L’œuvre de M. L. Troost

Leçon d’ouverture du cours de chimie minérale à la Sorbonne (8 novembre 1900) — La revue des sciences pures et appliquées, 30 décembre 1900
Dimanche 16 octobre 2016

[!sommaire]

Messieurs, En prenant la parole dans cet Amphithéâtre, je tiens tout d’abord à remercier M. le Doyen et MM. les Professeurs de la Faculté des Sciences qui, à l’unanimité, m’ont appelé à succéder à notre cher confrère M. Troost. Cette nouvelle preuve de sympathie s’ajoute, d’ailleurs, aux amitiés que, depuis longtemps, j’ai rencontrées dans la vieille comme dans la nouvelle Sorbonne, et auxquelles je conserve toujours un souvenir reconnaissant.

D’après une ancienne habitude, le nouveau professeur doit consacrer sa première leçon aux travaux de son prédécesseur. Je n’aurais garde de manquer à cette pieuse coutume et je vais avoir l’honneur de vous parler aujourd’hui des recherches scientifiques de M. Troost.

I

Vous savez, Messieurs, que la Faculté des Sciences, modification de notre ancienne et glorieuse Université de Paris, date de 1809. L’unique chaire de Chimie qui existait alors était occupée par Thénard. Ce savant resta professeur à la Sorbonne jusqu’en 1841, mais il fut suppléé en 1820 par Dulong, puis, à partir de 1832. par Dumas.

Une deuxième chaire de Chimie fut créée en 1841 ; Dumas en devint le titulaire, et Balard fut appelé la même année à la première chaire, qu’il occupa jusqu’en 1867.

À cette époque, Henri Sainte-Claire Deville, qui avait été suppléant de Dumas de 1853 à 1867, passa à la première chaire, qu’il conserva jusqu’à sa mort, en 1881.

M. Troost, qui avait suppléé Pasteur pendant plusieurs années, puis avait occupé sa chaire, prit alors la chaire de Deville et fut remplacé dans son enseignement par Henri Debray que la mort devait nous ravir sept années plus tard. M. Ditte fut son digne successeur.

Et aujourd’hui, comme je désirais beaucoup enseigner les métalloïdes, mon cher confrère M. Ditte a bien voulu ne pas demander la permutation qui était devenue habituelle. Il a conservé la chaire des métaux, c’est-à-dire la chaire de Dumas et de Pasteur, et, grâce à lui, j’ai l’honneur de remplacer aujourd’hui M. Troost, que les règlements de mise à la retraite sont venus frapper, mais que le temps a respecté, car il quitte son enseignement plein de force et de santé.

Permettez-moi de vous indiquer dans le tableau ci-dessous, les noms des différents titulaires des chaires de Chimie de la Faculté des Sciences :

1e Chaire 2e Chaire 3e Chaire
1809 Thénard
1832 Dumas(sup.)
1840 Balard 1840 Dumas
1853 Ste Cl. Deville(sup.)
1868 Ste Cl. Deville 1868 Pasteur
1868 Troost(sup.)
1874 Troost(tit.) 1876 Wurtz
1881 Troost 1881 Debray 1884 Friedel
1900 Moissan 1888 Ditte 1889 Haller

M. Troost est entré à l’École Normale en 1848, en même temps que Sarcey, About, Taine et notre collègue M.Wolf. D’après les services rendus à notre pays par ces hommes d’élite, nous pouvons dire que c’était une bonne promotion.

M. Troost fut reçu à l’agrégation en 1851, et, la même année, il débuta au Lycée d’Angoulême comme professeur de Physique et de Chimie.

En passant par les laboratoires de l’École Normale, M. Troost avait pris un goût très vif pour la Physique et la Chimie. Son plus ardent désir était de rentrer à Paris pour se livrer à la recherche scientifique. En 1855, il put enfin réaliser ce projet, et, pour cela, il accepta ce que l’on appelait alors une demi-suppléance au Lycée Bonaparte, aujourd’hui Lycée Condorcet.

Dans la première année, il se souvient d’avoir eu une classe de 126 élèves de treize à quatorze ans, et la deuxième année il en avait 132.

La suppléance entière rapportait 2500 francs ; comme M. Troost partageait avec M. Fouqué, le savant pétrographe qui débutait aussi dans la science, il n’avait donc que 1250 francs de traitement. L’année suivante, il eut la suppléance entière et cet état de choses se poursuivit pendant cinq années. Mais, si son traitement était léger, par contre, M. Troost avait l’avantage de rentrer dans ce laboratoire de l’École Normale où, auprès de son maitre Henri Sainte-Claire Deville, il allait pouvoir commencer sa carrière de chercheur et de savant.

Nous ajouterons que M. Troost fut titularisé au Lycée Bonaparte en 1860, avec un traitement de 6000 fr., et que depuis 1855 jusqu’en 1868, il eut à enseigner au lycée la Physique, la Chimie, la Mécanique et même la Zoologie.

Enfin, en 1868, il est nommé maître de conférences à l’École Normale avec 7000 fr. de traitement et quitte l’enseignement secondaire, puis il supplée Pasteur à la Sorbonne à partir de 1869. et en 1874 il est nommé définitivement professeur titulaire.

Si je vous ai rappelé rapidement le début de cette carrière, c’est qu’il peut en sortir un enseignement pour nous tous. Voyons maintenant quels sont les travaux de M. Troost et permettez-moi de vous les présenter dans un ordre chronologique, ce qui rendra, je l’espère, mon exposition plus vivante.

II

Donc, à la fin de 1855, M. Troost rentre au laboratoire de Sainte-Claire Deville. Dès l’année suivante, en 1856, il présente à l’Académie des Sciences ses premières recherches sur le lithium ; en 1857, il passe sa thèse de docteur et il publie, en collaboration avec Deville, une note importante sur les densités de vapeur de diverses substances minérales.

Arrêtons-nous à ces premiers travaux.

En 1817, dans le laboratoire de Berzélius, Arfwedson faisait l’analyse d’un minerai, le pétalite, qui venait de la mine de fer d’Utö. À coté de la silice et de l’alumine, il caractérisa un nouvel oxyde, semblable aux alcalis, et pour lequel Berzélius proposa le nom de lithion ; il voulait indiquer par là que cet alcali était retiré pour la première fois du règne minéral, tandis que les deux autres alcalis connus à cette époque, la soude et la potasse, étaient fournis par le règne végétal.

Vous étudierez plus tard, Messieurs, le pétalite au Laboratoire de Minéralogie et je vous indiquerai de suite que vous trouverez le mémoire d’Arfwedson dans le tome VI du Recueil de Chimie, de Physique et de Minéralogie publié à Stockholm en 1818, et une traduction française du même mémoire dans le tome X de la 2e série des Annales de Chimie et de Physique de 1819.

Messieurs, cette double indication de la source naturelle d’un corps simple ou composé et de la bibliographie des publications les plus importantes reviendra à chaque instant dans notre enseignement.

À la suite de cette belle découverte d’Arfwedson, découverte due a l’analyse chimique, plusieurs auteurs poursuivirent cette étude. Peu à peu on reconnut que ce nouveau corps simple se trouvait dans d’autres roches et qu’en somme, sans être abondant, il est assez répandu dans la Nature.

Arfwedson et Gmelin avaient essayé, inutilement de décomposer la lithine par la pile ; Kraovauski ne put la réduire par le potassium, par le charbon et par le fer. Brandes reconnut ensuite qu’un courant électrique intense peut séparer de la lithine un métal qui brûle à l’air avec une flamme blanche. Enfin, le grand chimiste Humphrey Davy put isoler par le même procédé quelques globules de métal.

En 1855, Bunsen et Mathiessen, grâce à un bon dispositif approprié, purent, par électrolyse du chlorure, préparer une petite quantité de lithium et donner les principales propriétés du métal.

Tel était l’état de la question, lorsque M. Troost reprit l’étude du lithium. En partant du lépidolithe (silicate double d’alumine et de protoxydes de manganèse, de fer, de potassium et de lithium), il indiqua tout d’abord un nouveau procédé de traitement de cette roche, de façon à obtenir la lithine avec facilité à l’état pur. Puis, en simplifiant le procédé de Bunsen et Mathiesen, il put obtenir une quantité de métal suffisante pour en décrire les propriétés physiques et chimiques. En même temps, il étudiait un grand nombre de composés du lithium et présentait ce travail à la Faculté des Sciences pour obtenir le grade de docteur.

Vous savez, Messieurs, que Hiller a modifié par la suite la composition de l’électrolyte, par l’addition d’une petite quantité de chlorure d’ammonium, puis que M. Guntz est arrivé à rendre ce procédé tellement pratique qu’il est facile de préparer aujourd’hui des kilogrammes de à lithium.

Six ans plus tard, M. Troost devait revenir sur cette question pour fixer le poids atomique du lithium.

III

Reprenons maintenant la note, publiée en collaboration avec Deville, sur les densités de de vapeur diverses substances minérales. Dans ce travail, nous voyons apparaitre pour la première fois ces beaux appareils à températures élevées et constantes qui vont servir à aborder cette grosse question des densités de vapeur. C’est un pas important fait dans la voie ouverte précédemment par Dumas qui, le premier, avait proposé de déterminer les poids moléculaires par la densité des corps à l’état gazeux. Je n’ai pas besoin, Messieurs, de vous décrire les bouteilles de fer contenant du soufre ou du mercure qui vont servir à obtenir des températures constantes. Vous les connaissez tous. Et ce qui frappe tout d’abord dans cette note, c’est la simplicité de l’appareil. La question est franchement abordée, et, comme exemple, Deville et Troost nous fournissent les densités de vapeur de quelques chlorures métalliques. Il ne restera plus qu’à substituer le ballon de porcelaine au ballon de verre et le zinc en vapeur au mercure, pour que le procédé expérimental soit complet. Nous verrons plus loin l’importance de cette question, mais, pour le moment, je dois vous faire remarquer que la méthode que M. Troost suivra toute sa vie, dans ses recherches, est déjà mise en évidence dans ces premiers travaux. Qu’il s’agisse de la préparation du lithium ou de la vérification des lois de Gay Lussac, il saura se servir tout à la fois de la Physique et de la Chimie pour résoudre une question scientifique.

Les travaux qu’il publie ensuite en collaboration avec Marié Davy sur la détermination, par la pile, des quantités de chaleur produites par l’acte de la combinaison du chlore avec les métaux, démontrent l’importance que M. Troost attachait, dès 1858, au mouvement thermique qui se produit au moment de la combinaison.

À partir de cette époque, les recherches se poursuivirent avec cette constance, cette régularité qui permet seule d’aborder les grands problèmes.

En 1860 sur quelques couleurs obtenues à l’aide de la naphtaline et continuation avec Deville de l’étude des densités de vapeur. Dans cette nouvelle Note apparaît, pour la première fois, l’emploi des ballons en porcelaine que l’on chauffait aux environs de 1000°, et que l’on pouvait sceller ensuite au moyen d’un jet du chalumeau oxyhydrique.

L’année suivante, toujours en collaboration avec Deville, Troost publie un important Mémoire sur la reproduction des sulfures métalliques de la Nature. Mais je passe avec rapidité sur tous ces travaux, qui mériteraient de nous arrêter, soit par l’élégance des expériences, soit par les résultats obtenus.

En 1862, M. Troost détermine le poids atomique du lithium, puis il poursuit ses recherches sur la mesure de différentes constantes physiques densités et points d’ébullition. Et, parmi les notes qu’il publie à cette époque, en collaboration avec Deville, permettez-moi de vous donner quelques détails sur celle qui porte comme titre De la mesure des températures élevées. Pour bien établir que les résultats d’un thermomètre à air en platine ne sont pas toujours comparables, Deville et Troost font l’expérience suivante : Un tube de platine est disposé dans un tube de porcelaine dans le tube de platine passe un courant d’hydrogène ; dans l’espace annulaire qui contient des fragments de porcelaine chemine un courant d’air. L’appareil est froid, les gaz recueillis séparément sont purs. Chauffe-t-on l’ensemble des tubes à 1000°, la paroi de platine devient poreuse, l’hydrogène la traverse et, dans l’espace annulaire, on ne recueille plus que de l’azote et de la vapeur d’eau. Cette dernière est produite par la combinaison de l’hydrogène du tube de platine avec l’oxygène de l’air de l’espace annulaire.

L’expérience est élégante, elle est simple, elle entraîne de suite la conviction dans les esprits. Ajoutez qu’avec quelques modifications elle pourrait se prêter à la mesure complète du phénomène.

En 1865, M. Troost publie de curieuses expériences sur le zirconium. À cette époque, on ne connaissait le zirconium que sous la forme d’une poudre noire. Messieurs, en Chimie, nous nous défions toujours de ces poudres noires ou grises, qu’une étiquette, trop souvent menteuse, qualifie de corps pur. De là, par opposition, notre joie à la vue d’un beau cristal bien défini, joie que les profanes ne peuvent comprendre. Eh bien, M. Troost voulut donner au zirconium cette forme cristalline qui, à cette époque, lui faisait complètement défaut. Après bien des tâtonnements, il résolut enfin la question et prépara de larges lamelles brillantes de zirconium cristallisé. J’ai le plaisir de mettre sous vos yeux une fraction du premier échantillon de zirconium cristallisé préparé par M. Troost. Nous devons ajouter qu’après en avoir étudié les principales propriétés, il compléta cette étude en établissant la formule de la zircone, grâce à la densité de vapeur du chlorure de zirconium. La zircone, qui auparavant était Zr2O3 est devenue ZrO2, et cette opinion, ainsi que Gustave Rose l’a fait remarquer, permet d’expliquer l’isomorphisme de l’acide titanique et de la zircone.

Marignac, par l’étude de la constitution et des formes cristallines des fluosilicates, des fluotitanates et des fluozirconates, est venu confirmer la justesse de ces observations.

Permettez-moi, Messieurs, de laisser de coté les études sur le coefficient de la dilatation et sur la densité de vapeur de l’acide hypoazotique, ainsi que l’étude des composés chlorés et oxygénés du niobium et du tantale.

IV

J’ai hâte d’arriver à l’un des plus importants mémoires de M. Troost, je veux parler de cette belle étude du cyanogène, publiée en collaboration avec notre cher confrère M. Hautefeuille.

Nous devons nous rappeler, tout d’abord, que Deville venait de publier, de 1857 a 1863, ses curieuses expériences sur les phénomènes bizarres de décomposition incomplète qu’il venait de réunir en un corps de doctrine tous ces faits épars, et qu’il avait donné à la Société Chimique de Paris, en 1864, ses leçons classiques sur la dissociation.

Nous n’avons pas oublié, non plus, la grande découverte du cyanogène par Gay Lussac. Vous avez encore présent dans vos souvenirs ce magistral Mémoire sur le cyanogène, publié aux Annales de Chimie et de Physique en 1815. En chauffant le cyanure de mercure bien sec dans une cornue de verre, Gay Lussac dédouble ce composé en mercure et en un nouveau gaz, le cyanogène,composé formé de carbone et d’azote. qui va jouer le rôle de corps simple et qui sera le point de départ de la théorie des radicaux en Chimie organique. Telle est la partie la plus importante de cette belle expérience. Mais, à côté de ce dédoublement si simple, il est resté dans la cornue .une petite quantité d’une poussière noire, amorphe, qui n’échappe pas à Gay Lussac. Il en fait l’analyse. Sa composition correspond à celle du cyanogène. Cette poudre renferme autant d’azote et de carbone que le gaz produit par la décomposition du cyanure de mercure.

Gay Lussac ne se prononce pas sur sa nature. Il ne cherche pas à aller plus loin que l’expérience. Il ne remplace pas un fait incomplètement expliqué par un mot creux ou par une théorie vague et sans valeur. Son travail est un modèle par l’élégance des expériences et par le bon sens des conclusions qu’il en tire. Il sait que la Chimie, sous l’impulsion vigoureuse de Lavoisier, vient enfin de former une science. Loin de lui toute idée scolastique, toute interprétation trop hâtive des phénomènes de la nature. Gay-Lussac se contente de dire qu’il ne comprend pas comment s’est produite cette poussière noire qui a la composition du cyanogène et qui, par conséquent, en est un polymère.

Voyons maintenant si ses successeurs auront le même sentiment de discrétion scientifique. Et, pour cela, permettez-moi d’ouvrir un ouvrage qui a été longtemps le livre de chevet des chimistes minéraux et qui mérite toujours d’appeler leur attention, permettez-moi de prendre l’historique du paracyanogène dans la « Chimie » de Berzélius.

Bézélius en 1846 s’exprime ainsi « Brown a prétendu que ce cyanogène, chauffé au rouge blanc dans un vase donnant issue au gaz nitrogène, sans qu’il puisse y avoir renouvellement d’air, se racornissait et abandonnait du nitrogène. en laissant à la fin une masse noirâtre, agglomérée, qui, après le refroidissement, n’était plus du charbon, mais du silicium. Jusqu’à présent, la métamorphose de ce charbon dans le radical de l’acide silicique n’a réussi à aucun autre chimiste. »

Et plus loin : « Thaulow pense que le poids atomique du paracyanogène n’est que la moitié de celui du cyanogène, et il fonde sa supposition sur le fait que le cyanure argentique perd, par sa transformation en paracyanure, la moitié de son cyanogène. »

Enfin il ajoute : « Si la différence de propriétés entre ce gaz et le cyanogène venait à se confirmer, on pourrait appeler métacyanogène la modification isomérique du cyanogène qu’il renferme. Les trois espèces de cyanogène seraient alors représentées par les symboles Cyα. (cyanogène), Cyβ (paracyanogène) et Cyγ (métacyanogène). »

Tel était à peu près l’état de la question lorsqu’en 1868 MM. Troost et Hautefeuille abordèrent cette étude du paracyanogéne. En face des expériences contradictoires que je viens de vous rappeler, exposons leurs recherches. Ils établissent d’abord comment on peut préparer du paracyanogène pur, puis comment il est facile de revenir du paracyanogène solide au cyanogène gazeux. De plus, ils démontrent qu’il n’existe pas de paracyanures, et que le gaz recueilli par Thaulow, auquel Berzélius faisait allusion, n’était qu’un mélange de cyanogène et d’acide cyanhydrique. Puis, étudiant avec plus de soin, à des températures variées, cette décomposition du paracyanogène par la chaleur, ils découvrirent alors un fait important. Pour des températures déterminées de 350, de 440° et de 600°, cette transformation, partielle pour une température donnée, s’accentue à mesure que la température s’élève. Et dès lors, si l’on opère dans un appareil fermé, la pression finale que prend le produit gazeux lorsque l’expérience est suffisamment prolongée est une constante qui donne la mesure du phénomène. MM. Troost et Hautefeuille lui ont donné le nom de tension de transformation.

Cette combinaison du cyanogène avec lui-même, cette polymérisation va donc pouvoir être étudiée avec détails. On constate que, dans son passage d’un état isomérique à l’autre, ce cyanogène présente des phénomènes absolument comparables à la vaporisation d’un liquide et à la condensation de sa vapeur. En effet, le paracyanogéne se transforme partiellement en cyanogène sous l’influence de la chaleur, et la transformation s’arrête dès que le cyanogène exerce sur le paracyanogène une pression déterminée et invariable pour chaque température.

Vous avez devant vous [1] l’appareil original qui a été utilisé par MM. Troost et Hautefeuille dans leurs recherches. Le paracyanogène est placé dans un tube de verre de Bohême qui, par un robinet à trois voies, communique soit avec un manomètre, soit avec une pompe de Sprengel. À côté du tube de verre de Bohème se trouve le réservoir en porcelaine du thermomètre à air.

Les tubes contenant le paracyanogéne et le thermomètre à air ont été chauffés successivement dans la vapeur de soufre et dans la vapeur de cadmium. Pour les températures intermédiaires,on employait une étuve à air chaud dont le dessin que vous avez sous les yeux vous indiquera le détail.

Voici maintenant sur ce tableau les résultats donnés par ces diverses déterminations, résultats qui établissent la valeur des tensions de transformation a différentes températures.

Cette expérience faite sur le paracyanogène est importante, mais MM. Troost et Hautefeuille ont donné à leur travail une étendue plus grande en abordant l’étude de l’acide cyanurique, c’est-à-dire du polymère de l’acide cyanique. Je vais vous résumer l’interprétation que MM. Troost et Hautefeuille ont donnée de leurs expériences. Nous venons de voir que le cyanogène se polymérise et fournit le paracyanogène l’acide cyanhydrique donne de même avec facilité un acide polycyanhydrique ; nous savons qu’il existe aussi des polymères de l’acide cyanique CyOH ou CAzOH. Cette tendance à la polymérisation se présente constamment dans la série du cyanogène et en complique considérablement l’étude.

L’acide cyanique, préparé par le procédé de Wœhler et Liebig, est un liquide incolore, très fluide, doué d’une odeur irritante qui rappelle celle de l’acide acétique concentré ; il possède une tension de vapeur notable à la température ordinaire.

Ce composé liquide peut nous donner deux polymères solides, l’un soluble dans l’eau, l’acide cyanurique (CyOH)3, l’autre insoluble dans les dissolvants, la cyamélide (CyOH)n, tous deux résultant d’une condensation moléculaire. Ce changement de l’acide cyanique hydraté en ses polymères s’accomplit très rapidement à la température ordinaire. Dès que l’on retire le matras renfermant l’acide cyanique limpide du mélange réfrigérant qui l’entoure au moment de sa préparation, le corps liquide fait entendre une série d’explosions, en se changeant, avec dégagement de chaleur, de lumière et diminution de volume, en un produit solide blanc, qui est la cyamélide ou l’acide cyanurique insoluble. Ce changement s’accomplit à l’abri de l’air et de l’humidité. Inversement, si l’on chauffe la cyamélide, elle fournira l’acide cyanique.

On comprend dès lors que ces polymères se prêtaient très bien à ces études des tensions de transformation. Ici la pression du gaz cyanique servait t à mesurer la transformation de son isomère.

L’acide cyanique en vapeur, porté à des températures déterminées, se transforme partiellement en acide cyanurique et les tensions qui limitent cette transformation sont numériquement égales à celles que l’on obtient dans la transformation inverse.

L’acide cyanique liquide, maintenu a 0°, se transforme avec rapidité et d’une façon complète ; mais, pendant cette transformation, la vapeur qui sature l’espace libre au-dessus de lui conserve temporairement son état gazeux et, par conséquent, la tension maximum qu’elle avait avant le changement isomérique du liquide. Cette vapeur n’échappe cependant pas indéfiniment à la transformation en cyamélide celle-ci apparaît peu à peu en couche mince et uniforme sur les parois du verre, dans lequel, à la longue, se fait un vide absolu.

Maintenant, répétons cette expérience, non plus à 0°, mais à une température élevée, à 200° par exemple. Il résulte des expériences de MM. Troost et Hautefeuille que la transformation est encore limitée. La vapeur cesse de se transformer dès que sa tension, après avoir diminué peu à peu, a pris une valeur minimum, différente de la tension primitive de la vapeur d’acide cyanique. Cette tension nouvelle est la tension de transformation.

Nous voyons apparaître dans ces recherches délicates une idée nouvelle. La tension de transformation d’une vapeur pour une température donnée se distingue de sa tension maximum à la même température à la fois par sa valeur absolue et par ce fait qu’elle ne s’établit, en général, que très lentement. Ce n’est qu’à des températures élevées que la rapidité avec laquelle on obtient la tension de transformation devient plus grande et comparable à celle avec laquelle s’établit la tension maximum d’une vapeur.

Cette distinction entre la tension maximum d’une vapeur et la tension de transformation permet de comprendre le phénomène complexe présenté par une substance qui, à une même température, peut se vaporiser et se transformer. On a d’abord, pendant un temps plus ou moins long, une tension maximum de vapeur, limitant le phénomène physique de la vaporisation, puis finalement une tension minimum qui limite le phénomène chimique de la transformation.

Les appareils employés dans ces belles recherches sont des plus simples. Pour les températures inférieures à 250°, la cyamélide ou l’acide cyanurique est disposé dans un tube de verre qui porte latéralement un manomètre de 30 centimètres de hauteur. On fait le vide dans l’appareil avant de le fermer à la lampe et on le plonge ensuite dans un bain d’huile maintenu à une température constante par un fourneau à gaz convenablement réglé.

Trois séries d’expériences ont été exécutées dans des appareils identiques, chauffés dans le même bain, afin de pouvoir comparer la marche de la transformation de l’acide cyanurique et de lacyamélide. La première série d’expériences a été faite avec l’acide cyanurique parfaitement sec, la seconde et la troisième avec de la cyamélide, mais le poids de la cyamélide employé dans la seconde était dix fois moindre que dans l’autre. On a constaté ainsi que les pressions étaient bien indépendantes de la quantité de matière et de la nature de l’isomère qui sert de point de départ.

Le tableau que vous avez sous les yeux [2] résume les résultats obtenus. Il montre bien que les tensions du gaz cyanique émis, soit par la cyamélide, soit par l’acide cyanurique, croissent avec la température et que la transformation s’arrête dès que le gaz cyanique exerce sur son isomère une pression déterminée pour chaque température.

Nous ajouterons que cette belle étude du paracyanogène et de la cyamélide a été complétée en 1869 et 1870 par des études calorimétriques sur la chaleur de transformation et sur la chaleur de combustion de l’acide cyanique et de ses isomères.

V

Cette collaboration si féconde de MM. Troost et Hautefeuille, qui de deux savants a fait deux amis, se poursuit encore après les expériences sur le paracyanogène. Ils déterminent successivement la chaleur de combinaison du bore et du silicium avec le chlore et l’oxygène. Ils abordent l’étude des phénomènes calorifiques qui accompagnent la transformation de l’acide hypoazotique en acide azotique et l’introduction de ces deux corps dans les composés organiques. De plus, en 1871, ils publièrent aux Annales de Chimie et de Physique un Mémoire important sur la volatilisation apparente du bore et du silicium, et sur l’existence d’un maximum de la tension de dissociation.

Après la découverte mémorable de la dissociation, par Henri Sainte-Claire Deville, après l’expérience classique de Debray sur la décomposition limitée du carbonate de chaux, il semblait logique d’admettre que la dissociation augmente avec la température. Il semblait naturel d’en conclure qu’à une température convenable, les corps qui se dissocient seront tous complètement décomposés et que, par suite, ils ne pourront pas exister à une température plus élevée.

Ces conclusions n’ont pas été acceptées par MM. Troost et Hautefeuille. Dans ces nouvelles recherches, ils ont établi que certains composés du silicium, très stables à la température ordinaire, et commençant à se décomposer vers 350°, ont une tension de dissociation rapidement croissante jusque vers peut 800°, température à laquelle leur décomposition peut être presque complète, mais qu’au-dessus de cette température leur tension de dissociation, après avoir présenté un maximum, décroît rapidement jusqu’au rouge vif, où ils sont de nouveau très stables.

Voici donc des composés susceptibles de se produire, et par suite exister à une température supérieure aussi bien qu’à une température inférieure à celle qui peut déterminer leur décomposition.

À l’existence d’un maximum de dissociation pour certains chlorures et fluorures de silicium se rattache un phénomène de volatilisation apparente des plus curieux. Dans un tube de porcelaine, qui sera porté à 1200° et qui est traversé par un courant d’hydrogène ; on place une nacelle remplie de silicium cristallisé. Dès que la température est suffisamment élevée, une plaque de verre à faces parallèles, disposée perpendiculairement à l’axe du tube, permet de voir la surface éblouissante du silicium en fusion. On fait arriver dans le tube une bulle de gaz fluorure de silicium. Aussitôt que le fluorure a traversé la partie la plus chaude où se trouve le silicium en fusion, au-delà de ce silicium, par conséquent dans une partie plus froide, il se produit une fumée épaisse qui vient se condenser en un anneau très bien cristallisé dans la partie du tube dont la température n’est pas assez élevée pour être lumineuse.

Dans cette expérience de volatilisation apparente, le silicium se comporte donc comme s’il était volatil au milieu d’une atmosphère de fluorure de silicium.

Ce fait si curieux de l’existence d’un maximum de dissociation peut être établi encore par d’autres expériences. C’est ainsi que M. Ditte a constaté que les acides sélénhydrique et tellurhydrique, si faciles à décomposer à une température convenable en leurs éléments gazeux, peuvent se reproduire aux dépens de ces mêmes éléments à une température plus élevée.

De même, le platine, chauffé à 1400° environ, n’est ni fusible, ni volatil, qu’on opère dans le vide ou dans les gaz oxygène, hydrogène ou azote. Mais si, sur le métal ainsi chauffé dans un tube de porcelaine, au milieu d’un gaz inerte, on fait arriver quelques bulles de chlore, on constate que le chlore, après avoir été en contact avec le platine à la température de 1400°, va déposer, dans les parties du tube qui sont à une température moins élevée de très petits cristaux de platine.

Le platine se conduit donc comme s’il était volatil dans le chlore. Cette volatilisation apparente du platine, qui rappelle bien celle du silicium, s’explique de la même manière : elle est le résultat de la décomposition par abaissement de température d’un chlorure de platine formé à une température très élevée.

Pour isoler ce chlorure et en reconnaître la nature, MM. Troost et Hautcfeuille se servirent du tube chaud et froid de Deville. Le tube de porcelaine qui contient le platine est chauffé à 1400° ; il est traversé suivant son axe par un tube de verre mince maintenu froid par un courant d’eau rapide. Le composé qui se forme par l’action du chlore sur le platine à 1400° vient se déposer sur la partie inférieure du tube froid. Il a donc été facile de le recueillir et de l’analyser, et de reconnaître que c’était bien du protochlorure de platine.

Arrivons maintenant à une expérience plus décisive. Vous savez, Messieurs, avec quelle facilité se décompose l’ozone, ce polymère de l’oxygène. A la température de +250°, l’ozone est complètement détruit et ramené à l’état d’oxygène. Portons maintenant cet oxygène à la température de 1300 à 1400° dans un tube de porcelaine. Puis, au moyen d’un tube traversé par un courant d’eau rapide, extrayons par un petit tube latéral, en le refroidissant brusquement, une petite quantité d’oxygène. Ce dernier gaz présente tous les caractères de l’ozone. Nous devons donc admettre qu’à cette température élevée l’oxygène se combine à lui-même pour fournir de l’oxygène ozonisé. A ces phénomènes se rattache une curieuse expérience de Deville et Debray. Ces deux savants avaient constaté que, si l’on refroidit brusquement la vapeur émise par l’argent en ébullition au contact de l’air, on obtient de l’argent métallique mélangé d’une petite quantité d’oxyde d’argent. Or, vous savez avec quelle facilité l’oxyde d’argent se dédouble, dès qu’on le chauffe, en oxygène et en métal.

En étudiant de près cette expérience, MM, Troost, et Hautefeuille, par la volatilisation de l’argent dans une atmosphère d’oxygène et en ’présence d’un tube froid, ont pu établir que ce protoxyde d’argent décomposable à basse température peut se reproduire à une température élevée.

Ces expériences sont très importantes et ont modiSé nos idées sur la combinaison et sur la décomposition.

VI

En 1873, MM. Troost et Hautefeuille ont publié d’intéressantes recherches sur la transformation allotropique du. phosphore. Je n’ai pas besoin de vous rappeler, Messieurs, les belles études poursuivies antérieurement par Hittorf et par notre confrère M. Lemoine. Cette question était une des plus délicates de la dissociation. Vous savez, Messieurs, que le phosphore rouge et le phosphore blanc sont deux variétés allotropiques du même corps simple et que la variété transparente est la variété instable à la température ordinaire.

MM. Troost et Hautefeuille ont comparé « la transformation du phosphore blanc liquide en phosphore rouge à la transformation de l’acide cyanique liquide en cyamélide, tandis que, d’après eux, la production du phosphore rouge aux dépens de la vapeur de phosphore est comparable à la transformation du gaz cyanique en acide cyanurique.

« La facilité avec laquelle se fait la transformation du phosphore liquide porté à une certaine température, 280° par exemple, est de tous points comparable à la production de la cyamélide aux dépens de l’acide cyanique liquide. Comme celle-ci, elle porte sur la totalité du phosphore resté liquide. La vapeur émise vers 260° se montre aussi stable à cette température que le gaz cyanique à une température plus basse.

« D’un autre côte, à une température suffisamment élevée, la vapeur de phosphore, comme celle de l’acide cyanique, éprouve une transformation partielle. Le phosphore rouge prend naissance, comme l’acide cyanurique, aux dépens d’une vapeur, et la transformation cesse lorsque la pression, après avoir diminué graduellement, atteint une nouvelle limite. La rapidité de ce changement est d’autant plus grande que la température est plus élevée. »

Pour bien mettre en lumière la différence entre la tension maximum de la vapeur de phosphore, et sa tension de transformation à la même température, MM. Troost et Hautefeuille ont déterminé séparément chacune de ces tensions par de nombreuses expériences.

Permettez-moi, Messieurs, à propos de ces belles recherches sur les variétés allotropiques du phosphore, de vous rappeler une expérience curieuse due à MM. Troost et Hautefeuille, et qui met bien en évidence cette tension de transformation.

Un tube vide d’air, scellé à la lampe et contenant du phosphore rouge en son milieu, était chauffé dans cette partie à 500° environ, au moyen de quelques charbons disposés sur une grille. Les deux extrémités étaient chauffées l’une à 350° (vapeur de mercure en ébullition), l’autre à 325° (vapeur de bromure de mercure). La vapeur provenant du phosphore rouge se répandait dans tout l’espace ; elle venait se condenser dans l’extrémité la plus froide à +325° dès que sa tension dépassait la tension maximum répondant à la température de cette partie de l’appareil. Cette dernière tension représente donc la pression de la vapeur dans l’enceinte.

Dans ces conditions, on obtient d’un côté du phosphore liquide, tandis que de l’autre on a une couche mince et uniforme de phosphore rouge provenant de la transformation directe de la vapeur. Le phénomène physique de la condensation d’une vapeur est donc séparé du phénomène de sa transformation ; la première se manifeste dans les points les plus froids de l’enceinte, la seconde se produit dans la partie opposée, dans la partie la plus chaude. Vous voyez l’expérience se réaliser devant vous.

Dès lors, grâce aux travaux de Deville, de Debray, aux recherches de MM. Berthelot et Péan de Saint-Gilles. sur l’éthérification aux belles expériences de M. Lemoine sur l’acide iodhydrique et sur le phosphore, à celle de M. Ditte sur la décomposition des sels par l’eau, aux études d’Isambert sur les sels ammoniacaux, grâce enfin à tous ces travaux de MM. Troost et Hautefeuille que je vous expose trop brièvement, la théorie de la dissociation se forme et les lois des systèmes hétérogènes apparaissent avec netteté. L’étude des équilibres chimiques peut dès lors être poursuivie.

VII

En 1874, MM. Troost et Hautefeuille présentèrent a l’Académie de nouvelles recherches sur les alliages formés par l’hydrogène avec les métaux.

Gay-Lussac et Thénard avaient remarqué que le potassium et le sodium, chauffés au moyen d’une lampe à alcool dans une atmosphère d’hydrogène, absorbent une certaine quantité de ce gaz. On pouvait se demander si l’on se trouvait en présence d’une combinaison ou d’un simple phénomène de dissolution.

MM. Troost et Hautefeuille ont constaté tout d’abord que ces deux métaux peuvent être fondus dans le gaz hydrogène sans en absorber aucunement. L’absorption ne commence qu’au-dessus de 200° pour le potassium et au-dessus de 300° pour le sodium. Par le contact prolongé de l’hydrogène avec le potassium, ils ont obtenu une véritable combinaison définie, ayant au-dessus de 200° une tension de dissociation parfaitement constante pour chaque température.

Ce composé a pour formule K2H. Il est comparable aux alliages et présente les propriétés physiques des métaux. Il ressemble à l’amalgame d’argent dont il a le grain et l’éclat. Il est très cassant. Au contact de l’air, il s’enflamme immédiatement. Il peut être fondu dans le gaz hydrogène ou dans le vide sans subir la moindre décomposition. Il n’abandonne de l’hydrogène qu’au dessus de 200°, et il faut le chauffer, comme nous le faisons, au-dessus de 410°, pour que sa tension de dissociation soit égale à la pression atmosphérique.

C’est là un composé bien curieux, et l’on obtiendra avec facilité un alliage identique avec le sodium.

Bien plus, le palladium forme avec l’hydrogène un alliage Pa2H2 qui possède, comme les précédents, les propriétés physiques des métaux. Il a de plus la propriété d’absorber le gaz hydrogène à la façon du platine ou du charbon poreux, en quantité d’autant plus grande, pour une température donnée, que la pression extérieure de ce gaz est plus forte. Cette dernière propriété explique le désaccord qui existait entre ces nouveaux résultats et les curieuses expériences de Graham. Après avoir constaté le premier que le palladium peut absorber jusqu’à 982 fois son volume d’hydrogène, Graham avait admis qu’il existe un alliage à poids atomiques égaux PaH2, bien que ce maximum de 982 volumes d’hydrogène ne corresponde, comme il l’a remarqué lui-même, qu’à 0,772 d’hydrogène pour 1 de palladium.

L’absorption de l’hydrogène par le palladium correspond en réalité à un phénomène plus complexe que ne le supposait l’illustre chimiste anglais. En en’et, en déterminant les tensions que prend l’hydrogène dégagé, aux diverses températures, par le palladium hydrogéné, on a constaté : 1° Que, si le volume de l’hydrogène fixé est supérieur à 600 fois le volume du palladium, la tension de l’hydrogène décroit, pour une même température, à chaque soustraction de gaz, comme si l’on avait affaire à une solution d’acide carbonique dans l’eau. « 2° Que la tension devient constante, ce qui est le caractère d’une combinaison, dès qu’il n’y a plus que 600 volumes de gaz. Ce volume correspond à 1 molécule d’hydrogène pour 2 de palladium. « L’hydrogène forme donc bien avec le palladium un alliage défini dont la formule est Pa2H2. Cet alliage dissout ensuite, du gaz hydrogène à la façon du platine, et en quantité variable avec son état physique. »

À la suite de ces recherches, MM. Troost et Hautefeuille ont déterminé la densité de cet hydrogène allié aux métaux, et ils ont trouvé le chiffre 0,625.

VIII

Ces derniers travaux ont été publiés en 1874. C’est l’année où M. Troost fut nommé professeur à la Sorbonne. Depuis sa rentrée à l’École Normale, en 1855, dix-neuf années se sont écoulées. Et dans cette période de temps, M. Troost avait pendant treize ans, de 1855 à 1868, enseigné au Lycée Condorcet, ainsi que je vous le disais au début de cette leçon, la Physique, la Chimie, la Mécanique et la Zoologie. Cette lourde charge ne l’a pas empêché de publier, dans ces dix-neuf années, 40 Notes aux Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, 18 Mémoires aux Annales et parmi ces travaux, dont je viens de vous citer les principaux, sont comprises les recherches sur le paracyanogène et sur le phosphore. N’est-ce pas une preuve éclatante que l’on trouve toujours du temps pour le travail, à la seule condition de le vouloir ?

Du reste, cette activité scientifique de M. Troost, à laquelle nous sommes si heureux de rendre hommage aujourd’hui, nous la rencontrerons chez la plupart des collaborateurs de Deville. Je ne me rappelle pas sans émotion cette grande salle ou le maitre travaillait au milieu de ses élèves. Je revois encore le poêle monumental autour duquel on se réunissait l’après-midi de chaque dimanche. Là il nous étonnait tous par la vivacité de son esprit, par ses comparaisons osées et par ses vues toujours si fines et si pénétrantes. Puis, au beau milieu d’une théorie ou d’une explication, il s’arrêtait brusquement « Attendez, mon bon ami », et sur le coin du massif de briques qui entoure la cheminée, il allait chercher sa pipe de bruyère, qu’il bourrait de tabac avant de reprendre la discussion commencée. Tous ceux qui ont approché ce grand esprit en ont gardé un souvenir impérissable.

À cette époque, il avait auprès de lui Debray, M. Troost, M. hautefeuille, Joly, M. Margottet, M. Baubigny et bien d’autres.M. Ditte, depuis quelques années, avait quitté le laboratoire et était professeur à Caen, et Isambert était professeur à la Faculté des Sciences de Toulouse.

Mais je m’aperçois, Messieurs, qu’en me laissant entrainer par mes souvenirs j’oublie de poursuivre l’exposé des recherches de M. Troost. Revenons à notre sujet.

Nous étions à l’année 1874, au moment où M. Troost fut nommé professeur titulaire à la Sorbonne. Vous pensez bien que son activité scientifique n’a fait que croître pendant les années suivantes. En 1875, il étudie, en collaboration avec M. mautefeuille, la dissolution de l’hydrogène dans les métaux de la famille du fer, et ils abordent alors un ensemble de recherches sur le rôle que joue le carbone et le silicium dans les fontes.

Ils présentent successivement à l’Académie les Notes suivantes :

  • Recherches sur l’enrichissement des fontes et de l’acier en silicium ;
  • Recherches sur la dissolution des gaz dans la fonte, l’acier et le fer ;
  • Recherches sur les fontes manganésifères
  • Étude calorimétrique sur les carbures de fer et de manganèse, nouveau carbure de manganèse ;
  • Étude calorimétrique sur les siliciures de fer et de manganèse ;
  • Sur un borure de manganèse cristallisé et sur le rôle du manganèse dans la métallurgie du fer.

Toutes ces recherches forment un ensemble important et beaucoup de ces expériences ont fait comprendre ce qui se passait dans le haut-fourneau et dans le convertisseur Bessemer.

Par exemple, le bouillonnement de la fonte ou de’acier, que les métallurgistes observent journellement, peut être facilement étudié dans les laboratoires. Il suffit, pour le constater, de maintenir le métal en fusion dans des appareils en terre réfractaire le phénomène se continue aussi longtemps que le métal reste fondu. L’analyse a démontré que ce bouillonnement est produit par le dégagement d’oxyde de carbone et qu’il est accompagné d’un changement dans la composition chimique de la fonte ou de l’acier. L’oxyde de carbone qui se dégage résulte de la réduction de la silice et des silicates des parois des vases par le carbure de fer la fonte s’appauvrit en carbone et s’enrichit en silicium.

Puis, étudiant ces fontes siliceuses, ils font voir qu’elles s’oxydent tranquillement, qu’elles se scorifient en présence de l’oxygène, tandis que les fontes carburées ne s’affinent qu’avec production de vives et brillantes étincelles qui prennent naissance grâce au départ de l’hydrogène et de l’oxyde de carbone primitivement en solution dans le bain de métal liquide. De plus, lorsque la fonte carburée est fortement chauffée, il y a toujours combustion du fer et projection de globules incandescents.

Enfin,à la suite d’études calorimétriques importantes sur les fontes carburées et siliciées, MM. Troost et Hautefeuille ont établi quel était le rôle du manganèse dans la métallurgie du fer.

Il enlève au fer les matières étrangères : 1 parce qu’il dégage plus de chaleur que le fer en se combinant à toutes ces impuretés ; 2° parce que la scorification, puis l’oxydation des composés du manganèse ainsi produits dégagent plus de chaleur et ont par suite plus faciles que celles des composés correspondants du fer.

Nous vous rendons témoins de ces différents phénomènes en chauffant devant vous, au moyen du chalumeau oxhydrique, de la fonte siliciée dans un four en chaux vive. Voici la fonte en fusion tranquille ; nous ajoutons au bain métallique de la fonte manganésée, et vous voyez aussitôt se produire un vif dégagement de gaz avec projections de brillantes étincelles.

Messieurs, si vous remarquez les objets qui se trouvant sur cette table, chalumeau oxhydrique, ballons à densité de vapeur pour déterminations aux températures élevées, appareils pour la mesure des tensions de dissociation, minéraux reproduits par synthèse, ne vous semble-t-il pas que nous voyons en raccourci trente années de la Chimie minérale française ?

À la suite de ces dernières études sur les fontes et les aciers, M. Troost a continué l’étude de cette question des densités de vapeur, question posée par Dumas et qui devait amener bien des controverses et bien des discussions. Le temps me presse malheureusement et je ne puis vous exposer ces nouvelles recherches avec beaucoup de détails. Elles mériteraient cependant de nous arrêter, ça)-elles dominent les idées fondamentales de notre science. Dans ces expériences, M. Troost apporta l’ingéniosité de son esprit et toutes ses qualités d’expérimentateur. Nous aurons l’occasion d’y revenir plusieurs fois dans le cours de cette année. Je me vois forcé, du reste, de ne vous citer qu’en passant son étude de la blende hexagonale, ses belles recherches sur les sels ammoniacaux, ses curieuses expériences sur la perméabilité de l’argent pour l’oxygène ; ses recherches sur les phosphates doubles publiées en collaboration avec M. Ouvrard, son étude sur la présence de l’argon et de l’hélium dans les eaux sulfureuses publiés avec M. Ouvrard. En vérité, M. Troost a trop publié pour qu’il me soit possible dans cette leçon inaugurale de vous parler de tous ses travaux.

Et cependant je ne veux pas clore cette liste déjà longue sans vous rappeler cette intéressante et belle découverte de MM. Troost et Hautefeuille du premier carbure défini et cristallisé, je veux parler du carbure de manganèse Mn3C. Plus tard, on a isolé de certains aciers un autre carbure cristallisé Fe3C. Par la suite, un grand nombre de ces nouveaux composés ont pu être préparés dans ungrand état de pureté.

IX

Comme vous le voyez, Messieurs, par cet aperçu trop rapide, M. Troost a beaucoup travaillé c’est une condition pour être heureux. Les honneurs lui sont venus, et c’était, justice : mais je suis certain que, lorsqu’il fait un retour sur lui-même, lorsqu’il passe en revue toutes ces années consacrées à la Science, ce qu’il regrette le plus, ce sont ces bonnes heures de laboratoire où, lentement, après bien des difficultés, après bien des erreurs, on voit la question étudiée s’éclaircir peu à peu, prendre corps et vous donner enfin une solution qui contient un peu plus de vérité.

Ce qui nous frappe aussi dans cette revue trop rapide de ses travaux, c’est le soin apporté par lui dans la recherche, c’est, disons le mot, son honnêteté scrupuleuse. En science, nous devons bannir l’à peu prés, et, pour cela, nous devons toujours nous défier de nous-même. Les vérifications doivent être trop nombreuses pour être suffisantes.

Enfin, il est de notre devoir de ne pas oublier ceux qui nous ont précédés dans la recherche. Dans cette belle marche de la Science, rendons pleine et entière justice à tous. Gardons-nous de ce travers de croire que les Sciences, les Lettres ou les Arts soient l’apanage exclusif d’une seule nation. Reconnaissons les efforts, de quelque côté qu’ils viennent, et faisons notre possible pour faire progresser la Science, ce patrimoine commun de l’humanité.

H. Moissan, de l’Académie des Sciences, Professeur de Chimie minérale à la Faculté des Sciences de l’Université de Paris.

[1Le professeur montre divers appareils et tableaux.

[2Le professeur montre à ses élèves un tableau disposé dans l’amphithéâtre.

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