Le reboisement des montagnes et l’extinction des torrents

P. Demontzey, La Revue Scientifique — 4 avril 1891
Dimanche 12 avril 2015 — Dernier ajout mercredi 20 mars 2024

P. Demontzey, La Revue Scientifique — 4 avril 1891

Conférence faite à l’Association française pour l’avancement des sciences, le 14 mars 1891, par M. P. Demontzey.

Mesdames, Messieurs,

Lorsque dernièrement notre honorable président me demanda de faire, devant l’Association, une conférence sur le reboisement des montagnes, il voulut bien me rappeler le souvenir du Pavillon des forêts, au Trocadéro, à l’Exposition universelle de 1889, où l’on avait réuni une série de documents, pleins d’intérêt il est vrai, mais ayant le grave tort de ne pas parler, ainsi que l’exprimait, tout récemment, un éminent écrivain, l’un des rares visiteurs de nos travaux dans la haute montagne.

Malgré mon peu d’habitude de prendre la parole en public, je n’hésitai pas, devant ce souvenir encore vivant, à accepter la périlleuse mission, qui m’était offerte d’une façon aussi engageante, de combler cette lacune,

Je ne songeai plus qu’à profiter de l’occasion qui me, permettait de vous entretenir de la grande œuvre,’ essentiellement française, poursuivie silencieusement bien loin de Paris depuis un quart de siècle, par une série d’hommes dévoués, modestes, patients, et dont le public ignore à peu près l’existence.

Aussi, je tiens avant tout à remercier la Commission, des conférences et son éminent président d’avoir bien. voulu me procurer cette précieuse satisfaction.

C’est en France, en effet, que, pour la première fois.. le reboisement des montagnes a fait l’objet de mesures législatives.

Depuis longtemps déjà, de nombreux administrateurs, économistes, ingénieurs ou forestiers, connaissant bien les régions montagneuses du midi de la France, pour les avoir longtemps habitées, longuement parcourues et impartialement observées, signalaient leur état de. délabrement et de ruine, et concluaient unanimement à l’urgente nécessité de modifier une situation qui contrastait singulièrement avec la richesse des autres régions et menaçait de la compromettre.

Le gouvernement demeurait étranger à ces questions, qui semblaient n’intéresser que quelques pauvres départements, peu bruyants dans leur détresse, impuissants devant le danger et réduits à l’apathie la plus douloureuse.

Lorsqu’au lendemain des désastreuses inondations de 1840 retentit, du fond des Alpes, un cri d’alarme qui l’éveilla soudain l’opinion publique.

Un jeune ingénieur, Surell, originaire d’une contrée. des plus forestières de la Lorraine, venait de publier, sous les auspices de Dufaure, alors ministre des Travaux publics, son Étude sur les torrents des Hautes-Alpes, où le plus chaud patriotisme, les idées économiques les plus élevées et l’indépendance de caractère la plus noble, s’allient à l’analyse la plus rigoureuse, à l’observation la plus nette et aux solutions les plus vraies.

Cette œuvre magistrale, qui constitue le plus magnifique plaidoyer qu’on ait jamais prononcé en faveur des forêts en montagne, fut, dès 1842, couronnée d’un prix Montyon par l’Institut.

Le reboisement des montagnes prit dès lors place dans les préoccupations des pouvoirs publics ; le gouvernement mit cette grave question à l’étude auprès des conseils généraux des nombreux départements intéressés, et l’Administration des forêts, tout en préparant un projet de loi, entreprit, dès 1846, sur de nombreux points des régions montagneuses, une série d’essais de reboisements dont les enseignements n’ont pas laissé d’être précieux plus tard.

Les événements politiques ultérieurs imposèrent un assez long temps d’arrêt, et ce n’est qu’en 1860, qu’à titre d’essai, fut rendue la première loi sur le reboisement des montagnes, réclamée par l’opinion publique à la suite des inondations de 1856, dont les désastres ont été évalués à plus de 250 millions.

Seuls, quelques bruyants publicistes s’empressèrent de soutenir que le reboisement des montagnes était une entreprise absolument chimérique, irréalisable, destinée à n’apporter que d’amères déceptions.

La période d’essai permit d’observer les côtés faibles de cette législation si nouvelle et d’étudier les perfectionnements à lui apporter.

Dès 1876, le gouvernement put présenter au Parlement un nouveau projet qui, après maintes discussions, aboutit à la loi du 4 avril 1882, sur la restauration et la conservation des terrains en montagne, en pleine application aujourd’hui.

Les dispositions de cette loi sont de deux ordres :

D’une part : les moyens d’encouragement, qui consistent en la faculté donnée au gouvernement d’inciter, au moyen de subventions, les propriétaires, communes ou particuliers, à mettre en valeur des terrains, le plus souvent improductifs, dont l’état actuel pourrait amener la dégradation. Les travaux ainsi subventionnés portent le titre de facultatifs. Leur champ d’application est indéterminé.

D’autre part : les moyens de coercition, qui donnent le droit à l’État de provoquer, auprès du Parlement, la déclaration de l’utilité publique de travaux dits obligatoires, sur tous les points où leur exécution est, aux termes mêmes de la loi, commandée par la dégradation du sol et les dangers nés et actuels constatés à la suite d’une enquête préalable.

Si l’on cherche les causes de la dégradation et des dangers dont il s’agit, on arrive en dernière analyse à constater :

Que le grand ennemi, le seul que l’on ait à combattre, c’est l’affouillement, dont la puissance est en raison directe de la pente des versants, de la masse des eaux susceptibles d’y couler dans un temps donné, et de l’inconsistance du sol ou de la roche sous-jacente, et dont l’effet maximum est représenté par le torrent, c’est-à-dire un cours d’eau, à pentes très fortes, parfois intermittent, qui a pour caractère principal d’arracher et de charrier des matériaux dans la montagne, de les déposer dans la vallée et de divaguer sur ses dépôts.

D’où il résulte que ce caractère, tout spécial, du torrent, en fait l’auxiliaire le plus redoutable des inondations dans les plaines, par suite de la masse énorme de matériaux solides qui, entraînés dans les rivières, augmentent le volume de leurs crues et exhaussent constamment leur lit.

Le problème de la restauration et de la conservation des terrains en montagne se pose donc fatalement ainsi :

D’une part, supprimer, dans les torrents existants, la possibilité de l’affouillement et par suite le charriage des matériaux, tout en diminuant l’importance et la soudaineté des crues, c’est-à-dire transformer les torrents en ruisseaux inoffensifs et surtout bienfaisants ;

D’autre part, empêcher ou prévenir tout affouillement pouvant donner lieu, soit à la formation de nouveaux torrents, soit au renouvellement de l’activité des torrents éteints.

Une pareille entreprise ne saurait être abandonnée à la discrétion des propriétaires du sol, et dépassera toujours les forces dont ils disposent.

De là ces reboisements obligatoires, restreints dans leur étendue, prescrits par la loi qui donne à l’État, devant le refus, l’incurie ou l’impuissance des propriétaires, la faculté de préparer la formidable lutte que, bien certainement, il sera seul à soutenir et que, plus certainement encore, il est seul capable de terminer avec succès.

A l’État donc la restauration des montagnes dégradées et la lutte contre les torrents.

Aux communes, aux établissements publics et aux particuliers, le reboisement des terrains dénudés dont la conservation réclame la protection efficace et rémunératrice de la végétation forestière.

On estimait, en 1860, à 1200000 hectares l’étendue totale des versants dénudés de montagnes dont le reboisement serait des plus avantageux pour le pays

D’après une vaste reconnaissance opérée, de 1884 à 1886, sur une superficie de 3500000 hectares, comprenant le territoire de 1200 communes environ, l’étendue totale des terrains à soumettre à la coercition, c’est-à-dire aux travaux d’utilité publique à la charge de l’État, s’élève à environ 320000 hectares, soit au quart seulement de la superficie à reboiser.

Mais les travaux, ainsi concentrés sur les terrains les plus ruinés, exigeront une dépense supérieure aux frais du reboisement des trois autres quarts qui sont destinés à demeurer entre les mains de leurs propriétaires, pour être mis en valeur au moyen des subventions de l’État.

Vous voyez, par ce rapide exposé, combien est peu fondée cette opinion, encore trop répandue, qui attribue à l’État l’intention de couvrir quand même de vastes forêts domaniales, toutes les montagnes dénudées du midi de la France.

Les travaux obligatoires formeront des défenses de premier ordre à l’abri desquelles les forêts actuelles, et celles que ne manquera pas de créer l’intérêt bien entendu des propriétaires du sol, grandiront pour le plus grand bien du pays.

Avant d’aller plus loin, je crois utile de définir nettement certains termes de notre vocabulaire spécial :

Nous disons d’un torrent qu’il est en activité tant qu’il affouille à son amont et dépose à son aval, tant, en un mot, qu’il charrie des matériaux de toute sorte et divague sur ses dépôts.

Nous appelons éteint un torrent qui, après une période d’activité plus ou moins longue, se trouve, par suite de circonstances spéciales, ne plus charrier de matériaux, avoir des crues plus longues, moins soudaines, et dès lors moins volumineuses, et passe ainsi à l’état de ruisseau.

Nous entendons par correction d’un torrent l’opération qui a le triple but : de donner, par des travaux spéciaux, au lit et aux berges, plus ou moins modifiés, une stabilité qui leur faisait défaut ; d’arrêter ou de diminuer provisoirement le charriage des matériaux de réduire la vitesse de l’écoulement.

Enfin, nous distinguons dans les torrents en activité deux modes de fonctionnement très différents suivant la nature de leurs crues :

Dans le cas où le volume de l’eau se trouve bien supérieur à celui des matériaux entraînés, le transport s’opère suivant la loi du triage des matériaux, qui marchent indépendants les uns des autres, et s’arrêtent successivement aussitôt que leur résistance dépasse la force d’entraînement. Les plus gros se fixent sur des fientes assez fortes, puis successivement les galets, les graviers et les sables sur des pentes de plus en plus faibles, ce qui détermine la concavité vers le ciel dans le profil en long du lit.

Au contraire, dans le cas de crue violente et soudaine, survenant à la suite d’une fonte subite de neige ou d’un formidable orage de grêle, où le volume des matériaux entraînés dépasse de beaucoup le volume de l’eau (parfois du double ou du triple), le courant se présente sous forme de boues, plus ou moins épaisses, dans lesquelles les matériaux rocheux de toutes dimensions se touchant presque, perdent leur indépendance et sont entraînés, sur des pentes excessives, par un véritable transport en masse.

Quand ce courant débouche dans la vallée, n’étant plus contenu entre des berges relevées et trouvant des pentes bien plus douces, il s’étale à la suite du ralentissement subit produit par ce double motif. Mais les plus grosses pierres, en vertu de la vitesse acquise, tendent à dépasser les plus petites, et le dépôt des matériaux s’effectue dans des conditions absolument inverses de celles du triage dans les crues régulières.

On a donné le nom très caractéristique de laves à ces crues étranges qui, parfois, traversent la rivière dont le torrent est tributaire, en barrent momentanément le cours, et déposent sur la rive opposée les gros blocs de leur avant-garde, qui demeurent pendant de longues années les témoins de la violence du torrent.

Je ne m’attarderai pas à vous décrire les travaux de reboisement proprement dit.

J’ai hâte d’aborder la grande lutte entreprise contre les torrents au nom de l’utilité publique.

Mais auparavant il importe de vous fixer, en quelques mots, sur le champ d’action affecté aux efforts des forestiers.

Ce champ d’action occupe, en majeure partie, trois systèmes montagneux du midi de la France, les Alpes, les Cévennes et les Pyrénées.

1° Alpes françaises. - Le massif des Alpes françaises présente toutes les variétés possibles de déchirements, de ruines, d’éboulements et de dévastations que peut produire le torrent, secondé par l’égoïsme de l’homme, dans les sols de toute nature, dans les climats les plus divers et aux différentes altitudes, depuis la mer jusqu’aux neiges éternelles.

C’est la terre classique des torrents, qui y règnent en maîtres redoutables, tantôt par leur puissance, tantôt par leur multiplicité, pour aboutir à la mort de la montagne, selon la frappante expression de Michelet.

En 1846, l’illustre économiste Blanqui, membre de l’Institut, dans un rapport adressé à l’Académie des sciences, qui l’avait chargé tout spécialement d’étudier la situation des Alpes françaises, en faisait un saisissant tableau dont voici quelques extraits.

« L’observateur qui descend du Dauphiné vers la Provence, le long de la cime des Alpes, est arrêté à chaque pas par les anfractuosités bizarres et multipliées que présentent les montagnes. On n’y trouve pas, sur une étendue de près de cent lieues, un seul cours d’eau navigable, un seul de ces grands bassins tels que ceux de la Marne, de la Saône, de l’Yonne, qui vivifient des provinces entières. Les rivières des Alpes participent du caractère des torrents par leur pente rapide et par leur marche capricieuse sur un lit encombré de cailloux roulés. Tels sont le Drac, la Romanche et la Durance, qui offrent les types divers de ces cours d’eau inconstants et perfides où viennent se déverser, par d’innombrables affluents, les sources perpétuelles des glaciers, les fontes des neiges et les pluies d’orages de toutes les régions supérieures. Le Rhône reçoit, dans la partie basse de son cours, le produit vraiment extraordinaire de ces crues formidables qui ont acquis, dans ces dernières années, des proportions inaccoutumées et inquiétantes. Les torrents apportent ainsi leur contingent de dévastation aux plaines de Vaucluse, du Gard et des Bouches-du-Rhône, après avoir ravagé les montagnes, selon certaines lois de destruction que la science des ingénieurs a essayé de formuler, tant leur marche est devenue constante et infatigable.

« Le ciel éclatant et limpide des Alpes d’Embrun, de Barcelonnette et de Digne se maintient, durant des mois entiers, pur du moindre nuage et engendre des sécheresses dont la longue durée n’est Interrompue que par des orages pareils à ceux des tropiques. Le sol, dépouillé d’herbes et d’arbres par l’abus du pacage et par le déboisement, porphyrisé par un soleil brûlant, salis cohésion, sans point d’appui, se précipite alors dans le fond des vallées, tantôt sous forme de lave noire, jaune ou rougeâtre, puis par courants de galets et même de blocs énormes qui bondissent avec un horrible fracas, et produisent dans leur course impétueuse les plus étranges bouleversements.

« Lorsque l’on examine d’un lieu élevé l’aspect d’une contrée ainsi ravinée, elle présente l’image de la désolation et de la mort. D’immenses lits de cailloux roulés, de plusieurs mètres d’épaisseur, couvrent au loin l’espace, débordent sur les plus grands arbres, les cernent, les couvrent jusqu’au sommet, et ne laissent pas même au laboureur une ombre d’espérance.

« Il n’y a rien de plus triste à voir que ces échancrures profondes des flancs de la montagne, qui semble’ avoir fait irruption sur la plaine pour l’inonder de débris. A mesure que ces flancs se creusent sous l’action du soleil qui réduit le roc en atomes et de la pluie qui les charrie, le lit du torrent s’exhausse quelquefois de, plusieurs mètres par année, jusqu’au point d’atteindre le tablier des ponts et de les emporter. On distingue à de grandes distances, au sortit’ de leurs gorges profondes, ces torrents étalés en éventails de 3000 mètres d’envergure, bombés vers leur centre, inclinés sur leurs bords et s’étendant comme un manteau de pierre sur toute la campagne.

« Telle est leur physionomie quand ils sont à sec, mais la parole humaine ne saurait décrire leurs ravages en termes capables de les faire comprendre, au moment de ces crues subites qui ne ressemblent à aucun des accidents ordinaires du régime des eaux fluviales.

« Ces crues désastreuses produisent les effets les plus singuliers ; parfois le torrent déchaîné est tombé à angle droit sur une rivière, et l’a forcé par le choc de remonter vers sa source ; ailleurs, deux torrents, descendant l’un vers l’autre de deux pentes opposées, se livrent, dans le lit même de la rivière qui les sépare, un combat gigantesque, et se mitraillent de leur lave de cailloux. Ils affouillent profondément les terres sur leur passage, les charrient au loin pour atterrir plus loin encore, et transplanter les héritages broyés et dispersés dans la campagne.

« La contrée est un pays de pâturages dans les régions supérieures et de petite culture dans les vallées ; les forêts y sont fort rares et appartiennent, pour leur malheur, aux communes. Leur produit est presque nul, les frais de garde sont au-dessus des ressources des localités, et les habitants sont les plus ardents à détruire ce qu’ils considèrent comme leur propriété collective.

« On se ferait une idée très incomplète de la viabilité dans les Alpes, si l’on supposait que le régime des routes n’y est exposé qu’aux éléments de dégradations communes aux autres parties du territoire. Les ingénieurs des Alpes sont toujours sur le pied de guerre : l’hiver, pour déblayer la voie ; au printemps, pour la rétablir ; en été, pour la défendre des torrents. Un vent chaud qui fait brusquement fondre les neiges, un orage suivi de pluies diluviennes, un troupeau de chèvres ou de moutons qui fait rouler une grêle de pierres, une avalanche qui tombe au milieu du chemin, suffisent pour intercepter le passage. La nature abrupte et souvent effrayante du terrain ne permet pas d’éviter des pentes dangereuses, et force les ingénieurs à suspendre les routes sur des précipices dont la vue seule occasionne le vertige. Les ouvrages d’art se multiplient à chaque pas sous forme de ponts, de digues, de chaussées, de tunnels. Malgré ces efforts continuels, la circulation est très souvent interrompue, et il se passe peu de mois sans que des aventures tragiques viennent jeter l’inquiétude et la terreur au sein des populations. »

Vingt ans plus tard, à la suite de l’enquête agricole de 1866, le conseiller d’État, chargé de l’étude de la région du sud-est de la France, décrivait, ainsi qu’il suit, le département des Basses-Alpes, dans son rapport dressé en 1868 :

« Ce qui frappe tout d’abord, quand on parcourt les parties montagneuses du département des Basses-Alpes, c’est l’aspect imposant, mais triste et désolé, qu’elles présentent. A la place des grandes forêts ou des riches pâturages qui, suivant la tradition locale, les couvraient autrefois, elles ne montrent plus. que des cimes dénudées, des pentes arides où quelques broussailles retiennent encore le peu de terre végétale que les eaux n’ont pas entraînée, et des ravins profonds où les torrents ont roulé d’énormes avalanches de roches et de graviers. Çà et là, et comme perdues au milieu de ces dévastations, on aperçoit, à des hauteurs ou sur des pentes qui souvent paraissent inaccessibles, de pauvres habitations, les unes abandonnées, les autres restes misérables de quelque exploitation plus importante que des défrichements inintelligents ont voulu accroître, et dont les éboulements ont successivement emporté des lambeaux. De loin en loin, on rencontre quelques villages entourés de petits héritages morcelés, qu’une population rude au travail et à la fatigue a péniblement créés, et qu’elle défend plus péniblement encore contre les orages, les inondations et les autres causes de destruction qui menacent nos Alpes françaises. Puis, il de longs intervalles, apparaissent quelques l’ares prairies, quelques versants boisés, quelques plateaux où croissent de bonnes pâtures, et que leur moindre déclivité a sauvés de la ruine commune : ce sont les oasis de ces immenses steppes. Autour d’elles, se continue, lente, mais incessante, l’œuvre d’appauvrissement commencée depuis plus d’un siècle. Chaque année, la couche de terre végétale qui recouvre les hauteurs se déchire et s’amoindrit de plus en plus ; chaque année, le lit de gravier du torrent s’élargit peu à peu en empiétant sur les terrains fertiles des vallées riveraines ; chaque année, quelque pauvre famille voit se restreindre son modeste patrimoine, et l’on ne doit pas s’étonner que, sans cesse menacée dans ses moyens d’existence, la population se décourage et qu’elle émigre pour aller chercher ailleurs un bien-être plus facile et un travail plus rémunérateur.

« L’état de délabrement et de ruine de notre frontière alpienne produit donc la même impression pénible à tous ceux qui la voient. ’fous signalent la nécessité de lutter avec énergie contre les causes qui l’appauvrissent et la dépeuplent, et l’Administration supérieure, je m’empresse de le constater, n’est pas restée indifférente à ses souffrances qui, depuis un demi-siècle, appellent de tons côtés son active sollicitude. De toutes les mesures qui peuvent être prises pour arrêter les dévastations que j’ai signalées au commencement de ce rapport, les plus urgentes sont celles qui auraient pour objet de fixer le sol des pentes les plus menacées par les torrents et les orages. Elles n’intéressent pas seulement les montagnes et les vallées, elles intéressent aussi la conservation des routes et celle des entreprises d’endiguement et d’irrigation. Leur mise à exécution devrait donc être le point de départ des nombreux travaux que sollicitent les intérêts et les besoins du département des Basses-Alpes. »

Quelques chiffres de statistique fournissent un douloureux enseignement à cet égard :

Dans le département des Basses-Alpes, la population s’élevait en 1846 à 156 675 habitants.

En 1886, elle n’était plus que de 128295. Ce qui détermine en quarante ans une perte de 28 380 habitants, soit de plus de 18 % ; sa densité n’est plus aujourd’hui que de 18,45 par kilomètre carré, et l’on y trouve un arrondissement, celui de Barcelonnette, où elle est réduite à 12,75.

Sur une superficie territoriale de 695057 hectares,

Les contenances non imposables occupent 19%
Les cultures 22%
Les bois plus ou moins ruinés 17%
Les terrains vagues et pâtures dégradées 36%
Les montagnes pastorales 6%
100%

Les grands torrents, d’une puissance formidable, fonctionnent en pleine activité dans les départements et arrondissements ci-après :

DépartementsArrondissements :
Alpes-Maritimes Puget-Théniers.
Basses-Alpes Barcelonnette, Castellane et en partie ceux de Digne et de Sisteron.
Hautes-Alpes. Gap, Embrun, Briançon.
Isère. Grenoble.
Drôme (en petit nombre).
Savoie Saint-Jean-de-Maurienne, Moutiers.
Haute-Savoie Bonneville, Annecy.

Partout ailleurs, sauf dans les parties basses des départements de l’Isère, de la Drôme, des Basses-Alpes et des Alpes-Maritimes, le grand torrent fait place à une myriade de petits torrents, qui couvrent les versants d’une véritable lèpre dont les ravages frappent moins l’imagination, mais sont tout aussi désastreux pour le pays [1].

2° Cévennes. - La chaîne des Cévennes est formée par une série de massifs montagneux d’un relief moins saillant que les Alpes ou les Pyrénées. Ces montagnes sont de véritables nœuds hydrologiques, qui jalonnent la grande ligne générale de partage des eaux entre l’Océan et la Méditerranée,

Les pluies s’y manifestent sous forme d’averses diluviennes, dont on n’a pas idée ailleurs, et le régime de tous les cours d’eau y est éminemment torrentiel.

C’est généralement en septembre qu’ont lieu ces formidables trombes, à une époque où les montagnes, relativement peu élevées d’ailleurs, ne peuvent, comme dans les Alpes et les Pyrénées, emmagasiner, sous forme de neige, une partie des eaux pluviales.

Par suite de la disposition orographique des lieux, les vallées se continuent sans déboucher, comme dans les Alpes, directement et brusquement parfois, dans une plaine alluviale. Aussi l’on n’y rencontre pas les grands cônes de déjection si caractéristiques à l’entrée des torrents, même les plus redoutables et les plus érosifs.

Le charriage des matériaux qu’ils entraînent, après les avoir arrachés à la montagne, se continue dans les rivières torrentielles dont le lit, en s’exhaussant continuellement, devient de plus en plus large, plus mobile et partant plus dangereux pour les riches cultures ou les grands centres industriels ou miniers qui occupent les vallées inférieures.

La dénudation absolue des sommets et des bassins supérieurs des torrents est la caractéristique de cette région. Les forêts y sont plus rares encore que dans les Alpes ; les versants s’y trouvent labourés par une série de torrents juxtaposés et par une myriade de ravins profonds et béants, même sur les pentes les plus faibles.

Cette région comprend les départements ci-après :

La Haute-Loire, l’Ardèche, la Lozère, le Gard, l’Hérault et la partie septentrionale de l’Aude, célèbres dans les annales de la météorologie par les crues excessives et soudaines de leurs rivières.

Les ruines produites par les crues de 1875 et de 1878 étaient à peine relevées, qu’en septembre dernier de nouvelles inondations venaient désoler ces malheureuses contrées.

3° Pyrénées. - La chaîne des Pyrénées se présente comme une unité géographique nettement définie ; elle renferme une variété de climats moins complète que les Alpes, mais possède ce précieux avantage que le calcaire cède, en majeure partie, la place aux terrains de formation ignée, plus solides et moins affouillables ; l’exposition générale est le nord ; les pluies s’y manifestent abondantes et fréquentes ; le climat de ses hautes montagnes est généralement humide. Les forêts comme les pâturages y occupent de vastes surfaces et se présentent dans un assez bon état de conservation relative.

o Le torrent ne s’y rencontre qu’à l’état d’exception, mais l’exception qui ne tarderait pas à se généraliser, si l’on n’y prenait garde, et ferait subir aux Pyrénées le sort des Alpes, notamment dans les hauts bassins du Gave de Pau, de la Garonne et de l’Ariège.

Le souvenir des inondations de 1875 est encore palpitant, et l’activité de certains torrents présente des tendances à s’accélérer d’une façon sérieusement inquiétante.

La caractéristique de cette région consiste surtout en ce que les torrents en activité y sont tous de récente formation ; la plupart d’entre eux sont nos contemporains.

La comparaison des trois régions amène à cette conclusion :

Qu’à elles seules, les Alpes absorberont une somme d’efforts et de dépenses beaucoup plus grande que les deux autres régions réunies ;

Que, dans les Pyrénées, les grands travaux de correction pourront être terminés dans un délai relativement court, et que le reboisement n’y affectera pas de très vastes étendues ;

Que ; dans les Cévennes, on devra surtout procéder à une longue série de petits travaux de correction alliés à la création de massifs importants de forêts, aux origines des innombrables rivières qui en descendent sur les deux versants, océanien et méditerranéen.

Qu’enfin, les Alpes exigeront les travaux de correction les plus considérables comme les plus nombreux, et, dans la plupart des bassins supérieurs, un reboisement assez efficace pour obtenir, maintenir et perpétuer l’extinction des torrents formidables qui menacent de faire un vrai désert de la frontière si importante du sud-est de la France.

Mais si les travaux d’utilité publique affectent ainsi dix-sept départements, ce n’est pas à dire que certains de leurs voisins ne devront pas recevoir le bénéfice d’autres mesures édictées par la loi.

Dans bon nombre d’entre eux, en effet, il convient de généraliser l’application des travaux facultatifs à l’aide de subventions de l’État, et l’on peut comprendre dans la liste les départements suivants :

Région des Alpes. - Le Var, les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse.

Région des Cévennes et de l’Auvergne. - La Loire, l’Allier, le Rhône, le Puy-de-Dôme, le Cantal, la Creuse, la Corrèze, l’Aveyron et le Tarn.

Région des Pyrénées. - Les Basses-Pyrénées.

Soit treize départements qui, ajoutés aux dix-sept précédents, forment un total de trente, représentant plus du tiers de la France.

Dès le commencement de ce siècle, l’on avait étudié les moyens de se défendre contre les torrents.

Dans les mémoires publiés à cet égard par bon nombre d’ingénieurs et d’administrateurs, l’on se bornait à rechercher, soit la régularisation du débit des matériaux entraînés dans les rivières, soit leur retenue dans les gorges des torrents ou à leur débouché dans les vallées. Mais études et projets n’avaient d’autre but que d’atténuer les effets des torrents ; aucun d’eux ne songeait à les supprimer radicalement.

Surell, le premier, fut amené à l’idée de combattre le torrent jusqu’à son entière extinction.

Après avoir recherché, par une série d’observations précises, les causes de la formation et 2e l’activité des torrents, ainsi que les motifs de l’accalmie ou de l’extinction de certains d’entre eux, il établit d’une manière irréfutable les propositions ci-après :

1° La présence d’une forêt sur un sol empêche la formation des torrents ;

2° Le déboisement d’une forêt livre le sol en proie aux torrents ;

3° Le développement des forêts provoque l’extinction des torrents ;

4° La chute des forêts redouble la violence des torrents et peut même les faire renaître.

Les études opérées depuis trente ans par les forestiers sur l’ensemble des régions montagneuses du midi de la France ; les innombrables observations faites en même temps, soit sur l’apparition inopinée de nouveaux torrents, soit sur l’influence des forêts encore existantes dans les mêmes régions ; enfin les extinctions définitives de bon nombre de torrents, déjà obtenues en un laps de temps relativement restreint, ont surabondamment démontré l’entière et inébranlable solidité de ces bases fondamentales de la grande entreprise de la restauration des terrains en montagne.

Comme le dit Surell : « La nature, en appelant les forêts sur les montagnes, plaçait le remède à côté du mal ; elle combattait les forces actives des eaux par d’autres forces actives empruntées au règne de la vie.

« Combien toutes nos digues paraissent débiles à côté de ces grands moyens dont dispose la nature lorsque, l’homme cessant de la contrarier, elle poursuit patiemment son œuvre à travers les longs intervalles des siècles ! Tous nos mesquins ouvrages ne sont que des défenses, ainsi que l’Indique même leur nom. Ce sont des masses passives opposées à des forces actives, des obstacles inertes et qui se détruisent, opposés à des puissances vives qui attaquent toujours et ne se détruisent jamais. Pourquoi donc l’homme ne demanderait-il pas un secours à ces forces vivantes dont l’énergie et l’efficacité lui sont si clairement révélées ? Pourquoi ne leur commanderait-il pas de faire, de nouveau et par son ordre, ce qu’elles ont fait anciennement sur tant de torrents éteints et par l’ordre seul de la nature ?

« Le problème est donc ramené à la discussion des meilleurs moyens à suivre pour jeter la plus grande masse de végétation, soit sur les terrains menacés de futurs torrents, soit à l’entour des torrents déjà formés. Ce n’est pas dans le bas qu’il faut chercher des expédients de défense, il se défendra lui-même sitôt qu’on sera parvenu à modifier les conditions du haut. Il faut donc laisser là les digues et reporter la lutte dans les régions supérieures de la montagne. Tout système de défense qui n’empêchera pas d’abord les affouillements dans la montagne demeurera toujours incomplet. De là cette conclusion que le champ de défense doit être transporté dans les bassins de réception. »

Ces idées ne furent pas unanimement partagées. D’éminents ingénieurs, très préoccupés de la question, établirent deux catégories de torrents : les curables, ceux qu’ils pensaient pouvoir être éteints par le reboisement, et les incurables, ceux dont le bassin ne leur semblait pas susceptible d’être reboisé. Ils attribuaient les premiers aux forestiers, les seconds aux ingénieurs.

Le législateur n’admit pas cette classification, et, s’inspirant des désidérata de Surell, il confia aux forestiers la redoutable mission dans laquelle ils appliquent, avec un succès constant, les enseignements de l’illustre ingénieur, qui n’a cessé, jusqu’à son dernier jour, de prodiguer à leurs travaux la sympathie la plus vive et la plus éclairée.

L’œuvre de Surell demeure un véritable bienfait pour l’humanité, et je salue, d’un hommage respectueux, la mémoire du savant initiateur, de l’ardent et inflexible défenseur du reboisement des montagnes, du vénéré maître enfin, dont nous sommes tous les disciples reconnaissants.

J’arrive à l’exécution des travaux.

Dans une entreprise aussi nouvelle, sans précédents chez aucune autre nation, le meilleur guide était incontestablement l’Étude sur les torrents de Surell ; mais, malgré la clarté, la précision et la rectitude des principes qu’on y trouvait exposés, la tache dévolue aux forestiers ne laissait pas de paraître, au début, hérissée de difficultés de toute sorte, parfois même d’impossibilités.

Personnellement, pendant les premières années de lutte contre les torrents, il m’était arrivé plus d’une fois, en face de la puissance formidable de certains d’entre eux, d’éprouver bien des doutes sur la possibilité de remédier à de pareils maux. — J’avais été frappé souvent de l’effet que produisait, Sur les différents visiteurs, la vue des régions dévastées des Alpes de la haute-Provence, et j’avais pu m’expliquer alors les motifs qui. dans l’esprit de certains ingénieurs, avaient fait classer bon nombre de ces grands torrents parmi les incurables.

La première impression que l’on éprouve, en effet, à leur aspect, est une sorte de stupeur ou du moins de découragement, qui vous pousse à mettre en doute la puissance de l’homme en face de pareils désastres.

Mais, si l’on y regarde de plus près ; si l’on analyse, avec soin et froidement, les diverses conditions où 1’011 se trouve ; si l’on compare avec attention le terrain. dont il s’agit avec d’autres moins ruinés ou encore boisés, toutes circonstances égales d’ailleurs ; si, enfin. et surtout, l’on se rapporte à des précédents qui pourraient exister, même sur une échelle très réduite, la confiance ne tarde pas à renaître, et l’on reconnaît une fois de plus la puissance de la science qui, aidée de l’observation, fournit les moyens de régénérer, sans bien grand appareil, des montagnes que l’homme seul avait amenées à pareil état de ruine.

C’est à ce sentiment réconfortant et entraînant qu’au bout de peu d’années ont obéi les forestiers, et c’est à lui que répond l’épigraphe ci-après, que j’ai empruntée au beau livre de Viollet-le-Duc, sur le massif du mont Blanc :

« Il n’y a pas dans la nature de petits moyens, ou plutôt l’action de la nature ne résulte que de l’accumulation de petits moyens — l’homme peut donc agir à son tour, puisque ces petits moyens sont à sa portée et que son intelligence lui permet d’en apprécier les effets. »

Ce grand architecte, cet illustre savant, qui aimait la forêt par ce motif même qu’il avait appris à connaître la montagne, m’écrivait, en 1879, quelques mois avant sa mort soudaine : « Ce n’était pas sans motifs que les premières civilisations considéraient les bois comme sacrés. Par intuition, nos ancêtres comprenaient qu’il y avait là un foyer de conservation qu’il fallait respecter. »

Cette citation m’a paru d’autant plus intéressante qu’elle émane d’un savant dont les travaux n’avaient rien de commun avec la forêt.

Il était indispensable, pour les forestiers, de débuter modestement, et de tenter d’abord une série d’expériences d’une durée et d’une ampleur suffisantes pour permettre de proportionner plus tard l’importance des remèdes à l’étendue bien constatée des maux à réparer.

Dans ces conditions, l’on s’attacha tout d’abord à la création de massifs forestiers sur les versants dénudés, et ce n’est que très accidentellement qu’on entreprit sur certains petits torrents, de types bien choisis, quelques timides essais de correction, sur l’effet desquels on put relever d’année en année une série d’observations bien cordonnées, appelées à servir de base au traitement de torrents de plus grande envergure.

On se familiarisa de la sorte avec les dangers à courir, et, une fois bien aguerri par de longues études et d’incessantes observations, on se lança résolument à l’assaut des torrents les plus formidables. C’est ainsi que, dans les Basses-Alpes, la correction du torrent du Labouret, éteint depuis plus de. dix-huit ans, a fourni une série complète d’observations les plus précieuses, qu’on n’eut plus qu’à appliquer successivement aux grands torrents de la vallée de l’Ubaye, dont l’extinction, entreprise en 1872, se trouve obtenue, pour la plupart d’entre eux, aujourd’hui.

Les méthodes expérimentées dans les Alpes de la haute Provence ont été ultérieurement appliquées dans la Savoie, le Dauphiné et les Pyrénées ; partout elles ont donné les résultats les plus rapides, les plus économiques et les plus concluants.

On possède donc à présent toutes les données d’expériences les plus désirables et les plus variées sur les travaux de tout genre que peut imposer l’extinction des plus grands torrents.

Je ne m’attarderai pas à vous décrire les divers travaux exécutés dans l’étendue de notre champ d’action.

Je me bornerai à dégager de ces expériences, d’une durée dépassant un quart de siècle, la synthèse de la méthode en la justifiant par des faits.

Cette méthode a pour base essentielle, dans un torrent donné, le reboisement intégral de toutes les parties du bassin susceptibles d’être affouillées et de fournir des aliments à un charriage dé matériaux qu’on. veut supprimer. La forêt ainsi rétablie à sa place naturelle dans le bassin de réception est seule capable d’assurer l’extinction définitive du torrent en maintenant à jamais l’effet heureux, immédiat mais précaire, des travaux de correction qui ne sont, ’en définitive, que des moyens d’atteindre plus ou moins rapidement le but final. Ces travaux, en effet, sont en général appelés à disparaître un jour, sauf certains grands ouvrages, d’une importance exceptionnelle, qui, maintenus par un entretien convenable, se trouveront dans l’avenir les seuls témoins de ces premiers travaux transitoires dont la forêt aura bénéficié pour s’implanter solidement, se développer vigoureusement , et substituer l’effet de sa perpétuelle vitalité à celui d’une série d’ouvrages inanimés.

De là découle naturellement la marche généralement suivie dans le cours des travaux :

Étude et tracé du périmètre des terrains à reboiser ou à maintenir boisés dans le bassin du torrent ; Reboisement, aussi prompt que possible, de tous les terrains stables compris dans le périmètre ; Fixation des terrains instables par des travaux de correction ; Reboisement des terrains instables à ’mesure qu’ils sont fixés ;

Enfin, choix des ouvrages de correction qu’il y aura lieu de conserver dans l’avenir par un entretien convenable.

Au point de vue sylvicole, la première question à résoudre était de savoir si la végétation forestière pouvait être introduite à des altitudes bien supérieures à celles des forêts actuelles. De la solution de cette question primordiale dépendait, dans la plupart des cas, la justification de la méthode, car bon nombre de grands torrents ont leurs origines à des altitudes de près de 3000 mètres, alors que les forêts actuelles atteignent à peine 2000 mètres.

Depuis plus de vingt-cinq ans, des expériences nombreuses ont été opérées sur de vastes surfaces à des altitudes variant de 2000 à 2900 mètres et aux différentes expositions. On a pris pour règle de ne s’arrêter qu’aux terrains où les neiges sont susceptibles de demeurer pendant plusieurs années de suite ; l’on a procédé par voie de semis ou de plantations, selon les cas, soit de mélèze, soit de pin cembro.

Chaque pin, chaque mélèze est devenu le centre d’un cercle de végétation herbacée, s’agrandissant spontanément d’année en année, par suite d’une sorte de loi de sociabilité qui ne laisse pas de frapper l’observateur attentif. En peu de temps, la montagne a recouvré sa double cuirasse végétale, forestière et herbacée, et la nature a repris ses droits.

Le reboisement des terrains stables peut être opéré en un très petit nombre d’années. Si l’on a soin de préparer, dès le début des travaux, les pépinières nécessaires aux différentes altitudes, il est possible d’attaquer dans une même année les différents étages climatériques aux saisons les plus favorables, et l’on n’a plus d’autres limites que les ressources en main-d’œuvre.

Aux grandes altitudes, on peut se dispenser de créer des pépinières spéciales, si l’on dispose de quelques minimes surfaces encore assez bien gazonnées, Il suffit, dès le début, de les semer très dru, en essences appropriées, qui au bout de quatre ou cinq ans donnent des myriades de plants, qu’on peut extraire et planter en mottes, résultats difficiles à obtenir dans les pépinières cultivées ; on peut même conserver jusqu’à l’âge de sept et huit ans des plants ainsi produits, au moyen desquels on assure la réussite du reboisement dans les berges et dans les clappes où des plants plus jeunes courraient de grands risques de la part des pierres entraînées par la fonte des neiges ou les orages de grêle.

Au bout de quelques années d’expériences, on est arrivé à la certitude la plus constante dans la réussite et à l’économie la plus désirable dans l’exécution des reboisements en terrains stables.

Les terrains instables occupent généralement les berges vives du torrent, ou les versants qui les dominent immédiatement. Cette instabilité est due presque toujours à l’affouillement du torrent, soit dans le sens longitudinal, soit dans le sens latéral, qui, en corrodant le pied des berges, provoque un glissement dont l’effet se répercute parfois à de grandes distances.

Dès qu’un premier mouvement s’est ainsi opéré, le terrain est sillonné de crevasses plus ou moins grandes, à l’aval desquelles.Ie sol prend une pente opposée à celle des versants, ce qui donne naissance à une série de dépressions dans lesquelles les neiges s’entassent en hiver par l’effet des vents. - Au printemps, les eaux de fusion, ne trouvant pas d’écoulement rapide à la surface, pénètrent dans toutes les crevasses, saturent les terres et déterminent ainsi de formidables glissements de palis entiers de montagne, ou d’énormes laves de boue, dans certaines sections du torrent.

C’est dans ces sections que les travaux de correction sont surtout appelés à jouer le plus grand rôle.

Ils peuvent se résumer en barrages, drainages et rectification du lit,

Les barrages, soit en maçonnerie de pierre sèche ou avec mortier hydraulique, soit en bois ou en clayonnages vivants, suivant les cas, ont avant tout pour but d’élargir la section de façon à permettre ultérieurement l’établissement d’un lit fixe et définitif, mettant obstacle à tout affouillement, soit latéral, soit longitudinal, et donnant une base solide aux berges jusqu’alors instables.

Leur atterrissement peut être, à volonté et suivant les besoins ; relevé presque parallèlement à l’ancien lit, au moyen d’ouvrages d’ordre secondaire, formant une série de paliers et utilisant ainsi, le plus économiquement possible, lés grosses dépenses que certains barrages occasionnent pour leur premier établissement.

Ces ouvrages secondaires, judicieusement employés, permettent dès lors d’espacer largement les grands ouvrages qu’il faudra maintenir à jamais et d’en réduire considérablement le nombre.

Les barrages de premier ordre, en dehors de ce rôle principal, ont pour effet : d’une part, de briser par les chutes qu’ils provoquent, la rapidité du cours des eaux et la soudaineté de leur concentration, soit dans le thalweg principal, soit dans la rivière dont le torrent est tributaire ; et, d’autre part, de retenir désormais à l’amont de leurs atterrissements les gros matériaux qui jadis étaient entraînés dans la vallée inférieure.

En outre des grands ouvrages de premier ordre construits dans le lit principal d’un torrent, on établit dans toutes ses ramifications une série de barrages rustiques en pierre sèche, destinés au même rôle et dont le résultat est de se rendre maître de tout le bassin supérieur avant d’entreprendre la correction définitive du canal d’écoulement.

Au point de vue de l’économie, comme de la sécurité, cette méthode a été sanctionnée par une expérience de près de vingt années.

Le nombre des grands ouvrages de premier ordre, leurs formes, comme leurs dimensions, dépendent du caractère spécial du torrent considéré, et il arrive parfois que les torrents les plus-redoutables exigent moins de grands ouvrages que certains autres d’un développement bien inférieur.

Voici, par exemple, le tableau comparatif des ouvrages en maçonnerie construits dans sept torrents voisins l’un de l’autre aux environs de Barcelonnette, sur la l’ive droite de l’Ubaye :

Grands barrages en maçonnerie. Barrages rustiques. Dates du commencement des travaux.
Les Sanières 12 494 1873
Le Bourget 26 422 1872
Faucon 17 305 1875
La Valette 4 132 1875
Saint-Pons 1 123 1875
Riou-Bourdoux 1 1134 1876
La Bérarde 9 300 1874

En ce qui concerne les barrages rustiques, l’expérience a démontré que, dans bien des cas, on pouvait les espacer largement, surtout dans les terrains où les déjections sont formées de matériaux pierreux. Dans certains ravins, les atterrissements ont atteint une pente dû 25 %, aujourd’hui maintenue par la végétation.

Quant aux clayonnages dans les petits ravins, on ne les emploie utilement qu’au-dessous d’une pente de lit de 20 %. L’expérience a démontré que dès le moment où la pente dépasse ce chiffre ce système devient insuffisant et surtout très onéreux. On lui a substitué le garnissage du lit au moyen de branches et même d’arbres couchés sur une épaisseur de 1 à 2 mètres, la tête vers l’amont. Ce système, appliqué depuis huit ans environ, a fourni rapidement les résultats les plus précieux au point de vue de l’extinction immédiate des ravins.

Les drainages, timidement essayés au début, ont pris depuis dix ans un large développement, à la suite des résultats’ frappants qu’ils ont donnés dans certains torrents.

Ils ont pour caractère spécial d’être superficiels et très ramifies. Sans songer à atteindre un plan de glissement imperméable et plus ou moins existant, on établit les drains dans le but exclusif de donner aux eaux provenant de la fusion des neiges ou des pluies torrentielles un écoulement rapide et immédiat vers des collecteurs construits sur les lignes de plus grande pente. Le terrain, jadis mouvant, dont la correction du lit a préalablement consolidé la base, se trouve dès lors à l’abri de toute saturation, et l’on peut aussitôt procéder au reboisement de la berge ou du versant qui a repris sa stabilité.

Les expériences les plus concluantes ont été faites pendant ces dernières années, en Savoie, dans les torrents de Sécheron (près Moutiers), de Saint-Martin-La-porte et de la Grollaz (près Saint-Michel de Maurienne) dans le bassin supérieur du Riou-Bourdoux (Basses-Alpes) et dans celui du Rieulet (Hautes-Pyrénées). Elles occupent ensemble une superficie de plus de 200 hectares, aujourd’hui desséchés et solides.

La rectification du lit, après un curage préalable, a reçu depuis quelques années un large développement dans bon nombre de torrents, partout où le profil en travers présentait une largeur convenable et le profil en long des pentes ne dépassant pas 12 à 15 %.

Le curage s’opère, d’après les alignements et la largeur du nouveau lit adoptés, en rangeant au pied des berges les blocs qui l’encombraient et qui forment ainsi une bonne défense de rive. Le nouveau lit une fois déterminé est fixé au moyen de seuils rustiques en gros blocs appelés à guider les eaux dans la direction voulue et à empêcher ainsi tout affouillement, soit latéral, soit longitudinal.

Ce mode, très économique, exige, pendant quelques années, un entretien continu auquel peut suffire une brigade de quelques ouvriers bien stylés. On obtient ainsi à peu de frais une base solide pour les nouvelles berges qui se formeront suivant la pente naturelle des terres à la suite du décapement successif des anciennes berges à profil presque à pic dû à la corrosion du torrent quand il divaguait à leur pied.

C’est par ce procédé que l’on termine en ce moment la rectification du lit du torrent de Riou-Bourdoux, sur une longueur de près de 2900 mètres.

L’extinction d’un torrent une fois obtenue à la suite des travaux de correction, par le reboisement intégral des parties affouillables de son bassin, aura pour résultat la transformation de ce torrent jadis dévastateur en un ruisseau de montagne bienfaisant. C’est alors qu’on pourra judicieusement faire le choix des ouvrages à maintenir et à entretenir.

Quant aux autres, il suffira de les ouvrir en leur milieu suivant le périmètre mouillé de la section du nouveau ruisseau et de racheter-la différence de niveau par une série de petits seuils rustiques, occupant simplement la faible largeur du nouveau lit, le reste de l’atterrissement se trouvant recouvert et fixé par une vigoureuse végétation forestière. On aura ainsi reconstitué les ruisseaux naturels de montagne aux eaux claires et bienfaisantes et à crues inoffensives.

Je vais vous citer quelques exemples de torrents traités d’après la méthode adoptée ; je choisis ceux qui ont fait l’objet des dioramas au Pavillon des Forêts au Trocadéro, lors de l’Exposition universelle de 1889 :

1° Le torrent du Bourget, vallée de l’Ubaye (Basses-Alpes). - Ce torrent, l’un des premiers dont on ait entrepris l’extinction dans le département des Basses-Alpes, se jette dans l’Ubaye, à 4 kilomètres à l’amont de Barcelonnette.

La montagne qu’il déchire appartient à la chaîne de faîte séparant la vallée de la Durance de celle de l’Ubaye. Les crêtes rocheuses qui en forment le sommet atteignent une altitude variant de 2900 à 3000 mètres, tandis que le pied de la montagne s’abaisse dans la vallée à 1200 mètres environ.

Les premiers travaux datent de 1870 ; on a débuté par le reboisement intégral de tous les terrains stables du bassin, au moyen de semis et de plantations de pins cembro dans la région supérieure (de 2400 à 2900 mètres), de mélèzes et pins à crochets dans la région moyenne (de 1700 à 2400 mètres) et enfin de pins laricio d’Autriche et de pins sylvestres dans la région inférieure (de 1400 à 1700 mètres).

La végétation ligneuse s’est emparée de tout le bassin jadis si dénudé, et la jeune forêt crée de toutes pièces grandit d’année en année.

Les terrains instables ont été fixés par une série de travaux de correction, entrepris en 1872.

L’origine du torrent est à une altitude de 2936 mètres, son débouché dans l’Ubaye à 1174 mètres, d’où une différence de niveau de 1762 mètres pour une longueur de 5197 mètres.

La courbe de son lit se partage en trois sections bien tranchées :

La section supérieure, occupant le bassin de réception du torrent, présente une longueur de 2150 mètres pour une différence de niveau de 1172 mètres, d’où une pente moyenne de 54 %. Celte section appartient à l’étage du Flysh ; la roche y est dure, les berges relativement stables.

La section moyenne, composant le canal d’écoulement, l’averse exclusivement les marnes calloviennes où l’affouillement régnait en maître et provoquait des laves formidables dues aux éboulements des berges et aux glissements des versants dominants. La longueur de celte section est de 176 li mètres pour une différence de niveau de 475 mètres, d’où une pente moyenne de 26 %.

La troisième section formée par le cône de déjections présente une longueur de 1283 mètres et une différence de niveau de 1’15 mètres, d’où une pente moyenne de 9 %.

Les grands travaux de correction ont été exécutés exclusivement dans la deuxième section. Leur ensemble comporte la construction de vingt barrages en maçonnerie, de chute variant de 3 à 8 mètres.

L’extinction du Bourget est assurée depuis plus de sept années par une jeune forêt de 400 hectares qui occupe sou bassin supérieur.

Ce résultat a été obtenu en quatorze ans.

2° Le torrent de Riou-Bourdoux. - Je passe maintenant aux travaux d’extinction de torrents appartenant sans conteste à la catégorie des incurables.

Le premier, le torrent de Riou-Bourdoux, renommé par ses dévastations, était le plus important, le plus redoutable de tous ceux en activité dans les Alpes françaises.

Partant de crêtes d’une altitude de 2900 mètres, il se, jette dans l’Ubaye à la cote de 1’103 mètres, après un parcours de 6 kilomètres, d’où une différence de niveau de 1800 mètres environ et une pente moyenne de 30 %.

Son bassin de réception, d’une superficie de 2500 hectares environ, est couronné par des crêtes rocheuses appartenant au terrain tertiaire qui, dès l’altitude de 2400 mètres, fait place aux marnes noires jurassiques. Aussi le Riou-Bourdoux, à peine formé et presque à son origine, est-il déjà encaissé dans des berges profondément découpées. Il reçoit sur son parcours de très nombreux affluents, dont la plupart pourraient à juste titre être considérés comme des torrents déjà redoutables. ’fous ces affluents roulent encaissés dans des berges, taillées presque à pic, d’une hauteur atteignant parfois 100 mètres, absolument dénudées et présentant une couleur noire bleuâtre d’un aspect sinistre.

Il y a quinze ans, le Riou-Bourdoux était en pleine activité ; il affouillait constamment le pied de ses berges et déterminait ainsi des glissements préparés par ses nombreuses ramifications et les infiltrations des eaux. Ces glissements, affectant d’énormes étendues, s’opéraient simultanément et symétriquement sur chacune des deux rives ; les pans de montagne ainsi entraînés l’un vers l’autre tendaient à se rejoindre, mais étaient rapidement séparés par le torrent qui, creusant son lit entre eux, emportait dans la vallée des quantités prodigieuses de déjections.

L’extrémité de son canal d’écoulement se trouve à 1500 mètres environ de l’Ubaye ; à ce point, le torrent s’étale en un immense cône de déjections, dont la base est traversée par la route nationale n° 100 (de Montpellier à Coni), sur un développement de 3 kilomètres. La surface de ce cône dépasse 240 hectares, offrant l’aspect le plus désolé sans aucune trace de végétation. À chaque grand orage, la lave parcourait le cône, s’épanouissait tantôt sur une face, tantôt sur une autre, et y exerçait constamment son action destructive.

La route nationale n’est qu’un chemin à peine tracé à travers les décombres, sans cesse recouvert par les : matériaux de transport et dont l’entretien absorbe des ; sommes importantes pour le maintenir à grand’peine dans le plus triste état de viabilité. On y a établi de fortes balises pour indiquer en temps de neige la trace de la route qui disparaît à chaque hiver.

Telle était la situation en 1875, au moment où les travaux de restauration furent décrétés d’utilité publique.

Aujourd’hui, les plus grands dangers sont conjurés, Grâce aux travaux exécutés suivant un programme bien déterminé et avec un esprit de suite qui ne s’est pas démenti, on est maître de tout le bassin supérieur, où 1400 hectares de reboisement occupent les terrains dégradés : les affluents sont corrigés, le lit est rectifié dans le canal d’écoulement, et dès l’an prochain le torrent dompté, métamorphosé en ruisseau, coulera dans un lit définitif et inaffouillable qu’on lui prépare sur son cône, dont l’énorme étendue (240 hectares) pourra être livrée à l’agriculture.

Ici, plus que partout ailleurs, l’extinction des torrents empruntait à la situation le caractère d’utilité publique. Il s’agissait de sauver d’une ruine certaine et imminente le territoire entier d’une commune, d’assurer l’existence d’une population vigoureuse si utile à la frontière, de protéger la vallée contre les formidables déjections qui détruisent les plus riches cultures, de procurer à la ville de Barcelonnette la sécurité qui lui fait défaut, d’assurer la circulation sur l’unique route qui la relie il la France, et d’aider ainsi à la conservation d’une partie notable de la frontière alpestre comme aux intérêts les plus sérieux de la défense nationale.

On peut affirmer par les faits que le problème est aujourd’hui résolu.

3° La combe de Péguère. - Nous arrivons au second torrent, dont le caractère spécial appelle toute votre attention.

La Combe de Péguère s’ouvre, à une altitude de plus de 2000 mètres, sur le versant est de la montagne de ce nom qui domine la station thermale de Cauterets (Hautes-Pyrénées).

Éteinte depuis de longues années par l’effet de la végétation qui garnissait en entier son bassin de réception, cette combe avait repris depuis quelques années une nouvelle activité qui s’augmentait à mesure que son bassin se dénudait par le passage habituel de nombreux troupeaux de chèvres et de moutons.

En 1884, le danger devint des plus sérieux ; la sécurité des sources thermales de la Rallière, de Mauhourat et autres se trouvait compromise, la circulation sur la route internationale de France en Espagne devenait dangereuse, et la sûreté de Cauterets paraissait menacée.

L’émotion fut grande dans la vallée, et ses représentants les plus autorisés se rendirent auprès de M. le ministre de l’Agriculture, de passage à Tarbes, pour lui exposer leurs doléances.

Le syndicat de Saint-Savin, propriétaire du sol et des eaux thermales, offrit à l’État la concession gratuite de 300 hectares environ, occupés par la montagne de Péguère, et les travaux furent décidés par application de la loi du 4 avril 1882.

Le pic de Péguère, composé de roche granitique, présente cette particularité, commune d’ailleurs à toutes les montagnes voisines du même massif, que, sur les crêtes, la roche est disloquée en tous sens, parfois à d’assez grandes profondeurs. Les berges vives de la combe en donnent une preuve frappante ; elles sont formées de blocs de toutes dimensions et à arêtes vives, produits par la dislocation de la roche primitive, présentant entre eux des vides plus ou moins grands, garnis de terre sablonneuse, et placés dans un état d’instabilité des plus menaçants. La moindre commotion, le plus léger effort, l’action seule de la pesanteur peuvent déterminer un éboulement dans ces berges, mais c’est surtout à l’eau qu’on doit attribuer les fortes débâcles. En hiver, elle s’infiltre en abondance dans les innombrables fissures de la roche, s’y congèle et la fait éclater en tous sens ; au printemps, au moment d’une fonte subite de neige ou de grosses pluies persistantes, les sables granitiques qui garnissent les intervalles des blocs sont entraînés par les eaux, et l’équilibre instable une fois rompu, la débâcle se produit avec tous les caractères du transport en masse. Les blocs mis en mouvement se précipitent par immenses bonds sur ces pentes rocheuses et presque lisses de 90 à 100 %, se brisent dans leur course désordonnée et mitraillent parfois de leurs débris l’établissement de la Rallière ou celui de Mauhourat. Cette plaie hideuse tend à s’étendre de plus en plus, et ne tarderait pas à compromettre la sécurité de la ville de Cauterets, si des mesures promptes et énergiques n’étaient pas prises pour conjurer un pareil danger.

Tel est le résumé de la reconnaissance opérée, en 1884, par les forestiers appelés à entreprendre les travaux d’extinction.

On constata, dès les premières études, que, par les temps secs, le sable coulait dans le thalweg de la combe comme dans un sablier ; le vent le soulevait en nuages ; en temps de pluie, il était entraîné par les eaux. Jamais de repos dans cette combe ; à tout instant, quelques débris, entrant en mouvement, déchaussaient de plus gros blocs, qui, sous forme d’avalanches, descendaient avec un fracas épouvantable, rebondissant en mille éclats au milieu d’un nuage de poussière, brisant les roches qu’ils frappaient, déchirant les arbres et la terre, et s’élevant parfois jusqu’à 20 mètres de hauteur dans leurs bonds de 40 à 50 mètres d’amplitude. L’instabilité de la combe était telle, qu’on se gardait de toucher au moindre débris, et les chutes de blocs si fréquents, que les plus intrépides montagnards ne se risquaient à travers le bas de la combe qu’au pas de course, sans oser jamais pénétrer dans son sein.

Dans de pareilles conditions, impossible de songer à travailler pendant la saison balnéaire, et l’on se trouvait réduit à n’opérer annuellement qu’aux premiers jours de printemps et aux derniers de l’automne.

La correction de la combe ne pouvait dès lors être entreprise. par les moyens jusqu’alors adoptés ; on devait renoncer à la construction d’un système de barrages qui, en pareille pente, auraient entraîné à des dépenses excessives imposées par leur multiplicité et leurs dimensions.

Le problème consistait, en dernière analyse, à empêcher le départ des sables plus on moins terreux qui maintenaient les blocs dans un équilibre précaire qu’il s’agissait de rendre définitif. L’observation du climat local, jointe à celle de la nature minéralogique du sol, fournit pour la solution un programme bien simple, et surtout fort économique, se résumant ainsi :

1° Nettoyer les berges de tous blocs instables dont le départ était jugé imminent ;

2° Revêtir autant que possible tous les sables d’une cuirasse végétale formée de plaques de gazon, et calfater, pour ainsi dire, tous les intervalles des blocs considérés comme provisoirement stables ;

3° Construire des murs de revêtement en pierre sèche sur tous les points où les blocs agglomérés présentaient des méats sur lesquels le gazon n’aurait pas chance de végéter et de se maintenir.

De sorte qu’après l’opération, les seules traces du travail de l’homme consisteraient dans les murs de revêtement, le reste étant transformé en un gazon de montagne d’où émergeraient seulement par places la tête des blocs conservés.

Ce programme, appliqué dès l’automne de 1885, fut largement étendu, de 1886 à ce jour, sur les parties les plus dangereuses de la combe.

En ce qui concerne l’exécution, l’on se trouvait dans des conditions tout à fait exceptionnelles : obligation de ne travailler dans la combe qu’a de certaines et rares heures, pour éviter tout danger aux milliers de baigneurs qui affluent aux sources situées au bas ; — absence totale de chemins et de sentiers dans ces pentes abruptes ; — manque complet d’ouvriers habitués aux périls de tout instant qu’il fallait braver ; — éloignement considérable (3 kilomètres) des versants susceptibles de fournir les gazons nécessaires ; — interdiction absolue de prendre à pied d’œuvre le moindre moellon pour la confection des murs, sous peine d’éboulements formidables : — défaut de tout abri pour les ouvriers ; — difficulté de se procurer l’eau nécessaire ; — dangers constants pour la vie des ouvriers appelés à pénétrer dans la combe et à préparer les premiers travaux, etc.

L’audace, le dévouement, la prudence et l’habileté des agents chargés de l’exécution de ces travaux, absolument nouveaux pour tous, ont triomphé de tous les obstacles. Les ouvriers, entraînés par l’exemple de leurs chefs, se sont peu à peu familiarisés avec les dangers et, devenus confiants, ils se sont rendus maîtres des parties les plus difficiles, d’où partaient les avalanches de blocs les plus formidables.

Le résultat des cinq premières campagnes dépasse toutes les espérances. Aucune avarie n’est survenue, aucun ouvrier n’a été la victime du moindre accident. Le succès le plus complet a justifié le mode simple, économique et rapide adopté.

Tout danger est écarté aujourd’hui, et la combe peut être considérée comme éteinte.

Les travaux des forestiers français, que je viens de vous esquisser à grands traits, n’ont pas laissé de préoccuper les nations étrangères. Ils ont reçu depuis dix ans la visite successive d’ingénieurs et de forestiers de tous les pays d’Europe, qui ont bien voulu livrer à la publicité les impressions sympathiques qu’ils en avaient rapportées.

En 1883, le ministre de l’Agriculture d’Autriche, après avoir parcouru pied à pied la plupart des travaux de nos Alpes, a témoigné au gouvernement français sa vive satisfaction en faisant autoriser, par voie diplomatique, l’envoi d’une mission de douze ingénieurs forestiers, qui a séjourné près de deux mois à Barcelonnette, pour y suivre les travaux en cours d’exécution. Il créait aussitôt après, en vue de la correction des torrents ; un service technique analogue à celui qui fonctionnait alors en France, et dès l’année suivante on entreprenait la lutte contre les torrents les plus. dangereux de la Carynthie et du Tyrol.

Tout récemment, en septembre dernier, il m’a été donné, à l’Exposition internationale agricole et forestière de Vienne de constater, avec une réelle satisfaction patriotique, les superbes résultats obtenus, dans un espace de six années, par l’application de la méthode française à l’extinction des torrents, L’étendue totale des terrains à restaurer en France s’élève à 320000 hectares.

La surface des terrains restaurés depuis le début des travaux, dans les périmètres obligatoires déclarés d’utilité publique, s’élève à un total de 64 000 hectares L’étendue des terrains restant à restaurer pour cause d’utilité publique se réduit donc à 256000 hectares

Total égal à 320 000 hectares.

D’où il résulte que l’on a réalisé le cinquième à peine de l’œuvre entreprise.

Le problème posé par les lois de 1860 et de 1882 est aujourd’hui résolu. Les faits ont largement prouvé que la solution n’est ni longue ni coûteuse à obtenir, et qu’il suffit d’aider la nature par une série de petits moyens employés judicieusement, et surtout par un constant esprit de suite.

Il est également démontré par les faits que le moment est arrivé de donner aux travaux obligatoires de restauration des montagnes une prompte et énergique impulsion, sans laquelle on risquerait d’attendre, pendant un siècle encore, les précieux résultats de cette grande œuvre, si heureusement entreprise ; un pareil délai est inadmissible à une époque comme la nôtre.

Ces résultats se résument ainsi :

Protection assurée à des centaines de hameaux dans la montagne et à nombre de villes et de villages dans les vallées, ainsi qu’aux cultures dont l’existence est menacée ;

Restitution à l’agriculture des vastes étendues occupées par les cônes de déjections ;

Possibilité d’endiguer les rivières torrentielles, ayant pour conséquence, d’une part , la conquête d’une énorme étendue de terrains les plus précieux pour l’agriculture et, d’autre part, la régularisation des cours d’eau dans les plaines ;

Sécurité assurée aux chemins de fer, routes et chemins de toutes catégories, sécurité qui intéresse au plus haut degré la défense nationale ;

Maintien d’abord et augmentation plus tard d’une population agricole, énergique et rude au travail, dans ces montagnes occupant une partie des frontières de la France, aujourd’hui menacées de devenir un désert :

Mise entrain d’une transformation indispensable dans l’économie agricole, en concordance avec les progrès modernes ;

Enfin, conservation et amélioration des bois existants, ainsi que création de forêts nouvelles, augmentant la richesse nationale et les moyens de défense du pays, Un seul de ces résultats suffirait à légitimer les dépenses faites ou à faire, et l’on regrette que l’on ne les ait pas recherchés depuis plus longtemps.

Les 150000 hectares de forêts crées récemment dans les trois régions, soit par l’État (64000 hectares), soit (par les communes et les particuliers (86000 hectares), inspirent toute quiétude pour l’avenir et démontrent par leur végétation vigoureuse combien étaient vaincs 1es allégations des publicistes qui, en 1860, niaient la possibilité du reboisement.

Tel est l’exposé sommaire de la grande lutte contre les torrents, qui remplit d’enthousiasme tous ceux appelés à l’honneur d’aider la nature à reconstituer l’ordre qu’elle avait si bien établi et que seule l’imprévoyance de l’homme a changé en un véritable chaos.

Je ne sache pas de plus noble mission.

La tache est rude et ingrate : c’est dans les hautes montagnes les plus des héritées, au fond des gorges où seuls ils pénètrent, que les forestiers l’accomplissent, sans bruit, souvent devant l’indifférence publique ou même l’hostilité d’intérêts égoïstes de toute sorte…

Face à face avec les désastres à réparer, soutenus par la conscience du devoir patriotique et humanitaire qu’ils ont librement contracté, ils savent bien qu’une fois le résultat obtenu, c’est à peine si l’on percevra la trace de leur dévouement et de leurs efforts, et ils s’attachent quand même, avec une complète abnégation, il cette grande œuvre de restauration.

Heureux d’aider ainsi, dans leur sphère d’action, au relèvement de la patrie, ils remercient Dieu de la noble mission qui leur a été dévolue, et les hommes d’élite des hauts et précieux encouragements dont ils veulent bien parfois les honorer.

« L’attention publique, absorbée aujourd’hui par le développement sans fin de nos voies ferrées - écrivait Surell il y a peu de temps - ne s’est pas encore tournée ’Vers ces nouveaux travaux d’utilité publique qui s’accomplissent obscurément dans les coins les plus retirés de la France.

« Mais j’ose prédire que l’utilité et la grandeur de cette œuvre éclateront un jour avec la grandeur même des résultats, et qu’elle aura sa place d’honneur parmi d’autres entreprises, utiles ou glorieuses, qui signaleront notre époque à la reconnaissance de nos descendants. »

L’ère nouvelle, ainsi prédite, s’ouvre aujourd’hui, grâce à la haute marque d’intérêt que l’Association française a bien voulu décerner à cette grande entreprise nationale.

Nul doute que l’opinion publique et le Parlement ne la suivent dans cette voie si heureusement tracée pour le plus grand bien de notre chère patrie.

P. Demontzey

[1Les récentes inondations qui viennent de causer dans les riches vallées inférieures de l’Isère et de la Durance des dégâts estimés à 30 millions de francs environ ’ne le démontrent que trop.

Les pluies d’octobre et de novembre 1886, en effet, n’ont affecté que la partie basse des versants montagneux et ont heureusement fait place à des neiges épaisses dans la partie supérieure.

On pouvait appréhender et l’on est en droit de redouter pour l’avenir, si l’on n’y prend garde, un désastre bien autrement terrible que celui qui vient de se produire, Il suffirait, en effet, d’une élévation de deux ou trois degrés dans la température générale des hautes régions arrivant par un vent du sud de Fœhn des Suisses) pour que la neige ne pût s’y former ou s’y maintenir et que la masse des eaux fût ainsi soudainement plus que triplée peut-être.

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