La médecine militaire dans les armées grecques et romaines de l’antiquité.

A. Corlieu, La Revue Scientifique — 29 octobre 1892
Dimanche 25 octobre 2015 — Dernier ajout samedi 7 septembre 2019

En présence d’une organisation comme celle qui régit aujourd’hui la médecine militaire, dont les cadres comprennent, en temps de paix, pour le service actif, 1 285 médecins de tout grade [1] pour une armée de 1 200 000 hommes, nous sommes mal placés pour juger avec impartialité l’organisation du Service de santé militaire dans les temps anciens.

Est-il admissible que les Grecs, peuple de savants et de soldats, aient envoyé des centaines de mille hommes sur les champs de bataille, sans songer aux soins à donner aux blessés, à une époque surtout où les combattants luttaient corps à corps, et où par conséquent les blessures par javelots ou armes blanches étaient très nombreuses ?

« Il semble, disent Dujardin et Peyrilhe [2], que les historiens se soient concertés pour cacher à la postérité tout ce qui concerne l’exercice de l’art de guérir dans les armées de la Grèce et de Rome. » C’est un sujet d’études fort intéressant ; c’est une sorte de problème à résoudre à l’aide des quelques documents que nous possédons. Ce travail a déjà été tenté en Allemagne par Kühn [3], dans dix dissertations qui précèdent des thèses ; en Grèce, par M. Kyriakos, sans compter les savants mémoires de René Briau [4], et les articles publiés par Guardia dans le Temps, en 1870-1871.

J’ai déjà effleuré cette question dans mon Étude médicale sur la retraite des Dix mille [5], si merveilleusement racontée par Xénophon, qui en fut à la fois le héros et l’historien. Il m’a semblé curieux de reprendre et de compléter ce travail, et de le poursuivre jusqu’aux temps obscurs du moyen âge.

I.

Homère est tout naturellement le premier auteur auquel nous nous adresserons, et c’est dans l’Iliade que nous trouverons les premières et plus anciennes indications.

Tout le monde connaît, par l’Iliade, Machaon et Podalire, fils d’Esculape, qui suivirent l’armée des Grecs au siège de Troie. Machaon est cité plus souvent que Podalire, ce qui a fait supposer qu’il était plutôt chirurgien, et que Podalire s’occupait plus spécialement de médecine, ou mieux d’hygiène et de régime, car, à cette époque, on négligeait un peu les maladies, qu’on considérait comme des fléaux envoyés par les dieux et réclamant surtout des sacrifices et des prières. En tout cas, cette question de spécialité n’a pas grande importance pour nous.

Ils ne furent pas les deux seuls médecins de l’armée des Grecs, car Homère nous dit qu’Idoménée, rencontrant un Grec blessé au jarret et porté par ses compagnons d’armes, le fit conduire aux médecins. [6].

Il est probable que chaque nation avait ses médecins, bien que Homère ne nous en fasse connaître que deux, pour une flotte de 1194 vaisseaux [7], environ cent mille hommes.

Les médecins attachés aux armées grecques n’avaient pas un rôle exclusivement médical : ils étaient aussi combattants. Machaon et Podalire commandaient à trente vaisseaux portant les guerriers de Trikka, d’Ithome et d’OEchalie, dans le Péloponèse. Ils étaient mêlés aux combattants, et Homère nous rapporte que Machaon lui-même fut blessé à l’épaule par Pâris, époux d’Hélène, et reporté vers les vaisseaux [8].

Leurs connaissances chirurgicales étaient alors peu étendues. Elles consistaient dans l’arrêt du sang, dans l’apaisement des douleurs, dans l’arrachement des traits. Lorsque Ménélas fut blessé, Agamemnon envoya chercher Machaon, « qui arracha le trait du solide baudrier, en ployant les crochets aigus… et après avoir examiné la plaie faite par la flèche et sucé le sang, il y versa adroitement un doux baume que Chiron avait autrefois donné à son père. [9]. » C’était là une sorte d’antisepsie primitive.

Le même traitement est suivi lorsque Eurypile est blessé, et c’est Patrocle qui fit l’opération, car Machaon était blessé dans sa tente. [10]. À défaut de médecins, des compagnons d’armes en faisaient l’office.

Chaque blessé retournait donc dans sa tente ou bien y était porté. Lorsque Machaon avait été blessé à l’épaule par Pâris, Idoménée prescrivit à Nestor d’emporter le blessé sur son char et de le conduire aux vaisseaux.

Si l’auteur de l’Iliade, poème écrit plus de deux siècles après la prise de Troie, a obéi à son imagination dans ses récits et ses descriptions, il a au moins décrit les mœurs et les coutumes de son temps, et nous devons tenir un grand compte de ce qu’il nous raconte sur la vie militaire d’alors :

« Depuis la guerre de Troie, on avait substitué l’usage de la cavalerie à celui des chars. L’art de panser les blessures, de remédier aux luxations et aux fractures, de traiter les maladies, était exercé par des hommes qui, sans former aucun corps, sans aucun mélange de superstition, se dévouaient aux secours de leurs semblables, les uns par l’appât du gain, d’autres seulement par l’attrait de la gloire [11]. »

Huit siècles environ se sont écoulés entre la guerre de Troie et la naissance d’Hippocrate, et, pendant ce long espace de temps, aucun écrivain n’a mentionné l’existence de médecins militaires, si ce n’est Lycurgue (IXe siècle avant J.-C.), qui, d’après Xénophon, avait réglé la place des médecins dans les armées lacédémoniennes : « Sous la même tente, dit-il, étaient les devins, médecins, joueurs de flûte, chefs de troupe, etc. [12]. »

Xénophon nous fournit des détails plus précis dans sa retraite des dix mille Grecs à travers l’Asie Mineure (401 avant J.-C.).

Après la bataille de Cunaxa, livrée entre Artaxerxès et son frère Cyrus, et dans laquelle ce dernier fut vaincu et tué, dix mille Grecs, auxiliaires de Cyrus, ne voulant pas se rendre, ont regagné le Pont-Euxin, à travers l’Asie Mineure, au milieu de fatigues et de misères de toute nature. Xénophon nous rapporte qu’il dut laisser ses malades dans des villages, sous la garde de huit médecins [13]. Il était trop prudent pour se démunir de tout son personnel médical, et nous sommes autorisés à supposer qu’il en avait gardé quelques-uns avec lui.

En Perse, des médecins étaient également attachés à l’armée : on en faisait grand cas, car, dit Cyrus, « qu’est-ce qu’une année sans la santé ? ». Xénophon rapporte encore ces paroles de Cyrus : « Pour la santé, j’ai entendu dire et j’ai vu que, comme les villes qui veulent être en bonne santé, se choisissent des médecins, les généraux amènent avec eux des médecins pour leurs soldats ; par conséquent, à peine entré en fonctions, je m’en suis préoccupé, et je crois que j’ai avec moi des hommes habiles dans l’art médical [14] . »

Ctésias, originaire d’Ionie, de la famille des Asclépiades, était depuis dix-sept ans à la cour du roi de Perse, Artaxerxès, et c’est lui qui donna des soins au roi blessé d’un javelot à la poitrine, sur le champ de bataille de Cunaxa.

En Macédoine, Philippe et Alexandre avaient aussi leurs médecins qu’ils emmenaient dans leurs expéditions. Au siège de Méthone, quand Philippe fut blessé à l’œil par un archer, il reçut immédiatement les soins de son médecin Critobule.

Alexandre emmena avec lui plusieurs médecins en Asie. Celui qui occupait le premier rang était Philippe d’Acarnanie, qui raccompagna dans toutes ses expéditions. Ce fut lui qui donna des soins à Alexandre, lorsque le roi commit l’imprudence de se baigner dans les eaux froides du Cydnus. Les médecins désespéraient du malade : tel ne fut pas ravis de Philippe, très estimé -dans l’armée [15]. C’est ce même Philippe qu’on avait accusé faussement de vouloir empoisonner le roi [16]. Les autres médecins connus étaient Critobule et Glaucias.

Au siège de Gaza, Alexandre fut blessé par une flèche qui perça la cuirasse et se fixa dans l’épaule [17]. Philippe scia le bois de la flèche, ôta la cuirasse, fit une incision profonde pour arracher le fer du dard. D’après Arrien [18], ce serait Critodème qui aurait pratiqué l’ablation du trait.

L’historien Pausanias [19] raconte qu’à la bataille de Sellasie (222 avant J.-C.), Philopœmen fut blessé aux deux cuisses d’un coup de lance. L’arme brisée resta dans la plaie. Les médecins retirèrent d’une cuisse le talon de la lance, et de l’autre la pointe. Plutarque dit que ceux qui se trouvaient présents n’osaient toucher à ce javelot, mais qu’à force de remuer les jambes et de les secouer, Philopœmen brisa le trait par le milieu et en fit retirer de la plaie les deux fragments séparément [20]. On sait que Plutarque n’est pas toujours d’une exactitude scrupuleuse : l’essentiel pour nous est de démontrer la présence de médecins dans les armées grecques.

Depuis lors, jusqu’à la réduction de la Grèce en province romaine (146 avant J .-C.), nous retombons, quant aux Grecs, dans l’obscurité la plus profonde, et c’est à Rome et à Byzance, dans l’empire d’Occident d’abord, et dans l’empire d’Orient ou empire byzantin ensuite, que nous devons poursuivre nos recherches.

II.

On sait qu’à Rome jusqu’au temps de Jules César, on ne fit pas grand cas de la médecine ni des médecins, qui étaient en général des Grecs ou des affranchis. César leur accorda le droit de citoyens, civitate donavit [21] . Il n’est pas dit un mot des médecins dans ses commentaires. Jusqu’à lui, les blessés étaient soignés sur les champs de bataille par ceux de leurs camarades qui avaient quelque goût pour cette chirurgie grossière. Sous Auguste, les armées deviennent permanentes : il ne se contenta pas d’avoir son médecin particulier, Musa ; il établit l’ordre dans ses légions, forma des corps sédentaires, une garde prétorienne, une garde urbaine, des vigiles, leur attribua des médecins et, plus tard, il en attribua aux cohortes [22].

L’empereur Claude, dans son expédition contre les Bretons (43 après L-C.), emmena avec lui Scribonius Largus, ainsi que ce dernier nous l’apprend, cum Britanniam peteremus cum deo nostro Cesare [23]. Scribonius Largus nous est connu par un livre sur la composition des médicaments.

Onésandre ou Onosandre, écrivain grec militaire du 1er siècle, dit que des médecins suivaient l’armée romaine pour panser les blessés. Il ne parait pas les estimer beaucoup, car, selon lui, la parole du général est plus utile, dans les moments difficiles, que ne le sont les médecins suivant tes armées, qui ne peuvent guérir que par leurs médicaments.

Jusqu’à Marc-Aurèle (161-180), les écrivains ne font pas mention des médecins militaires. Galien, qui vivait à cette époque, n’en dit que peu de choses. Il cite Antigonos [24] comme un excellent médecin des armées, mais il ne fait pas grand cas de ceux qui suivaient Marc-Aurèle en Germanie. Démétrius fut un de ceux-là. Ils savaient, dit Galien, autant d’anatomie que des bouchers [25].

On sait que Galien, qui n’a jamais passé pour brave, n’a pas accepté la mission d’accompagner l’empereur.

Mais si les auteurs nous manquent, les inscriptions nous viendront en aide pour nous montrer que des médecins étaient attachés aux cohortes et aux légions. On en a recueilli une quarantaine : ce sont sans doute des ex voto, En voici une ; les autres sont analogues [26].

Nous trouvons ainsi, comme médecins de cohortes, Caius Bunius Hilaris, Caius Julius Hermès, Quintus Fabius Pollux, Sextus Lutatius Bcarpus, Ulpius Sporus, Rubrius Zozimus, etc. Beaucoup étaient d’origine grecque.

Il y avait aussi des médecins de légions, ainsi qu’on a pu le constater au Ile siècle de l’ère chrétienne. Selon Briau [27], il y aurait eu quatre médecins par cohorte prétorienne, chiffre qui nous paraît exagéré. [28]]

Ammien Marcellin est un écrivain impartial : nous devons avoir d’autant plus confiance en lui qu’il a été témoin de ce qu’il a écrit. Il a servi en Asie et dans les Gaules, sous l’empereur Valentinien. Il raconte, à propos de la mort de ce dernier, qu’il eut une attaque d’apoplexie sur les bords du Danube, en 375, et qu’on eut de la peine à trouver un médecin pour lui donner des soins, parce qu’il avait dispersé ses médecins pour soigner ses soldats, quod eos per varia sparserat  [29]. On finit cependant par en trouver un, qui tenta plusieurs fois, sans succès, d’ouvrir la veine de l’empereur, qui succomba. Ammien Marcellin parle encore de Dorus, qui avait été médecin d’une compagnie de la garde de Constance, et qui devint centurion en 356 [30].

Quelle était la solde de ces médecins ? - Dans l’empire romain, leur service fut d’abord gratuit : ils supportaient les fatigues et les dangers des soldats. Sous Auguste, ils obtinrent quelques privilèges. L’empereur Aurélien (270-275) dit : « Que chaque soldat serve son camarade ; qu’ils soient traités gratuitement par les médecins (a medicis gratis curentur), qu’ils se conduisent paisiblement, in hospitiis [31]. » Plus tard, les médecins reçurent un salaire fixé, pris sur le Trésor public ou sur les nations vaincues ; ils furent, en outre, exemptés de certaines charges.

L’empereur Justinien (527-565) voulut que les médecins et surtout les archiatres fussent exemptés de toutes les charges actives ou publiques. « Il établit, en outre, que l’absence occasionnée par le service militaire dans les légions exemptait des charges civiles [32]. » Plus tard, les médecins militaires furent exemptés d’impôts et rangés dans la classe des savants. La considération qu’on eut pour eux se ressentit de celle qu’on eut pour les médecins en général.

Où et comment les blessés étaient-ils soignés ? - À la suite des combats, les blessés se rendaient ou étaient portés dans leurs camps, et ils se soignaient eux-mêmes, ou bien ils appelaient des médecins à leur secours. Velleius Paterculus rapporte qu’il y avait des chariots dans lesquels montaient ceux qui étaient trop faibles : ces chariots étaient destinés, en outre, à recevoir les médecins, les approvisionnements, etc. Jam medici, jam opparatus cibi, jam in hoc solum una portatum instrumentum balinei nullius non succurrit valetudini  [33]. Velleius Paterculus vivait sous Auguste et sous Tibère : il est non seulement historien, mais il occupa des grades élevés dans l’armée, et il a aussi profité de ces chariots, comme il l’écrit, cujus usum cùm alii, tùm ego sensi.

L’empereur Maurice (582-602) organisa un corps de cavaliers appelés Deputati [34], qui étaient chargés d’emporter les blessés pour les faire soigner hors du champ de bataille. L’empereur Léon (886-911), surnommé le Sage ou le Philosophe, augmenta le nombre de ces cavaliers, et, dans son livre sur la Tactique, il recommande au chef d’armée d’avoir grand soin de ses malades [35]. Léon est entré dans des détails de toute nature sur les devoirs du général d’armée ; mais il parle à peine des médecins. Dans le dernier chapitre, cependant, qui est une sorte d’appendice, il dit en quoi consiste la médecine militaire : « La médecine, dit-il, a à s’occuper des plaies qui sont faites par les pierres, les javelots ou autres corps de même nature : elle tient tout préparés les médicaments convenables ; elle combat par son art les maladies qui sont produites par le froid, par la chaleur, par la fatigue, par les eaux, les lieux, la température, la négligence des soins du corps, la mauvaise alimentation, les fruits et autres inconvénients de la même espèce [36]. »

On sait à peu près quelle était, chez les Romains, la partie du camp réservée pour les malades et les blessés. Il y a plusieurs descriptions des camps romains. Bien que Polybe, historien grec qui vivait à la fin du IIe siècle avant Jésus-Christ, ait très exactement décrit les camps romains [37], il ne dit rien du lieu destiné à recevoir les soldats malades ou blessés. On en peut conclure que, de son temps, ils étaient soignés dans leurs tentes. Le premier auteur qui parle du valetudinarium est Hyginus [38]. Hyginus était un géomètre, gromaticus, qui vivait dans le 1er siècle de l’ère chrétienne, sous les règnes de Trajan et d’Hadrien. D’après lui, ce lieu était situé dans le camp, non loin de la porte prétorienne, à gauche, dans un endroit un peu isolé, pour que le valetudinarium puisse être un lieu tranquille pour les convalescents, ut valetudinarium quietum esse convalescentibus posset.

D’après Végece [39], le préfet des camps exerçait son autorité sur les malades et les dépenses qu’ils occasionnaient. Il devait, en outre, veiller à ce que les soldats malades fussent bien traités par les médecins. Le préfet des camps remplissait des fonctions ayant quelque analogie avec celles de nos intendants militaires.

Si Végèce ne dit rien de la chirurgie ni de la médecine au point de vue militaire, en revanche on trouve dans cet écrivain un excellent chapitre sur l’hygiène des soldats. Il dit que le général ou le tribun doit défendre l’usage des eaux malsaines et marécageuses, car cette eau, semblable à un poison, engendre la peste, nam male aque potus, veneno similis, pestilentiam bibenlibus generat [40]. Il ne semble pas faire grand cas des médecins, car il dit que l’exercice journalier rend plus de services que les médecins. Le séjour trop prolongé des soldats, pendant l’été ou l’automne, dans ces lieux pestilentiels, peut, par l’usage de ces eaux et par l’air empoisonné, amener de graves maladies. Ce sont là de sages conseils hygiéniques que donnent encore aujourd’hui nos médecins militaires.

Un passage de Tacite rapporte les soins que prenait Germanicus pour ses soldats blessés au combat : « Il secourait les blessés de sa bourse, et, afin d’adoucir encore par ses manières affables le souvenir de leurs maux, il visitait les blessés, relevait leurs belles actions. En examinant les blessures, il encourageait celui-ci par l’espérance, celui-là par la gloire, tous par des paroles et des soins qui lui gagnaient les cœurs et les affermissaient pour l’heure du combat [41].) Mais Tacite est absolument muet sur les secours que recevaient en campagne les soldats malades ou blessés.

Dans le panégyrique de Trajan, Pline dit que l’empereur visita les endroits où étaient les malades. Il loue Trajan « de donner de la consolation, des encouragements et des secours aux soldats fatigués et malades [42] »,

Les valetudinaria n’ont commencé à fonctionner que peu de temps après le règne d’Auguste, très probablement sous celui de Trajan (98-117). On a supposé, sans preuves certaines, que les valetudinaria n’admettaient que les blessés ou les malades gravement atteints, et que les maladies légères étaient soignées dans les tentes.

Spartien, qui vivait dans le IVe siècle de l’ère chrétienne, raconte que l’empereur Hadrien visitait ses soldats malades in hospitiis [43].

Lampridius dit qu’Alexandre Sévère visita les soldats malades dans les tentes (per tentoria), même les simples soldats, et qu’il les fit transporter dans des chars suspendus (carpentis). Il ajoute que si les soldats étaient affectés de maladies graves, on les plaçait dans les villes ou dans les campagnes, confiés aux soins de bons pères de famille ou d’honnêtes femmes, auxquels on tenait compte des dépenses faites pour les malades, soit qu’ils guérissent ou qu’ils mourussent, reddens impenndia quæ fecissent, sive convaluissent sive periissent [44]. C’étaient des ambulances privées.

D’après les inscriptions, on a trouvé qu’il existait plusieurs classes de médecins militaires. Il y avait les médecins clinici ; d’autres étaient médecins des camps, medici castrenses, des cohortes, des légions. Si l’on voulait chercher quelque analogie entre notre organisation actuelle et celle des anciens, on pourrait peut-être assimiler les médecins clinici avec nos médecins des hôpitaux militaires, ayant sous leurs ordres des auxiliaires appelés optiones valetudinari, les medici castrenses avec les médecins en chef de corps d’armée, et les médecins des cohortes et des légions avec nos médecins de régiment.

Au moyen âge, avec l’invasion des barbares, toute organisation disparaît dans l’empire romain ou empire d’Occident, qui cesse d’exister en 476. Quant à l’empire d’Orient, dont l’histoire a été écrite par les historiens byzantins, il n’a laissé aucune trace d’organisation médicale dans ses armées. On trouve dans Procope, qui a suivi Bélisaire dans presque toutes ses campagnes, comme secrétaire, quelques noms de médecins tout à fait inconnus. Il rapporte que, dans la guerre gothique, les blessés furent soignés dans leurs tentes, et qu’un médecin, nommé Théoctistos, donna des soins très intelligents à Arzès, qui avait reçu entre le nez et l’œil droit une flèche, dont il fit l’extraction avec succès [45].

En résumé, dans les armées grecques comme dans les armées romaines, des gens ayant quelques notions empiriques donnaient des soins aux soldats malades ou blessés. On ne connaissait alors ni les examens ni les concours. Chez nous, dans les premiers temps de la Révolution française, quand nous avions toute l’Europe contre nous, on ne demandait à nos médecins militaires ni titres ni diplômes. Larrey lui-même, dont le nom comme chirurgien est inséparable de nos guerres de la République et de l’Empire, était depuis longtemps chirurgien en chef d’armée, chirurgien de la garde des consuls, membre de l’Institut d’Égypte, ex-professeur à l’Hôpital d’instruction du Val-de-Grâce, lorsqu’il soutint, le 24 floréal an XI (1803) sa thèse de doctorat sur les amputations des membres à la suite des coups de eu. On ne s’attardait pas alors à l’obtention du stigmate officiel que nous cherchons involontairement, même dans les temps anciens.

Dans l’antiquité, les combats corps à corps, étant plus meurtriers, devaient laisser sur le champ de bataille plus de morts que de blessés. Ces derniers, peu après le règne d’Auguste, furent secourus dans les valetudinaria et confiés aux soins des médecins castrenses ou clinici, qui avaient sous leurs ordres des agents subalternes. Les médecins de légions ou de cohortes accompagnaient les combattants, et ils avaient comme auxiliaires les Deputati, qui suivaient l’armée, ramenaient les blessés en lieu sûr ou leur donnaient les premiers soins sur le lieu du combat. C’étaient des ambulances volantes.

Les principales blessures étaient des plaies par instruments tranchants, piquants, contondants, des hémorragies par plaies artérielles, par coups de lance ou d’épée, des blessures occasionnées par des javelots ou des fractures. Les Grecs avaient une grande habileté pour l’extraction des traits. Dioclès, qui vivait environ 230 ans avant Jésus-Christ, avait imaginé un instrument dont Celse nous a donné la description [46], instrument connu sous la désignation de cyathisque de Dioclès, et qui facilitait l’extraction des javelots. Celse consacre un excellent chapitre à la méthode pour retirer les traits du corps.

Ill.

Après avoir extrait de tous les historiens tout ce qui a rapport au service de la médecine militaire dans les armées de terre, il faudrait, pour que ce travail fût complet, dire aussi le rôle des médecins dans la marine ; ce sera l’objet d’un prochain mémoire.

A. CORLIEU.

[1Inspecteur général, 1 ; - médecins inspecteurs, 9 ; - médecins principaux de 1re classe, 39 ; - médecins principaux de 2e classe, 46 ; - médecins majors de 1re classe, 313 ; - de 2e classe, 481 ; - aides-majors de 1re classe, 258 ; - de 2e classe, 138. (Annuaire militaire de 1892.)

[2Dujardin et Peyrilhe, Histoire de la chirurgie. Paris, 1774-1780. t. Il, p. 396.

[3Kühn, De medicina militari apud veteres Grœcos, Romanosque, Lipsiœ, 1824-1827.

[4R. Briau, Du service de santé militaire chez les Romains. In-8° ; Paris, 1866.

[5Gazette hebdomadaire, 1819. - Corlieu, les Médecins grecs depuis la mort de Galien. Paris, 1885, p. 190.

[6lliade, ch. XIII, v. 213.

[7Iliade, ch. II. D’après le dénombrement de la flotte, il y avait 1194 vaisseaux.

[8lliade, ch. XI, v. 513.

[9Iliade, ch. IV, v. 215.

[10Iliade, ch. XI, v. 828 et suiv.

[11Condorcet, Progrès de l’esprit humain, fragments de l’histoire de la quatrième époque, t. II, p. 115.

[12Xénophon, Politique des Lacédémoniens, ch. XIII, Coll. Teubner, p. 185.

[13Xénophon, Anabase, liv. Ill, ch. IV, § 4. Coll. Teubner, p. 93.

[14Xénophon, Cyropédie, liv. 1er, ch. VI, id., p. 39.

[15Arrien, Sur l’Anabase d’Alexandre, livre II, p. 60, Coll. Teubner.

[16Quinte-Cure, liv. Ill, ch. VI et suiv.

[17Quinte-Cure, liv. IV, ch. VI, liv, IX, ch. V.

[18Arrien, ouv. cit., liv. VI, ch. XI, p. 259.

[19Pausanias, Description de la Grèce, liv, VIII, ch. XLIX.

[20Plutarque, Vie de Philopœmen.

[21Suétone, Jules César, ch. XLII.

[22La cohorte était, d’après Végèce, composée de 550 fantassins et 66 cavaliers : la légion était formée de dix cohortes, soit environ 6 000 fantassins et 700 cavaliers.

[23Scribonius Largus, De compositione medicamentorum liber, Coll. Teubner, p. 67, § 163.

[24Galien, éd. Kühn, t., XII, p. 557.

[25Galien, éd. Kühn, t, XIII, p. 604.

[26Grœvius et Gruter, Inscript. antiq. totius orb. Roman. AmsteIodami, in-folio, 1707, t. 1er, p. LXVIII.

[27Briau, ouv. cit., p. 77.

[28A Esculape et à la santé de ses compagnons d’armes, Sextius Titius Alexander, médecin de la 5e cohorte prétorienne, a fait cette offrande, sous le VIlle consulat (de Domitien) et sous celui de T. Flavius Sabinus. [Le nom de Domitien a été effacé, probablement religionis causa.

[29Ammien Marcellin, Rerum gestarum Libri XXXI, liv. XXX, ch. VI, coll. Teubner, p. 220.

[30Ammien Marcellin, ouv, cité, liv. XVI, ch. VI, p. 84.

[31Vopiscus, Scriptores historie romanœ, t. i, p. 402.

[32Corpus juris civilis, liv. X, tit, LII, S 1, 6.

[33Velleius Paterculus, Historia romana, coll. Teubner, p. 115, 1876.

[34Léon, Tactica, Chap. IV, S 1, Lugd. Batav., 1612, p. 37.

[35Léon, ibid., p. 424.

[36Léon, ibid., § 63, p. 430.

[37Polybe, Histoire, coll. Teubner, liv. VI, § 27, t. II, p. 265.

[38Hyginus, Liber de munitionibus castrorum, coll. Teubner, p. 21.

[39Végèce, De re militari, coll. Teubner, liv. II, ch. Il, liv. III, ch. 1, II.

[40Yègèce, ouv. cit., p. 67.

[41Tacite, Annales, liv. l, § 71,

[42Pline, Panégyrique de Trajan, ch. XIII.

[43Spartien, Historia Augusta, vie d’Hadrien, ch. IX.

[44Lampridius, Historia Augusta, vie d’Alexandre Sévère, ch. XLXI.

[45Procope, Histoires, coll. Hist. byzallt., t. II, p. 153.

[46Celse, trad. Vedrennes, Paris, 1875, planches, p. 475, liv. VII, ch. V, s 3.

Revenir en haut