terminé non par une cupule en guise de tête, mais par une figure ovoïde. À droite et à gauche du corps de l’homme s’érigent deux embryons de lignes où il faut peut-être voir la schématisation d’une selle à dossier. Au-dessus de la tête passe une ligne transversale légèrement courbe parfois qui se termine par une pointe élargie, il s’agit certainement d’une lance. Ajoutons que ni chez l’homme ni sur le cheval les veux ne sont figurés.

En dehors des figures se voient également des cupules isolées, irrégulièrement disposées, dont on ne comprend pas les rapports avec elles.

Dans le même style sont figurés des animaux particulièrement difficiles à identifier et dont nous n’avons pu malheureusement faute de temps relever qu’un très petit nombre. Parmi eux nous figurons ici un animal à cornes recourbées en arrière qui paraît être une chèvre, un autre qui est peut-être une jeune antilope ou simplement une jeune chèvre ; enfin un oiseau à longues jambes et à long cou, d’un style un peu plus naturel où il a été tenu compte des masses est peut-être une autruche ou simplement un échassier.

Les grands motifs dont nous avons dit qu’ils représentaient des bateaux sont au nombre de trois et mesurent de 30 à 40 cm de haut. Les croquis que j’en donne ne sont pas d’une très grande exactitude, car je manquais de papier pour en faire le calque. Ce que nous considérons comme la nacelle est une surface quadrillée allongée dont les deux extrémités se relèvent en forme de proue et de poupe ; au milieu un trait vertical que la grossièreté de l’enduit a fait dévier plusieurs fois représente l’unique mât à l’extrémité duquel s’élève un quadrilatère quadrillé ou chevronné qui nous semble représenter un nid de pie appelé aussi coufin ou gabie. Cette figure rectangulaire est reliée aux deux extrémités relevées de la nacelle par des traits obliques qui voudraient être rectilignes et qui doivent figurer les cordages. Sur l’un de ces bateaux est accroché à un trait oblique un rectangle quadrillé qui peut être assimilé à un pavillon.

Mais la région la plus intéressante est certainement la ligne qui représente le pont. Sur les deux nacelles reproduites ici, une vingtaine de petits traits verticaux, dont trois bifurqués à leur extrémité sont peut-être des schématisations d’hommes ramant ; mais les quatre figurations humaines qui sont les plus probantes sont celles qui se voient sur un seul bateau et qu’on ne peut attribuer qu’à des archers. Tout près d’elles une autre figure également humaine ne porte aucune arme et est bien difficile à expliquer. Sur l’autre dessin de bateau, nous ne retrouvons qu’une seule figuration d’arc, sans combattant. Plus haut entre le mât et les cordages, on déchiffre un commencement de dessin d’animal dont le train postérieur et la tête sont seuls figurés, il ne paraît pas se rattacher au bateau lui-même.

Pour terminer cette description qui devrait embrasser un nombre de figures plus considérable, que nous n’avons pu étudier faute de temps, je citerai une assez grande figure de style très schématique qui représente, sans aucun doute, un chameau surmonté de l’immense palanquin encore en usage aujourd’hui.

L’âge de ces dessins n’est pas aussi facile à déterminer qu’on pourrait le supposer au premier abord. L’enduit des parois sur lesquelles ils sont exécutés nous reporte à une époque historique et le dessin représentant le chameau et son palanquin ainsi du reste que l’inscription en caractères coufiques, ne nous permettent pas d’attribuer l’ensemble à une autre période que la période arabe. Encore que le coufique de l’inscription par ses caractères, paraisse identique à la fameuse inscription de Harran (Syrie) qui est pré-islamique, nous croyons bien que son âge est tardif, car ce qu’on peut lire du texte, certainement mal copié par moi et du reste incomplet, parait être une invocation à Allah.

Des cavaliers et de leurs lances, il y a peu à tirer mais le style d’exécution avec ces traits linéaires et ces cupules de terminaison nous permet des rapprochements avec des gravures rupestres qui ont été décrites par Flamand et Frobénius. Flamand a décrit à l’Hadj Mimoun des figures entièrement comparables aux nôtres par le style, il y a des cavaliers, un dromadaire, une autruche, etc., cette pierre ne comportait pas d’écriture Tifinagh.

Frobénius représente également, provenant de Moul Magtouba des dessins semblables.

Tous ces dessins libyco-berbères sont certainement d’âges très différents et le style ne parait pas suffisant pour les identifier.

Les bateaux auraient peut-être pu nous donner des renseignements plus précis, malheureusement ils sont assez mal dessinés et d’autre part il est avéré que la forme des bateaux a peu changé dans la Méditerranée depuis l’antiquité jusque tard dans la période historique ; la navigation à voiles, perfectionnée dans le Nord, est restée stationnaire dans le bassin de la Méditerranée et l’on peut admettre qu’en 500 de notre ère les navires marchands étaient peu différents de celui représenté sur une monnaie romaine du Musée de Berlin de l’an 343 avant Jésus-Christ.

En tout cas la forme relevée des barques encore actuellement en usage, rappelle sans contredit la galère romaine et nos bateaux du Zegdel.

Reste à savoir jusqu’à quelle époque l’arc a été employé par les indigènes de Tunisie, car il ne fait aucun doute que les figurations humaines sont des archers. Or la plus récente mention d’un fait militaire où les archers jouèrent un grand rôle est la bataille de Lépante en 1571 où les Turcs firent bon usage de leurs arcs.

La représentation de bateaux à une si grande distance de la mer peut paraître étonnante, mais il en existe d’autres, particulièrement au Maroc, où en dehors des graffiti de Salé, de Chellah à Rabat où une belle représentation de galiote barbaresque avec coufin est assez analogue à nos bateaux, nous connaissons de l’intérieur des terres d’autres figurations de navires, à Meknès, à Moulaï Idriss, à Taza.

En résumé, il est à peu près impossible de donner l’âge exact de ces graffiti qui ne peuvent être placés, par manque de document plus précis, qu’entre l’an 600 et l’an 1600 de notre ère.

E. et L. Passemard

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