La faune et la flore de la cathédrale d’Amiens

Virgile Brandicourt, La Nature N°2910 — 1er aout 1933
Mercredi 5 août 2015 — Dernier ajout lundi 4 janvier 2016

Le XIIIe siècle fut le siècle des encyclopédies. À aucune époque, on ne publia autant de Sommes, de Miroirs, d’Images du monde. Saint Thomas d’Aquin cordonne alors toute la doctrine chrétienne. Jacques de Voragine réunit en un corps les plus célèbres d’entre les Légendes des Saints. Guillaume Durand résume tous les liturgistes antérieurs. Vincent de Beauvais embrasse la science universelle. Le monde chrétien prend pleine conscience de son génie.

Or, pendant que les docteurs construisaient la cathédrale intellectuelle qui devait abriter toute la chrétienté, s’élevaient nos cathédrales de pierre, images visibles de l’autre. Elles furent à leur manière des Sommes, des Images et des Miroirs du monde. Elles furent l’expression la plus parfaite qu’il y eût jamais des idées d’une époque.

Si Saint-Thomas a été le cerveau le plus puissant du moyen âge, Vincent de Beauvais en fut certainement le plus vaste. 11 a porté en lui toute la science de son temps. Travailleur infatigable, il passa sa vie à lire ou à faire des extraits. Saint Louis lui avait ouvert sa belle bibliothèque où se trouvaient à peu près tous les livres qu’on pouvait se procurer au XIIIe siècle, On l’appelait : librorum helluo, le mangeur de livres [1].

C’est probablement vers le commencement du XIIIe siècle que Vincent de Beauvais fit paraître ce grand miroir, le « Speculum majus » qui sembla à ses contemporains le suprême effort de la science humaine. Encore aujourd’hui, il est difficile de ne pas admirer une œuvre aussi colossale. Elle se divise en 4 parties : Miroir de la nature, Miroir de la science, Miroir de la morale, Miroir de l’histoire. Nous ne nous occuperons que du premier de ces Miroirs, celui de la Nature, et nous essaierons de le déchiffrer dans la cathédrale d’Amiens [2].

Le Miroir de la Nature, conçu par Vincent de Beauvais, avec une majestueuse simplicité n’est que le commentaire des 7 journées de la Création ; n’est-il pas sculpté dans nos cathédrales, où nous trouvons si largement représenté le monde des animaux et des plantes ? Il suffit de lever les yeux pour voir la vigne courir tout autour de la cathédrale d’Amiens ; le rosier sauvage s’accroche aux archivoltes, les oiseaux chantent sur les branches de chêne, les lapins, les poules se jouent aux bandeaux des portails ; des monstres, attachés par leurs ailes de pierre, aboient dans les hauteurs. Les cathédrales ne sont que vie et mouvement, et suivant une heureuse expression, l’Église fut, pour les sculpteurs du moyen âge, l’Arche qui accueille toute créature. Même les œuvres de Dieu ne suffisent pas à nos artistes : ils inventent tout un monde d’êtres terribles. Que signifient tant de plantes, d’animaux, de monstres ? Sont-ils seulement l’œuvre du caprice, ou bien ont-ils un sens ? Nous enseignent-ils quelque vérité mystérieuse ?

LA FAUNE

Les œuvres d’art où il est permis d’assigner’ aux animaux un sens mystique, sont peu nombreuses, mais elles sont de telle nature qu’en les rapprochant des textes on arrive à des conclusions très sûres.

Là où le symbolisme éclate absolument et indubitablement, c’est au portail du Beau Dieu d’Amiens, L’admirable Christ qui s’élève au trumeau de ce portail foule aux pieds le lion et le dragon (fig. 1).

Le premier de ces animaux ne nous arrêtera pas longtemps, c’est le lion au naturel ; il est accroupi et le Sauveur lui pose le pied droit sur la tête ; le second est du genre des reptiles et se rapporte bien aux descriptions que donnent du dragon les anciens naturalistes, et les auteurs du moyen âge, en particulier Albert le Grand : tête aplatie, gueule largement fendue, deux ailes et deux pattes, et surtout une longue queue dans laquelle réside la force de ce dangereux serpent.

La réunion de ces deux animaux suggère immédiatement l’idée que le sculpteur a voulu appliquer le texte du psaume 90 : Conculcabis leonem et draconam. « Vous foulerez aux pieds le lion et le dragon ».

Un peu plus bas et sur les côtés, se trouvent deux animaux singuliers, qui ont exercé la sagacité des archéologues, peu au courant de l’histoire naturelle du moyen âge. Celui de droite ressemble à un chien par la tête et à un serpent par la queue. Son attitude étonne autant que sa forme. On remarque qu’il appuie l’oreille droite contre le sol, et qu’il entre adroitement le bout effilé de sa queue dans l’oreille gauche (fig. 3).

L’autre, du côté opposé simule assez bien un coq fièrement campé, mais son corps est garni d’écailles et non de plumes, et sa queue pareille à celle d’une vipère, rend difficile toute identification(fig. 2).

M. Gilbert, dans sa description de la cathédrale, se tire d’embarras en déclarant que ces animaux sont des êtres purement chimériques. M. Rivoire y prétend reconnaître un chien et un coq, emblème de la fidélité et de la vigilance. D’autres encore, hantés par les mythes solaires ; y retrouvent d’un côté, le coq, symbole d’Hésus et de Mythra, ou du solstice d’été, et de l’autre le capricorne uni au chien céleste, symbole du solstice d’hiver. L’explication définitive a été trouvée par les chanoines Jourdain et Duval, grâce à leur connaissance de l’écriture Sainte et de la zoologie médiévale. Ils avaient remarqué que le texte prophétique par lequel on explique la présence du lion et du dragon sous les pieds du Sauveur, n’est que la deuxième partie du verset 13e du ps. 90 : « Vous marcherez sur l’aspic et le basilic, vous foulerez aux pieds le lion et le dragon. » Le lion et le dragon étant facilement reconnus, il y avait lieu de chercher si les deux autres animaux n’étaient pas l’aspic et le basilic. Or, voici ce que rapporte S. Bernard : « Pour ne pas entendre la voix de l’enchanteur, l’aspic tient une oreille aussi fortement appliquée qu’il peut sur le sol, tandis qu’il bouche l’autre oreille en y insérant sa queue ». Jamais sculpture n’a pu être expliquée par un texte plus clair. S. Bernard et les autres interprètes sont littéralement traduits par le ciseau.

Quant au basilic, il est plus étrange encore. Hugues de Saint-Victor et Vincent de Beauvais racontent que cet animal, nommé basilic ou roi des serpents, à cause de la petite crête ou couronne qu’il porte sur la tête, ne se traîne cependant pas comme les serpents, qu’il vole et ressemble au coq dont il tire d’ailleurs son origine, car ajoutent-ils, le coq, parvenu à la décrépitude, pond un œuf, et de cet œuf sort un animal qui a une queue de vipère et le reste du corps comme un coq.

Le piédestal de cette statue est carré et sur les deux autres faces se trouvent des vases de fleurs : du côté nord un lys du côté sud un rosier. Et le monolithe, dit Ruskin, est un des plus nobles morceaux de sculpture du monde entier.

Au-dessous de ce piédestal en vient un autre moins important portant en façade un magnifique cep de vigne, aux rameaux vigoureusement tordus, qui complète le symbolisme floral du tout. Il réalise, associé au lys et à la rose, la triple parole du Christ : « Je suis la rose de Saron et de lys de la Vallée. Je ne suis la vigne véritable. »

Remarquons en passant que le lis dont il est parlé dans l’Évangile n’est pas le lis blanc de nos jardins, qui ne croît pas en Palestine, mais une sorte d’anémone aux fleurs en clochette, dont la sculpture de notre cathédrale donne bien l’idée.

À part le lion, les animaux dont nous venons de parler sont des animaux imaginaires, représentations symboliques d’idées étranges du moyen âge. Dans les médaillons du portail, nous pourrons voir d’autres petits animaux, réels ceux-là, servant d’illustration à quelque scène de l’ancien ou du nouveau Testament. Voyez par exemple ce médaillon où se trouve un petit monument gothique. Un oiseau est perché sur le linteau et un hérisson entre par la porte ouverte. On pense à quelque fable d’Esope et non au terrible passage de Sophonie que l’artiste a eu la prétention de rendre… « L’éternel étendra la main, il fera de Ninive une solitude aride, des animaux de toute espèce, le pélican et le hérisson habiteront parmi les chapiteaux de ses colonnes … (fig. 4).

Voici maintenant les bêtes dans Ninive ; sept animaux : singe, renards, chats, dragon, errant à travers les murs d’une ville ou d’une vaste maison (fig. 5)

Plus loin nous trouvons Daniel dans la fosse aux lions. Daniel caresse le dos d’un jeune lion, un autre passe nonchalamment la tête sous son bras ; au fond de la caverne on en aperçoit un troisième qui ronge un os.

Ces petites images sont gracieuses, mais elles n’ont rien retenu de la grandeur des scènes qu’elles prétendaient traduire.

Dans les médaillons du grand portail sont figurés les vertus et les vices. C’est l’occasion pour nos sculpteurs de nous montrer le léopard symbolisant le courage ; le bœuf, la patience ; et l’agneau, la douceur. Pour figurer la lâcheté, nous trouvons cette petite scène : un chevalier pris de panique jette son épée et s’enfuit poursuivi par un lièvre, tandis qu’un oiseau chante sur un arbre. Nous retrouvons la même scène à Reims et à Chartres.

Ce doit être la traduction de quelque fabliau satirique.

Le chameau représente ici l’obéissance. « Le chameau qui se fait volontairement humble et petit, disent gracieusement MM. Jourdain et Duval, nous semble bien figurer cotte vertu. »

Mais voici Ruskin qui s’étonne au contraire qu’on ait choisi cet animal, « actuellement, dit-il, la plus désobéissante de toutes les bêtes qui peuvent servir l’homme, celle qui a le plus mauvais caractère, pourtant passant sa vie dans le service le plus pénible. Je ne sais comment il a été compris des sculpteurs du Nord, ajoute-t-il, ils l’ont pris comme type du porteur de fardeau qui n’a ni joie, ni sympathie comme le cheval, ni pouvoir de témoigner sa colère comme le bœuf. Sa morsure est assez mauvaise, mais probablement peu connue à Amiens, même des croisés qui ne voulaient monter que leur cheval ou rien. » Il est permis de penser que les sculpteurs amiénois avaient peu vu de chameaux. Aux stalles du chœur, nous retrouvons ceux d’Eliézer (fig. 7) : ils ont un aspect héraldique qui contraste avec la façon naturelle, pleine de vérité dont sont traités les ânes et les chevaux figurant au sacrifice d’ Abraham et au triomphe de Joseph.

Nous n’entreprendrons pas d’expliquer ici comment et à quelle époque les apologues venus d’Orient et de Grèce pénétrèrent dans la poésie du Moyen âge. Nous constaterons seulement que vers le commencement du XIIe siècle, on trouve sur les édifices religieux et civils des représentations sculptées de quelques apologues attribués à Bidpay et à Ésope, et qui, dès cette époque, étaient fort populaires en France. Témoin ces deux demi-médaillons ; Nous reconnaissons dans l’un : la fable du Coq et du Renard, dans l’autre : celle du Loup et de la Cigogne (fig. 8 et 9). Nos sculpteurs avaient-ils lu Ésope et Phèdre ? je ne sais, mais ils ont minutieusement traduit le texte du fabuliste : Gulaeque credens colli longitudinem, periculosam fecit medicinam lupo ».

Tous ces animaux ont été regardés d’un œil attentif, surpris dans leur attitude et leur geste familiers. On reconnaît en nos vieux maîtres des observateurs pleins de finesse et de bonhomie, proches parents des trouvères qui dessinèrent d’un trait si juste la silhouette du Renard et d’Ysengrin. Ce sont ries animaliers à la manière rie La Fontaine.

Les signes du Zodiaque au portail de Saint-Firmin nous offrent peut-être les plus parfaites des représentations d’animaux que nous admirons à la façade de notre cathédrale. Voici décembre avec le Capricorne, sorte de monstre à la queue effilée. Au-dessus de la charmante scène de février, nous trouvons la Carpe et le Brochet son compère, très facilement reconnaissables à leur aspect caractéristique (fig. 10) ; plus loin le Bélier de Mars, très soigné mais un peu lourd.

Avril est représenté par un personnage donnant à manger à son Faucon ; au-dessus le Taureau broute un magnifique feuillage de chêne (fig. 11).

Juin fauchant : la projection donne les fleurettes charmantes sculptées à travers l’herbe ; le Crabe, Cancer, étonnant de vérité, exécuté peut-être d’après nature.

Juillet, la moisson. Le lion, souriant, dit Ruskin, complète la démonstration que toutes les saisons et tous les signes sont regardés comme une égale et providentielle bénédiction (fig. 12).

Octobre foulant les vendanges. Le Scorpion, figure traditionnelle avec une queue fourchue, mais sans aiguillon.

Ne quittons pas le portail sans signaler aux curieux l’énorme escargot qui termine un gable à la tour Sud, avec toute l’ingéniosité de l’art dit nouveau, il est facile de le distinguer du parvis.

Au portail de la Vierge dorée, un oiseau et un lapin jouent familièrement dans un bandeau aux souples enlacements.

Un support des anges du même portail nous offre un très joli et très curieux groupe. C’est un mendiant à la barbe inculte vêtu de haillons, chargé d’un sac d’où sort un enfant coiffé d’un bonnet pointu et mangeant une pomme. Avec son bâton, il agace un ours.

Il reste à rendre compte des êtres innommés qui se sont abattus sur les contreforts, sur le haut des tours, sur les façades, comme des colonies d’oiseaux chimériques.

Que nous veulent ces gargouilles au long cou qui hurlent dans les hauteurs ? Si elles n’étaient retenues par leurs ailes de pierre, elles s’élanceraient, prendraient leur vol, et feraient sur le ciel une effrayante silhouette. Aucun temps, aucune race ne connurent jamais plus terribles larves, elles participent à la fois du loup, de la chenille et de la chauve-souris. Elles ont une sorte de vraisemblance qui les rend encore plus redoutables. On croirait voir des monstres encore inharmoniques de l’art tertiaire.

Moins connues que celles de Paris, les gargouilles d’Amiens ne sont pas sans intérêt, et s’il est difficile d’assigner un nom et une origine à la plupart de ces monstres chimériques ; on reconnaît facilement parmi eux un cheval (fig.13), des chiens, un aigle au naturel, d’un modelé superbe, un lion au masque puissant. Sur certains pinacles sont fièrement assis des chevaux, des bœufs et des cerfs avec leur ramure.

Les artistes, très surveillés quand ils devaient exprimer la pensée religieuse de leur temps, furent laissés libres d’orner la cathédrale à leur guise d’animaux bizarres et d’innocentes fleurs. Livrés à eux-mêmes, ils s’embarrassaient peu de symboles ; ils redevenaient peuple et regardaient le monde avec des yeux émerveillés d’enfants. Leur tendre et naïf amour de la nature leur inspirait un art charmant.

LA FLORE

Les artistes anonymes du XIIIe siècle veulent rompre avec les traditions ; ils ne regardent plus les vieux chapiteaux, imitation de I’antiquité classique ; ils vont aux premiers jour’s du printemps dans les forêts où d’humbles plantes commencent à percer la terre. La fougère, enroulée sur elle-même comme un puissant ressort, est encore couverte d’une bourre cotonneuse, mais l’arum va s’épanouir et les anémones des bois tapissent les taillis de leurs blanches étoiles. Ils cueillent les bourgeons et les feuilles qui vont s’ouvrir ; ils admirent l’art merveilleux avec lequel ces organes sont rangés ; ils sentent la puissance et la force de ces jeunes plantes, elles leur semblent pleines de grandeur par l’énergie contenue qu’elles expriment, et, vraiment monumentales. Du bourgeon, ils feront le fleuron qui termine un pinacle, de la pousse qui sort de terre, ils orneront leurs chapiteaux.

Nos grands sculpteurs ne méprisèrent rien, Au fond de leur art, comme au fond de tout art vrai, on trouve la sympathie, l’amour. Ils pensèrent que les plantes des prés et des bois de la Champagne, de l’île de France ou de la Picardie avaient assez de noblesse pour orner la maison de Dieu.

Violletle-Duc, dans un bel article sur la Flore, a remarqué le premier que l’art gothique à son aurore imite de préférence les bourgeons et les feuilles enveloppées du printemps. Au XIIIe siècle, les bourgeons éclatent et les feuilles apparaissent. Pendant le XIVe siècle ce sont des branches entières, des tiges de rosiers, des jets de vigne qui courent autour des portails … De sorte, dit M. Mâle, que la flore de pierre du moyen âge semble soumise aux lois mêmes de la nature. Les cathédrales ont leur printemps, leur été et quand apparaît le triste et décharné chardon du XVe siècle, leur automne. »

Pendant ces trois siècles, il n’est guère possible de surprendre d’intention symbolique, les plantes sont choisies pour leur seule beauté. Nos artistes ne copient pas servilement les formes végétales qui les ont frappés ; les feuilles sont simplifiées mais non déformées, leur structure intime et l’allure générale sont respectées. II est facile d’en reconnaître un grand nombre, mais il ne faudrait pas oublier cependant que nos sculpteurs ne sont pas des botanistes. Ils ne travaillent pas à l’Illustration d’un dictionnaire d’histoire naturelle. En cherchant à prendre la physionomie des végétaux, ils ne se piquent pas d’une exactitude absolue, ne se faisant pas faute d’emprunter un bouton à telle plante, une feuille à celle-ci, une tige à celle-là ; mais ce qu’ils observent avec une exactitude scrupuleuse, c’est le modelé des feuilles, la courbure et la diminution des tiges, leurs contours et leurs attaches. Ils créent ainsi une flore qui leur appartient, qu’ils proportionnent aux dispositions monumentales, à l’échelle de l’architecture, flore qui toute monumentale qu’elle soit, conserve un caractère de vraisemblance pleine d’énergie et de vie. Sous leur main sévère et ardente, la pierre s’anime, on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier disciplinée par le génie de l’artiste. Ce n’est pas en vain qu’au moyen âge le sculpteur est appelé le maître des pierres vives : Magister de vivis lapulibus, Interprétées et non déformées, ces plantes ont pu être étudiées par des érudits à la fois archéologues et botanistes. À leur suite, nous allons les rechercher dans la cathédrale d’Amiens.

Éliminons tout d’abord les ornements qui pour être cependant empruntés au règne végétal, représentent des feuillages de fantaisie inconnus des botanistes. Cette sculpture décorative est surtout répandue dans les parties hautes ; elle s’accommode mieux au style général de l’édifice, à ses lignes sobres et sévères, à ses dimensions gigantesques. Elle se compose en général de feuillages fort simples, découpés de quelques larges lobes arrondis ou tout au moins obtus, se présentant en masses vigoureuses, bien tranchées et facilement reconnaissables de loin. Un des plus beaux exemples de ce genre de décoration est celui qui nous est offert par les rinceaux de feuillages qui forment la rosace du tympan entre la porte du Sauveur et celle de Saint-Firmin. Quelle vigueur, quel puissant modelé dans les enlacements de végétaux qui forment cette rosace !

Maintenant, examinons la guirlande qui court le long de l’archivolte ; ici la plante est traitée d’une façon beaucoup plus fouillée, plus délicate, c’est la plante presque fil 1 naturel ; on n’éprouve aucune difficulté à reconnaître la fleur et le feuillage de l’églantier. Cette guirlande qui sertit les trois portails constitue une ornementation vraiment admirable ; peut-être a-t-elle aussi sa signification symbolique ? Nos artistes chrétiens ont tenu à faire figurer la rose sur une basilique élevée à la gloire de la mère de Dieu, celle que les Écritures ont appelée la Rose mystique.

Il ne faut pas passer sous silence un motif de décoration, sorte de guillochis sans fin, d’un très faible relief, formé d’un quadrillage posé tantôt en carré, tantôt en losange et dans lequel est inscrite une fleur formée de 4 lobes. C’est comme une tapisserie tendue sur les parties basses qui ne comportent pas de sujets décoratifs, et que la fécondité du ciseau de nos vieux maîtres n’a pas laissée nue.

Est-ce aussi à cause du symbolisme que la vigne paraît être la plante préférée des sculpteurs ? Le vin venant de la vigne n’est-il pas la matière du sacrifice de la messe ? A ce titre, il est facile de comprendre la place que tient la vigne dans les préoccupations des artistes du moyen âge. Cependant nous ne rencontrons jamais le blé, autre matière sacramentelle qui fait l’objet de tant de respect et de soins chez les moines chargés de préparer les hosties pour le Saint-Sacrifice. Mais l’épi de blé est peu décoratif et, par contre, la feuille de vigne est très ornementale. Quel plus bel exemple en pouvons-nous trouver que dans cette superbe frise qui court, tout autour de la cathédrale, à la hase du triforium ? Les pampres qui la composent sont vigoureusement traités, les ceps puissamment tordus. Cette frise s’arrête au cœur, de construction un peu plus récente, les pampres sont remplacés par des feuilles entablées qui n’ont guère autant d’ampleur. Le cep de vigne au naturel, sculpté dans le trèfle au-dessus du tombeau de Gérard de Conchy, est d’un fort bon style.

La feuille d’arum est la plus ancienne de celles qui se sont accrochées aux chapiteaux de nos cathédrales.

L’arum est une plante des plus modestes qui montre dans les bois humides, au début du printemps, ses feuilles en fer de lance tachetées de noir : Plus tard, du milieu de la fleur s’élève un cornet enveloppant une sorte de cierge. Pour quelques auteurs la feuille d’arum a eu, au XIIIe siècle, une prépondérance à cause de quelques réminiscences et superstitions païennes qui faisaient de l’arum le symbole de la puissance génératrice. L’arum est d’ailleurs peu commun à la cathédrale ; On peut le voir cependant à un petit chapiteau intérieur de l’entrée près du portail de la Vierge dorée. Plus commun est le plantain, humble végétal de nos cours et de nos jardins. D’un dessin très ferme, d’une forte charpente aux nervures bien accusées, il entre fréquemment dans la décoration des chapiteaux du XIIIe siècle. Il est terminé souvent par ce crochet qui joue un si grand rôle dans l’ornementation gothique ; crochet qui se diversifie suivant la nature des végétaux, qui abrite quelquefois des graines ou des bouquets de feuilles épanouies. Au plantain s’associe parfois le nénuphar, large feuille ronde sans nervures bien apparentes, et qui est usitée surtout au XIIe siècle.

Le trèfle, avec ses trois folioles si régulières qu’on les croirait tracées au compas, et qui s’appellent les trilobes, s’inscrivant sous les arcades ogivales, devait tenter le ciseau de nos tailleurs de pierres, Le trèfle est assez commun, de même que l’anémone hépatique, petite plante printanière dont la feuille l’appelle celle du lierre. La chélidoine ou grande éclaire, au port plein de majesté, d’un modelé si doux, d’une grâce parfaite est associée à d’autres plantes qui lui ressemblent beaucoup : la renoncule et l’ancolie.

L’ornementation des chapiteaux du triforium du chœur mérite d’être examinée attentivement. C’est certainement la plus avancée de toutes les parties de la cathédrale terminée en 1269, et clans laquelle se reconnaissent les tendances qui se manifesteront quelques années plus tard. Elle est empruntée à la frondaison la plus délicate, la plus découpée, la plus chiffonnée, la plus profondément refouillée et que l’on peut presque toujours nommer : lierre, aubépine, ancolie, persil, figuier, trèfle, érable, groseillier, vigne, houblon, chardon, et cela tout en laissant à la corbeille la pureté du galbe et ses lignes principales.

Au XIVe siècle, l’architecture gothique se modifie, l’ornementation varie également ; on abandonne l’interprétation des végétaux pour l’imitation exacte de la nature. À la cathédrale d’Amiens on suit très facilement cette transformation.

Des conceptions magistrales du XIIIe siècle, que nous avons signalées, on passe aux chapiteaux fouillés, ciselés avec un art, une délicatesse qu’on ne peut se lasser d’admirer. Les feuilles aux lignes sobres, calmes, largement interprétées, ont fait place aux feuilles plus découpées, imitées avec un soin minutieux. Les artistes de la première période avaient une préférence marquée pour les petites plantes, dans lesquelles ils avaient reconnu une puissance relativement supérieure à celle des grands végétaux. Les sculpteurs du XIVe siècle aimèrent ces grands végétaux et en sculptèrent le feuillage tel que la nature le donne. Le chêne, peu commun au XIIIe siècle, se reproduit souvent au XIVe ainsi que l’érable.

Avec le XVe siècle, la décadence commence ; les feuilles aux lobes arrondis disparaissent, c’est le règne de la feuille ondulée, découpée ou pointue. Apparaissent alors : le houblon, la chicorée, le chardon, le chou frisé, dans les crochets des gables. C’est à la clôture du chœur et dans les stalles que s’épanouit cette flore tourmentée. La vigne n’a pas été abandonnée, mais les feuilles en sont déchiquetées, plus allongées, plus pointues qu’aux siècles précédents. La gorge qui sert de base à chacune des niches des clôtures du transept est ornée de pampres dont on peut comparer la facture avec celle de la frise ornementale de la nef ; des oiseaux jouent dans ces feuillages et becquettent les fruits, que lèchent les escargots.

Dans les stalles, d’incomparables motifs d’ornementation végétale ont été répandus à profusion par nos habiles huchiers.

La plante y est traitée au naturel avec une délicatesse, un fouillé invraisemblables, une variété infinie. La végétation n’est pas ornemanisée comme dans d’autres parties où se sent l’influence de la Renaissance.

On reconnaît facilement le laiteron, la passiflore, la vigne, le lis, le chou frisé, le houblon, le lierre, l’aubépine, le chêne, le figuier, etc.

Les fleurs sont très rares dans l’ornementation murale.

À part l’églantier du portail, on n’en voit guère s’épanouir que sous les tailloirs des chapiteaux. Plus brillantes mais plus délicates que les feuilles, elles sont difficilement interprétées en pierre.

Et pourtant certaines de leurs parties ont fourni des motifs de fleurons, et en effet, les pistils des fleurs donnent souvent un ornement régulier très propre à terminer un sommet. Voyant que ces pistils sont habituellement accompagnés d’une collerette et de divers appendices, nos artistes saisissent le caractère puissant, vivace de ces formes végétales et en composent ces fleurons de couronnement se détachant sur le ciel, et dont le galbe, le modelé et l’allure donnent à un monument un aspect attrayant et pittoresque. Au XIVe siècle, les fleurons se garnissent de plusieurs rangs de crochets, et beaucoup sont sculptés aven une verve et un entrain surprenants.

La variété de cos fleurons, nomme celle des chapiteaux, est infinie. Les artistes du moyen âge ont reproduit des milliers de fois les mêmes feuillages sans jamais se répéter. Mais pour faire une feuille de vigne, d’érable ou de chélidoine, ils n’allaient pas copier la sculpture de leur voisin, et même ne recommençaient pas servilement le même motif tout le long d’une guirlande ; ils s’inspiraient de la nature et c’est pour cela que leurs feuilles sculptée dans la pierre sont aussi variées que celles qui poussent dans les bois.

Telle fut l’œuvre ornementale des sculpteurs picard du XIIIe siècle, œuvre colossale qui, malgré les coups du temps, nous reste avec son merveilleux et harmonieux ensemble. Dans sa forte unité, on rencontre une variété qui tient du prodige, une fécondité qui vraisemblablement ne se retrouvera plus. Saluons en terminant ces vieux maîtres inconnus, artistes pleins de foi et d’humilité, qui ont accompli l’œuvre la plus puissante qu’ait jamais enfanté la foi chrétienne servie par le génie national.

Virgile Brandicourt, Ancien président de la Société des Antiquaires de Picardie.

[1Cf. Émile Mâle, L’Art religieux au XIIIe siècle.

[2Les gravure, qui accompagnent cet article sont dues au talent d’archéologue et de photographe de M. Regnaut, gardien de la Cathédrale d’Amiens.

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