La catoptrique des grecs

Albert de Rochas, La Nature N° 498 — 16 Décembre 1882
Samedi 19 juillet 2014 — Dernier ajout dimanche 14 septembre 2014

La catoptrique, c’est-à-dire la science qui a pour objet les lois qui régissent la reflexion des rayons lumineux a été fort en honneur chez les Grecs. Le plus ancien traité qui nous soit parvenu sur cette matière est dû à Euclide, mais il paraît fort incomplet. Deux siècles plus tard, Heron d’Alexandrie en composa un autre dont le texte original s’est perdu, mais dont il nous est resté une traduction latine faite au douzième siècle. Ce traité est aujourd’hui presque complètement ignoré, car il n’a été imprimé qu’une seule fois en 1515 dans un recueil de maathématiciens publié à Venise et dont on ne connait actuellement que trois exemplaires : l’un est à la Bibliothèque Nationale de Paris ; l’autre appartient au prince Buoncompagni à Rome et j’ai acheté le troisième à la vente de Michel Chasles [1].

Après avoir démontré géométriquement les lois qui régissent la réflexion de la lumière sur les miroirs plans, concaves et convexes, Héron passe aux applications qui en ont été faites par ses devanciers.

C’est par la catoptrique, dit-il, que l’on apprend à former des miroirs où la droite parait droite et où la gauche paraît gauche, de sorte que la ressemblance est parfaite et que les images s’accordent avec la réalité. — On peut construire des miroirs où l’on se voit par derrière, renversé la tête en bas, avec trois yeux et deux nez ou bien avec le visage décomposé par une profonde douleur.

La catoptrique n’est pas seulement bonne pour la théorie, mais elle a des applications utiles.

Qui ne trouvera pas utile de pouvoir observer les habitants au fond d’une maison voisine, de voir combien ils sont et ce qu’ils font ? — Comment ne trouverait-on pas merveilleux de voir jour et nuit les heures au moyen de fantômes apparaissant dans un miroir de telle sorte qu’un fantôme se montre à chaque heure du jour et de la nuit et à chaque partie du jour ? — N’est-il pas merveilleux aussi de ne voir clans un miroir ni son visage ni celui d’autres personnes, mais seulement ce que d’autres personnes voudront ?

Il est impossible de reconstituer dans son intégrité le texte primitif de l’auteur trahi successivement par les fautes et les omissions des copistes, par le traducteur et enfin par un imprimeur qui était loin d’être habile ; mais on peut du moins, grâce à nos connaissances actuelles, retrouver presque toujours sa pensée.

C’est ce que je vais essayer de faire, en m’occupant d’abord des déformations produites pal’ des miroirs de différentes formes.

Le premier de ceux que Héron décrit est formé par la partie convexe d’un cylindre droit il base circulaire, On sait qu’un pareil miroir a pour propriété d’allonger les objets dans le sens des génératrices du cylindre et l’ingénieur Alexandrin le nomme miroir nigaud, probablement à cause de l’expression qu’il donne à l’image de la figure de ceux qui s’y regardent. — Un autre miroir est formé d’une série de calottes sphériques, les unes concaves, les autres convexes et toutes tangentes entre clics. Il est déjà décrit dans la catoptrique d’Euclide qui explique que l’on aura son image égale il la réalité et il égale distance du miroir dans les parties planes ; que cette image paraîtra plus petite et plus rapprochée dans les parties convexes ; et enfin qu’elle se présentera sous des aspects variés dans les parties concaves. — Le plus singulier de tous s’obtient de la manière suivante : toutes les sections parallèles faites dans sa surface suivant une certaine direction sont des arcs convexes égaux à la cinquième partie d’une circonférence, et toutes les sections faites de même suivant une direction perpendiculaire à la première sont des arcs concaves égaux à la sixième partie d’une circonférence, de telle sorte que l’ensemble a la forme d’une selle ou du solide qu’on désigne en géométrie sous le nom de paraboloïde hyperbolique. Le miroir posé verticalement tourne autour d’un axe horizontal, d’où il résulte que les sections concaves et les sections convexes sont tantôt horizontales et tantôt verticales en passant par toutes les inclinaisons intermédiaires. Suivant la position de ces sections et l’éloignement de l’observateur, l’image de celui-ci prend une foule d’aspects différents ; elle s’allonge, se raccourcit, se renverse, telle ou telle partie grossit ou diminue d’une façon tout à fait disproportionnée avec les autres. Un pareil miroir serait aujourd’hui certainement très apprécié par les enfants sinon par les dames,

Tout le monde sait que pour voir d’un point donné O un objet P (fig. 2) à l’aide d’un miroir plan dont le centre est en M, il suffit d’incliner le miroir de telle façon que la perpendiculaire élevée à la surface du miroir en M fasse des angles égaux avec les lignes OM et OP. Tel est, dans sa plus grande simplicité, le principe qui a été exploité par les thaumaturges pour produire une foule d’illusions d’optique. Héron en montre l’application au cas où l’on veut, de l’intérieur d’un appartement, voir ce qui se passe dehors [2].

Il explique ensuite comment en plaçant le miroir au fond d’un petit temple en bois richement orné, on peut y faire apparaître des personnes ou des peintures dérobées à la vue du spectateur par un écran quelconque AB ; il recommande d’éclairer vivement l’objet qu’on veut y réfléchir et de laisser au contraire le miroir dans l’ombre ; il fait remarquer qu’en donnant au miroir une inclinaison convenable, le spectateur ne se voit pas lui-même. Supposez que le miroir soit une glace sans tain et vous pourrez produire la scène des spectres vulgarisée par Robert Houdin.

Il est hors de doute que ce procédé dut être souvent employé dans l’antiquité pour l’évocation des âmes des morts ; il suffisait de laisser, au commencement de l’opération, le corps évoqué dans l’ombre et de brûler devant lui un peu d’encens au moment où on commençait à l’éclairer pour qu’il parût peu à peu se dégager des nuages.

Il y avait encore beaucoup d’autres procédés d’évocation, mais je me borne à analyser Héron et je passe à la description qu’il donne des effets que l’on peut obtenir à l’a ide de deux miroirs plans assemblés de manière il former un angle dièdre variable.

Si l’axe commun est vertical et que les deux plans forment entre eux un angle un peu plus petit qu’un droit, le spectateur pourra voir par double réflexion son image non inversée, c’est-il-dire que, s’il a un objet à la main droite, cet objet paraîtra être dans la main droite de son image et non dans la main gauche, comme dans les miroirs ordinaires.

Si cet axe est horizontal et que les miroirs conservent entre eux le même angle en s’inclinant également sur l’horizon, le spectateur, placé au-dessous, pourra se voir de dos par double réflexion, la tête en bas et dans une position presque verticale ; par simple réflexion il se verra couché horizontalement en l’air et il s’imaginera (ô Grec naïf !) voler, et putabit volare, dit la traduction latine.

L’axe commun restant horizontal, on pourra, ajoute notre auteur, montrer comment Pallas est sortie de la tête de Jupiter. Supposons, en effet, une disposition analogue à celle qui a été indiquée plus haut pour faire voir à un spectateur l’image d’un objet invisible ; seulement ici le miroir, au lieu d’être d’une seule pièce, sera, ainsi que je viens de le dire, formé de deux parties mobiles autour d’un axe horizontal. La partie inférieure étant fixée suivant l’inclinaison calculée, la partie supérieure fera avec elle, au commencement de l’opération, un angle un peu plus grand que 180° du côté du spectateur. On dispose la statuette de Jupiter suivant un plan parallèle au miroir inférieur et de telle sorte que le sommet de sa tête atteigne le bord supérieur de ce miroir ; au-dessus de Jupiter et à une petite distance on place la statuette de Pallas. II est clair que cette statuette ne sera réfléchie ni dans le miroir inférieur, ni dans le miroir supérieur ; mais si l’on donne à ce dernier un mouvement de rotation, de manière à l’amener en avant, on verra bientôt s’élever au-dessus de l’arête, la tète, puis tout le corps de Pallas, et ainsi se réalisera le prestige annoncé.

La figure 1, qui reproduit une peinture d’un vase grec, se rapporte complètement à la description de Héron.

On remarquera qu’en employant encore la même disposition, mais avec une seule glace dont on fera varier l’inclinaison, on pourrait faire surgir de terre ou d’un autel la figure d’une divinité. — La Pythonisse d’Aïn-dor, évoquant devant Saül l’ombre de Samuel, voit (Les Rois, liv. I, chap. XXVIII) « un Dieu qui s’élève du sein de la terre » . Pline, parlant du temple antique d’Hercule à Tyr, s’exprime ainsi (Iiv. XXVII, ch. x) : « De ce siège, fait d’une pierre sacrée, s’élevaient facilement les Dieux », Pausanias raconte que dans un bourg de Mysie il a vu l’image de Pion, fondateur du bourg, surgir de son tombeau pendant qu’on lui offrait des sacrifices.

Le traité, dont je viens d’indiquer sommairement le contenu d’après le fragment qui nous en est resté, ne suffit point pour donner une idée complète de l’état de la catoptrique chez les anciens. Héron ne parle en effet que de certaines applications du miroir plan, et ne dit pas un mot ni de celles des miroirs concaves ou convexes, ni des miroirs réfringents, c’est-à-dire des lentilles plus ou moins parfaites qui étaient alors connues. Ces questions, et spécialement celles des miroirs ardents, sont traitées dans un ouvrage, dont la première partie vient de paraître chez l’éditeur de cette Revue, sous le titre : La Science des Philosophes et l’Art des Thaumaturges dans l’antiquité.

Albert de Rochas d’Aiglun

[1Ce traité est imprimé sous le faux titre : Ptolemei de Speculis. M. Ch. Henri Martin, dans ses recherches sur Héron d’Alexandrie, a démontré que c’était à cet ingénieur qu’il fallait l’attribuer.

[2C’est par une disposition analogue que l’on faisait connaître les heures au moyen de fantômes paraissant dans un miroir, ainsi que l’indique Héron dans le préambule que j’ai cité plus haut. Le passage qui devait la décrire en détail manque dans le texte qui nous est resté, mais il suffit de rappeler que Ctésibius, le maître de Héron, construisait des horloges hydrauliques dans lesquelles les heures étaient marquées à l’aide de petites figures mobiles qui sortaient de l’appareil (Vitr., IX, VIII). En cachant cette horloge dans une chambre voisine et en éclairant l’endroit où les statuettes font leur apparition, on pouvait les voir apparaître à chaque heure, dans un miroir convenablement disposé.

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