Les fêtes criminelles

Guillaume Ferrero, la Revue Scientifique, 14 janvier 1893
Jeudi 29 décembre 2016

Il nous a paru intéressant de vous proposer cet article de 1893 sur les crimes et massacres rituels à travers les âges publié à une époque où, en France, les peines capitales étaient encore réalisées sur la place publique, on trouvait de bon ton d’aller massacrer et se faire massacrer à la guerre ou de réprimer les révoltes dans les colonies par la violence et le meurtre.

Ce que nous appelons aujourd’hui le crime est un fait normal de la vie sociale chez les peuples plus grossiers, qui confinent encore au dernier degré de l’humanité. Le meurtre, le vol, le pillage sont des exploits glorieux ou des amusements fort recherchés ; le cannibalisme n’est qu’un système d’alimentation plus prisé que tous les autres. L’homme primitif, presque partout, ne répugne nullement à tuer et à manger les autres hommes ; il y trouve même une jouissance.

Telle étant la condition morale de presque tous les peuples primitifs, on comprend sans difficulté que leurs fêtes aient un caractère cruel et criminel. Puisque la chair humaine est l’aliment le plus exquis pour les sauvages cannibales, il est naturel que, lorsqu’ils s’assemblent pour fêter quelque heureux événement, ils se régalent largement de cet aliment si prisé. Les Vitiens, chez lesquels l’anthropophagie était très répandue et très commune, ne manquaient jamais de marquer avec un grand repas de chair humaine chaque solennité publique, par exemple l’inauguration d’un temple, et clans les guerres ils fêtaient les victoires en dépeçant et rôtissant sur le champ de bataille les ennemis tués. De même les Monbouttous, chez lesquels la chair humaine est l’aliment ordinaire du peuple, célèbrent de grands festins anthropophagiques sur les champs de bataille, après la victoire. Les Néoclais dépeçaient tout de suite, après la bataille, les ennemis vaincus ou blessés, sans même attendre qu’ils fussent morts ou sans se donner la peine de les tuer ; les prisonniers étaient conservés et destinés en partie à la consommation particulière des guerriers, en partie aux grands festins publics, dont la chair humaine était le plat principal. Chez les Noutka-Colombiens, les notables du pays célébraient chaque année une cérémonie anthropophagique. On commençait par chanter une chanson de guerre en dansant, puis le chef, les yeux bandés, se livrait, au milieu des victimes désignées, à une sorte de colin-maillard : aussitôt qu’il avait saisi un esclave, celui-ci était égorgé et dépecé sur-le-champ, et les morceaux tout fumants en étaient distribués aux convives.

De même, tuer est un plaisir pour l’homme primitif ; pour les Javanais, par exemple, qui, pour essayer la bonté d’un poignard nouveau, le plongent dans la poitrine du premier homme qu’ils rencontrent. Il est pour cela naturel qu’on se réunisse parfois chez ces peuples en plusieurs pour jouir de ce plaisir, qu’on se donne des fêtes meurtrières aux dépens de quelque malheureuse victime. Les Peaux-Rouges, à leur retour d’une expédition, se livraient à de vraies orgies sanguinaires sur les prisonniers : on les liait à un poteau, au milieu du village, et les hommes, les femmes, les enfants allaient les tourmenter affreusement jusqu’à ce qu’ils mourussent, tués à coups d’épingles.

On voit donc qu’au début de la civilisation le crime est individuel et collectif ; il y a le crime que chaque homme commet pour son compte, et les fêtes criminelles, les crimes collectifs, accomplis par toute une tribu, une peuplade, etc.

Il en est de même de ces crimes très nombreux qui se rattachent à des idées religieuses, c’est-à-dire des sacrifices humains en l’honneur des ancêtres défunts, et ensuite des dieux, qui ne sont que ces ancêtres divinisés. Chez des peuples aussi sauvages, ces ancêtres devaient être des hommes féroces et cruels auxquels les sacrifices humains, les tueries, les massacres devaient plaire, selon l’opinion de leurs adorateurs : en effet, les Tahitiens prétendaient que leur dieu Oro était très satisfait lorsque les guerres étaient sanglantes ; les Chibchas disaient qu’aucun sacrifice n’était aussi cher aux dieux que les sacrifices de sang humain. Pour cela, chez les peuples plus sauvages, on tue beaucoup en l’honneur des ancêtres et des dieux. Mais, même dans ces crimes religieux, il y a le crime individuel et le crime collectif ; c’est-à-dire que le sacrifice est accompli tantôt par un homme, tantôt par une famille ou par toute une tribu, selon qu’on a à régler avec les ancêtres ou les dieux un intérêt individuel, un intérêt familier ou un intérêt de la tribu. Ainsi Abraham, dans la Bible, va sacrifier pour son compte son fils Isac à Dieu (sacrifice individuel). Dans l’Achanti, à la mort du roi, les fils et les frères du défunt se précipitent hors du palais royal en tirant des coups de fusil indistinctement sur tous ceux qu’ils rencontrent, pour les sacrifier aux mânes du mort (sacrifice familial). Chez les Chibchas, la principale cérémonie de leur religion consistait dans le sacrifice annuel d’un prisonnier de guerre qu’on avait, pendant un an, préparé à celte fête en l’entourant d’honneurs (sacrifice collectif d’une peuplade).

Après cela, on croirait que, lorsque le crime commence à devenir l’objet d’une répression légale et d’une répulsion morale, toutes ces espèces de crimes, crimes individuels et collectifs, fêtes criminelles, sacrifices humains, disparaissent en même temps. n n’en est rien, Par une curieuse contradiction, le crime individuel disparaît plus tôt que le crime collectif. Le meurtre, le vol, le cannibalisme sont-ils déjà considérés par l’opinion publique d’un peuple assez civilisé des méfaits ? Cela empêche les individus de commettre ces méfaits ; mais cela n’empêche pas que tout le peuple pratique encore ces fêtes criminelles que les anciennes mœurs sauvages avaient engendrées et qui sont en contradiction avec la condition changée de la moralité publique. En effet, nous trouvons, chez des peuples très civilisés, des fêtes et des cérémonies officielles qui sont entièrement dignes des peuples les plus sauvages.

Une croyance assez générale chez les primitifs est que le sang humain, possédant des qualités merveilleuses, assure la fertilité aux champs, la stabilité aux maisons ; on commet pour cela chez ces peuples un grand nombre d’homicides, car chaque homme cherche à assurer pour son compte à ses champs ou à sa maison les bénéfices du sang répandu. Chez les Aryens civilisés de l’Inde, cette coutume barbare n’existait plus ; celui qui aurait tué un homme pour se servir de son sang dans ce but aurait été condamné comme meurtrier : cependant l’ancien usage survivait encore dans les cérémonies publiques, car on répandait assez récemment encore du sang humain sur les fondements des édifices publics [1].

La guerre primitive est souvent faite dans le but de manger l’ennemi qu’on a tué, car alors l’ennemi n’est qu’une espèce particulière de gibier. Or chez certains peuples qui ont progressé quelque peu et qui ont banni de leurs usages le cannibalisme, nous trouvons que la chair humaine est le plat de rigueur dans certains banquets publics qu’on célèbre pour fêter les victoires. Au Dahomey surtout, après les guerres heureuses, il y avait des fêtes publiques où les festins de chair humaine étaient une coutume sacrée, bien que les Dahoméens ne soient plus cannibales ; le roi devait même manger le cœur d’un chef ennemi tué dans la guerre.

L’anthropophagie, dite juridique, donne parfois naissance à une espèce particulière de fêtes criminelles. Chez les Ballas de Sumatra, qui forment une nation nombreuse, agricole, paisible, policée, ayant un système régulier de lois, un alphabet, une littérature et qui ne sont plus cannibales, l’adultère, le voleur de nuit, ceux qui avaient traîtreusement attaqué une ville ou un village, étaient condamnés à être mangés par le peuple. On les liait à trois poteaux, les bras et les jambes écartés en croix, et, à un signal donné, toute l’assistance se ruait sur eux et les dépeçait avec des haches, des couteaux ou simplement avec les ongles et les dents. Les lambeaux arrachés étaient mangés immédiatement crus et sanglants ; on les trempait seulement dans une mixture préparée à l’avance dans une noix de coco et composée de jus de citron, de sel, etc. Dans le cas d’adultère, le mari avait le droit de choisir le premier morceau [2].

Chez les Dayaks, on trouve une fête criminelle qui se relie à une coutume spéciale, la « chasse aux têtes ». Comme dans beaucoup de tribus, un jeune homme ne peut trouver à se marier tant qu’il n’a pas présenté une tête humaine à sa fiancée ; il va se mettre en embuscade dans les herbes des jungles et guette sa victime des journées entières, jusqu’à ce qu’il la tue, et lui tranche la tête. Alors le jeune Dayak revient au village et annonce son triomphe en sonnant de la conque marine, qui est son cor de chasse ; les enfants et les femmes viennent à sa rencontre, lui font une ovation et lui prodiguent les louanges les plus exagérées et les plus hyperboliques, puis on porte en grande pompe la tête sanglante à la case du chef, et, avant de la suspendre sur le devant de l’habitation, on en fait sucer le sang par les enfants, pour qu’ils y puisent le courage. Or les Dayaks sont un peuple assez paisible, car dans leurs tribus l’homicide est très rare : « Ni la soif du carnage, ni le désir du meurtre, - écrit Temmink, - ni aucun esprit de vengeance ne les porte à couper les têtes ; ils ne sont pas non plus anthropophages. Une superstition héréditaire, passée en coutume, leur fait commettre ces actes qu’ils croient méritoires. » En effet, les Dayaks, de même que les Bartas, ont une réputation incontestée de sincérité, de franchise et d’honnêteté [3].

Mais c’est surtout la religion qui donne sa sanction et consacre ces crimes collectifs, en les conservant dans l’usage liés à ses dogmes et à ses rites.

La race phénicienne, même lorsqu’elle eut atteint le degré le plus haut de sa civilisation, conservait encore à Tyr, à Sidon, à Carthage les sacrifices humains. Les fêtes de Moloch étaient de vraies orgies de sang ; les prêtres brûlaient, en l’honneur du dieu, des enfants, et le peuple, excité par ce spectacle, était envahi par une telle agitation que beaucoup d’hommes restaient blessés par la foule frénétique. Ces horreurs de Tyr et de Carthage, nous les trouvons répétées à Upsal par les Scandinaves, à Hügen et Honcova par les anciens Slaves : or les Scandinaves et les Slaves, bien qu’ils ne fussent aussi civilisés que les Phéniciens, étaient des peuples qui avaient assez progressé. Mais tout cela n’est peut-être pas aussi étonnant que de trouver les sacrifices humains, non seulement en usage chez les Phéniciens, peuple sombre et cruel, mais aussi chez les Grecs : chez les Grecs, même dans la période de leur grandeur, aux mystères de Bacchus-Zagreus la foule des dévots lacérait un chevreau ; mais ce chevreau n’était qu’une substitution, car anciennement, - nous dit Plutarque, - c’était un homme que la foule mettait en lambeaux Sur l’autel de Dionysos-Omostès, Dionyse le mange-cru. Aux Thargélies, les Athéniens ornaient splendidement un homme et une femme qu’ils avaient entretenus aux frais de l’État, les conduisaient en procession et les brûlaient à l’entrée de la campagne. Les Celtes achetaient des esclaves, qu’ils entretenaient largement et, l’année révolue, ils les conduisaient en grande pompe au sacrifice. Tous les douze mois, la tribu scythe des Albanes engraissait, selon ce que nous relate Strabon, une hétaire, que le peuple massacrait ensuite, à coups de lance, devant l’autel d’Artémis [4].

Chez les Khonds, la foule immolait une victime chaque année, ce sacrifice étant la grande fête solennelle de la peuplade. Après trois jours passés en orgies indescriptibles et dans lesquelles figuraient parfois des femmes accoutrées en hommes et armées en guerriers, on liait la victime à un poteau, au milieu de la forêt, et on la laissait toute la nuit seule ; an matin, le village revenait, accompagné par un grand bruit de cloches et de gongs, de chants et de hurlements. Lorsque la foule était bien enivrée de bruit et de vacarme et bien excitée par des danses désordonnées, le grand-prêtre intimait le silence et récitait une longue prière ; après quoi il tuait, en général d’un coup de couteau, la victime. La foule n’attendait que ce moment ; avec des cris perçants elle se ruait à la curée, chacun cherchant à arracher un lambeau de la chair palpitante, à dépecer et à déchiqueter le cadavre.

Chez les tribus de l’intérieur de Sumatra, on trouve une cérémonie criminelle, qui est sans doute la survivance d’une coutume ancienne et très cruelle, passée avec le temps en devoir civil et religieux : ces peuples, bien que de mœurs assez douces, tuent et mangent encore pieusement et cérémonieusement leurs vieux parents, croyant accomplir ainsi un devoir sacré. Au jour fixé, le vieillard destiné à être mangé monte sur un arbre, au pied duquel se groupent les parents et les amis de famille ; ceux-ci frappent le tronc de l’arbre en cadence et chantent un hymne funéraire ; puis le vieillard descend, ses parents les plus proches le tuent avec recueillement et les assistants le mangent.

Chez certains peuples on trouve les animaux substitués aux victimes humaines ; mais cela suffit à nous montrer que, même chez ces peuples, le crime collectif était jadis une cérémonie solennelle, bien que le crime individuel fût déjà considéré comme une action méprisable.

Jusqu’à ces derniers temps, les Ispahanais célébraient la fête dite du chameau ou du sacrifice d’Abraham (notez la synonymie, qui nous prouve qu’anciennement on tuait des êtres humains au lieu des animaux). Le grand-prêtre de la Mecque envoyait son fils adoptif, montant un chameau bénit ; cet animal était promené en grande pompe par la ville. A un moment donné, le roi décochait une flèche contre ses flancs ; en un clin d’œil, la pauvre bête était abattue, hachée, déchiquetée, emportée et distribuée au loin ; chacun en voulait, ne fût-ce que le plus mince des fragments, pour le mettre dans une grande marmite de riz. Les Ghiliaks, les Ainos aussi, adoptaient un ours, le nourrissaient largement, jusqu’au jour où ils s’en disputaient les morceaux dans une fête publique.

Parfois, dans ces fêtes criminelles, le peuple ne joue plus que le rôle de spectateur ; il ne massacre plus lui-même les victimes, il ne fait qu’assister à des tueries, à des carnages, que des bourreaux sont chargés d’accomplir. Dans les funérailles étrusques, les parents du mort faisaient tourmenter publiquement un condamné ; souvent on lui bandait les yeux et on lui donnait un bâton ; puis le bourreau excitait des chiens contre lui, et la malheureuse victime devait se défendre avec son bâton. Le peuple devait s’amuser beaucoup de ces spectacles, qui étaient sans doute très fréquents, car on les a trouvés reproduits dans beaucoup de peintures étrusques, Les jeux des gladiateurs à Rome, - combats des gladiateurs entre eux, combats des gladiateurs contre les bêtes féroces, - n’étaient qu’une transformation des sacrifices funéraires des Étrusques ; mais leur férocité était bien plus grande, car souvent ils finissaient avec la mort d’un grand nombre d’hommes. Cependant la passion du peuple romain pour ces jeux était telle, qu’ils devinrent un moyen de domination politique : les partis cherchaient à s’assurer les suffrages du peuple en donnant des spectacles où un grand nombre d’hommes et de bêtes fussent massacrés.

Dans l’ancien Mexique, qui cependant était un empire où le crime était puni très sévèrement et poursuivi par le gouvernement avec beaucoup d’énergie, une foule immense accourait chaque année voir les sacrifices humains en l’honneur du dieu Huitzilopochtli, ces terribles tueries qui coûtaient la vie à tant d’hommes. Les prêtres cherchaient parfois même à augmenter les supplices des victimes : d’ordinaire le sacrificateur enfonçait d’un coup son couteau dans la poitrine du patient, lui arrachait le cœur, qu’il présentait au dieu ; mais souvent les assistants et les prêtres lançaient la victime sur la partie la pl us ardente d’un grand brasier allumé ; ils la laissaient se griller un instant, et, vivante encore, ils la saisissaient avec un crochet, et, la traînant violemment sur le sol, la plaçaient rapidement sur la pierre du sacrifice, où on s’empressait de lui arracher le cœur. Or cet effrayant spectacle faisait les délices d’un peuple chez lequel l’ivrognerie, le vol, le meurtre étaient punis de mort, qui possédait une organisation politique et une civilisation remarquables ; il y avait même des fanatiques qui demandaient à être étendus dos à dos sous la victime pour sentir ainsi ses derniers frissons.

C’est, sans doute, un progrès que cette transformation du peuple en spectateur ; mais il est, toutefois, surprenant que, chez des peuples aussi civilisés, on ait toléré de telles cérémonies.

On voit donc que le crime collectif a opposé une résistance plus grande que le crime individuel aux progrès de la civilisation. Mais pourquoi ces fêtes criminelles ont-elles duré si longtemps, tandis que les mœurs individuelles allaient se transformant ?

« L’axiome : Le tout est la somme de ses parties, ne s’applique pas aux multitudes, » écrit M. Reclus, Et M. Sighele a démontré cette loi à l’aide d’un grand nombre de preuves, c’est-à-dire que l’agrégat de plusieurs hommes présente certains caractères qu’on ne trouve pas dans les unités qui le composent [5]. La psychologie d’une foule d’hommes est une psychologie spéciale ; car les passions, les penchants, les idées des individus qui la composent, se combinent d’une telle façon que la conduite d ’un homme mêlé à une foule peut être très différente de celle qu’il tiendrait étant seul.

Le phénomène que nous étudions est l’effet d’une semblable différence entre les caractères d’un agrégat d’hommes et les caractères de ses unités. Une foule d’hommes est toujours plus néophobe, plus conservatrice que les hommes qui la composent ; pour cela un usage est d’autant plus stable et moins sujet à des variations que le nombre d’hommes qui observent cet usage est plus grand. Plus une foule grandit, plus son misonéisme devient intense.

Tout le monde peut observer qu’il est relativement assez facile à un homme de changer ses habitudes particulières ; mais que les habitudes communes à toute une famille, étant plus fixes, changent avec une difficulté plus grande. En effet, dans certaines familles, il y a des usages qui se conservent pendant deux ou trois générations, tandis qu’il est difficile qu’un homme ne change ses habitudes plusieurs fois dans sa vie. Mais si fixes que soient les coutumes familières, elles sont assez instables, si on les compare aux usages communs à des agrégats d’hommes plus grands, par exemple à toute la population d’une ville. Dans toute l’Europe, en Italie, en France, en Allemagne, certaines villes célèbrent encore des fêtes du moyen âge, parfois même des fêtes romaines, qui chaque année replongent toute une population dans le passé : le costume, les bannières’, les insignes, tout est vieux dans ces fêtes, et personne ne serait content si on employait pour la cérémonie des habits modernes, cal’ toute sa beauté paraîtrait s’évanouir. Mais on trouve des usages encore plus surannés, si on considère des agrégats humains encore plus grands ; car si dans les usages d’une ville on trouve des survivances de son histoire, dans les usages communs à tous les hommes civilisés on trouve des survivances de l’ancienne vie primitive, des usages qui appartiennent à la période sauvage. Tel est, par exemple, le culte des ancêtres. Le culte des ancêtres a été la forme primitive de la religion, l’embryon qui a engendré tous les cultes ; pour cela il n’existe plus chez les peuples d’une haute civilisation, et les rites relatifs à ce culte des ancêtres sont presque entièrement abandonnés. Cependant ces rites qui, en tant que pratique individuelle, n’existent plus, survivent encore comme usage général chez tous les peuples catholiques, car la cérémonie du jour des morts n’est qu’une survivance de l’ancienne religion ancestrale : dans ce jour tout le monde retourne en foule accomplir des actes relatifs à cette religion (visite aux tombeaux, renouvellement des couronnes de fleurs, etc., etc.) tels que nous les trouvons en usage chez les peuples sauvages, bien qu’on n’ait conservé pour ainsi dire aucune idée et aucune notion du culte des ancêtres. Ce qui n’existe plus comme pratique individuelle survit encore comme usage général.

Une foule d’hommes est donc toujours plus néophobe que les hommes qui la composent ; ceux-ci peuvent changer leurs sentiments, leurs idées, mais lorsqu’ils se réunissent, les sentiments et les idées acquis pour derniers n’auront pas d’influence sur leur conduite, ou ils l’auront très petite. Or quelle est la cause de cette contradiction ? pourquoi une foule d’hommes est-elle toujours plus conservatrice que ses composants ? L’homme, d’après la loi démontrée par M. Lombroso, est misonéiste ; il hait toute nouveauté et cherche à conserver tout ce qui existe, ses idées, ses sentiments, plus longtemps qu’il peut, sans les changer. Cependant lorsque des nécessités très fortes le poussent, l’homme réussit à ébranler son inertie ; il change ses habitudes, ses idées ; il se révolte contre les institutions et les lois qu’il avait jadis vénérées ; mais c’est toujours un travail pénible, un effort douloureux pour chaque homme, même pour le mieux doué, que cette révolution à porter dans le système de ses idées et de ses habitudes. Or, si difficile que soit ce changement pour chaque homme, il est encore plus difficile lorsqu’il s’agit d’un usage collectif ; car, dans ce cas, la pensée que tous les autres hommes feront de même et l’imitation viennent renforcer la néophobie naturelle à l’homme ; il ne faut pas seulement lutter contre les penchants conservateurs de soi-même, mais aussi contre la peur d’être seul à négliger un usage que tous les autres observent. « Tout le monde le fait », voilà la réponse que beaucoup de gens vous donnent, lorsque vous leur demandez pourquoi ils pratiquent certaines cérémonies tout à fait absurdes ou ridicules. En outre, puisqu’il s’agit d’usages collectifs, personne n’a dans ces usages un intérêt particulier, et pour cela même personne n’a de raisons spéciales pour les abandonner ; il faut donc pour que ces usages tombent en déchéance que des causes, agissant sur toute la masse de ceux qui observent les usages, produisent peu à peu cette décadence. Or il est naturel que ces causes doivent agir plus lentement que celles qui produisent les changements individuels des mœurs, des idées, etc. ; elles agiront même d’autant plus lentement que l’agrégat d’hommes qu’elles doivent embrasser dans leur influence est plus grand.

A présent la genèse des fêtes criminelles est expliquée. Lorsque les crimes devinrent l’objet d’une répression légale et ensuite aussi d’une répulsion morale, les hommes commencèrent, chacun pour son compte, à s’abstenir d’en commettre : leurs idées par rapport aux actions criminelles changèrent de plus en plus, et ces actes, qui jadis paraissaient honorables et glorieux, devinrent peu à peu méprisables. Mais ces fêtes criminelles, auxquelles l’ancienne liberté et l’ancienne gloire du crime avaient donné naissance, étant des usages communs à toute une tribu, une peuplade, etc., bénéficièrent de cette stabilité plus grande que nous avons remarquée chez tous les usages collectifs. Chaque homme s’éloignait lentement du crime, mais pour y retourner, comme membre de la tribu, lorsque le temps de ces fêtes civiles ou religieuses à caractère criminel revenait. C’est ainsi que le Dahoméen, qui n’est plus cannibale, redevient anthropophage dans les grandes fêtes publiques célébrées après une victoire ; c’est ainsi que les Indiens égorgeaient des hommes sur les fondements d’un palais, seulement lorsqu’il s’agissait d’un édifice public ; c’est ainsi que les habitants de Sumatra, bien que leurs mœurs soient en général assez honnêtes, mangent encore solennellement les vieillards et croient observer ainsi le plus sacré de leurs devoirs de fils.

Car dans cet étrange phénomène, il y a un côté encore plus curieux. Tout ce qui est vieux et suranné, usages, coutumes, institutions, lois, etc., etc., est l’objet d’une extrême vénération, surtout chez les peuples primitifs : les Tupis croient que s’ils s’écartaient des coutumes de leurs ancêtres, ils seraient détruits ; chez quelques clans des Malgaches, innovation et mal sont des idées inséparables ; les Araucaniens ont beaucoup d’usages très anciens qu’ils tiennent pour sacrés et qu’ils observent rigoureusement, sans aucune contrainte ; les Hottentots-Korarnas sont entièrement libres dans leurs actions, excepté lorsque les anciens usages sont en jeu. Or, puisque ces fêtes criminelles se conservent longtemps après que le crime commence à devenir une exception morbide, elles finissent par devenir sacrées, bénéficiant de celte vénération qui s’attache à toutes les choses anciennes ; les abolir ou les négliger, ce serait pour ces peuples manquer aux devoirs les plus saints. Il s’ensuit que l’action qui paraît horrible et punissable, lorsqu’elle est accomplie par un seul homme, passe pour être honorable lorsqu’elle est accomplie par toute la tribu ou tout le peuple dans ces fêtes : le crime dé l’individu devient le devoir de la foule.

Mais, par l’effet d’une autre cause, ces fêtes sanguinaires ont pu durer si longtemps, même chez des peuples tout à fait supérieurs, tels que les Grecs et les Romains. Malheureusement le crime, surtout le meurtre et en général le crime de sang, n’est pas une action pour laquelle l’homme ait une horreur innée ; cette horreur, lorsqu’elle existe, n’est que l’effet d’un long dressage, d’une éducation pénible de la civilisation. « Le meurtre, écrit M. Taine, surtout le meurtre à l’arme blanche et sur des gens désarmés, introduit dans la machine morale et animale de l’homme deux émotions extraordinaires qui la bouleversent, - d’une part, la sensation de la toute-puissance exercée sans contrôle, obstacle ou danger sur la vie humaine et sur la chair sensible, - d’autre part, la sensation de la mort sanglante avec son accompagnement toujours nouveau de contorsions et de cris. » Voilà pourquoi tous ceux qui peuvent disposer à leur caprice, sans aucun danger, de l’existence des autres hommes, rois, princes, hommes composant une foule, sont toujours enclins à la cruauté. Or, chez les peuples civilisés à demi, qui ne sont habitués au respect de la vie humaine que depuis peu de temps, ce penchant aux plaisirs sanguinaires du meurtre doit être plus vif ; et pour cela ces fêtes criminelles, bien qu’en contradiction avec l’état des mœurs individuelles, doivent être pour eux un amusement très recherché, car tous les instincts féroces, qui ordinairement sommeillent dans l’homme, peuvent s’y donner librement carrière. Cela nous explique aussi pourquoi on chercha à conserver ces fêtes en les adoucissant, lorsque la civilisation n’aurait plus toléré leur férocité primitive ; lorsque les sacrifices humains devinrent impossibles, on substitua les bêtes aux hommes ; lorsque les combats entre hommes semblèrent trop horribles, on institua les combats des animaux, coqs, taureaux, poissons. Ne-nous dit-on pas que le ministère qui essayerait d’abolir les corridas en Espagne risquerait de provoquer une révolte générale ? Dans ce cas, La foule est seulement spectatrice du carnage ; mais si un peuple tel que l’Espagnol aime avec une passion si furieuse ces représentations sanglantes, peut-on s’étonner de ce que des peuples moins civilisés convoitent ardemment les plaisirs de la criminalité collective, bien que chez eux les mœurs soient en voie de s’adoucir ?

L’étude de ces fêtes criminelles n’a pas seulement un intérêt historique ; elle est très importante pour la criminologie, car elle apporte des preuves nombreuses à l’appui de la théorie atavistique du crime. Le crime est-il un phénomène d’atavisme ? ou au moins l’atavisme joue-t-il un rôle considérable dans la criminalité ? Beaucoup de criminologistes l’ont nié en soutenant que si les peuples sauvages sont presque tous voleurs, cruels, débauchés, rien n’autorise à affirmer que les ancêtres des peuples civilisés leur ressemblaient. Certainement nous n’avons pas une preuve directe de ce fait ; mais si, à défaut de preuves, nous examinons leurs usages et leurs institutions, qui sont une espèce de débris fossiles de leur évolution, nous pouvons conclure que l’ancêtre primitif du Grec n’était pas plus moral que l’Australien ou le Javanais. Ces fêtes criminelles ne peuvent être expliquées que si on admet un ancien état de désordre moral ; cet état admis, tout devient clair, tout peut s’expliquer d’une façon simple et logique, Les hommes civilisés ont donc eux aussi débuté par le crime : ceux qui le nient devraient en tout cas nous donner une autre explication de ces usages. Mais ju.sqü’ici on ne l’a point fait.

Guillaume Ferrero

[1Reclus, les Primitifs ; Paris, 1885.

[2Letourneau, la Sociologie d’après l’ethnographie ; Paris, 1884

[3Bertillon, les Races sauvages ; Paris, 1882.

[4Reclus, op. cit.

[5La Foule criminelle ; Paris, 1892.

Revenir en haut