Les Gallas au Jardin d’acclimatation

Marcel Blot, La Nature N°1842 - 12 septembre 1908
Mardi 29 mai 2012
La caravanes des Gallas au Jardin d’acclimatation

Le Jardin d’Acclimatation nous a accoutumés depuis quelques années à une série d’exhibitions ethnographiques fort bien combinées et qui ont obtenu un grand succès de la part du public. Il est fort à souhaiter qu’elles continuent et que ce succès lui-même se confirme et s’accroisse. Trop longtemps on a pu caractériser le Français comme un être qui ne connaît pas la géographie, et si ce trait, fâcheux et juste, était en partie excusé par le fait qu’on a peu de raisons de s’intéresser à autrui lorsqu’on est bien chez soi, il faut avouer qu’il n’allait pas sans inconvénients : il aurait particulièrement risqué de nous faire accuser d’étroitesse d’esprit. Nous n’en sommes plus là heureusement ; nous commençons, au moins par la pensée, à sortir volontiers de chez nous, et nous voyons qu’il y a beaucoup de choses à apprendre. Ceux de nos lecteurs qui ont déjà pu aller voir les Gallas seront certainement de notre avis ; un peu de la vie du fameux ancien « Continent mystérieux » leur est apparu au spectacle de ces beaux guerriers à teint clair, mélange, semble-t-il, de traits nègres et de traits sémites, fiers de regard, sûrs de démarche, hardis cavaliers dont les fantasias brillantes éblouissent, lorsque, lancés au galop de leur chevaux nerveux et petits, ils volent à travers la grande pelouse du parc et lancent prestement au passage leur longues sagaies légères sur la cible de bois. On nous saura certainement gré de donner ici en quelques mots les principales caractéristiques de ces Gallas, qu’on aurait bien tort de prendre pour des primitifs ou même simplement pour des sauvages.

Si souvent que de nos jours encore on donne à l’Afrique le nom de « Continent noir » c’est là une appellation tout à fait erronée : sans parler, en effet, des blancs Arabes et Berbers, ni des jaunes comme les Bushmen et les Hottentots, il s’en faut bien que ses autres habitants puissent se réunir indistinctement sous la seule épithète de nègres. Déjà, aux temps les plus reculés où puisse nous faire remonter la préhistoire africaine (à peine esquissée), la diversité ethnique était fort grande sur le sol africain, et pareillement, sans aucun doute, la diversité de civilisation : des nègres, hauts et noirs, au Nord ; des Négrilles, nains à peau brune, au centre ; des Bushmen, petits et jaunes, au Sud, constituaient vraisemblablement le plus ancien fond ; sur celui-ci de nombreuses vagues envahissantes vinrent ensuite déferler tour à tour, modelant peu à peu, brassant le milieu ethnique, pour ramener à l’état où nous le trouvons aujourd’hui : l’élément chamitique d’abord (la race méditerranéenne du savant italien Sergi), puis à des époques diverses, fort disputées, mal connues, les Éthiopiens, les Berbers, les Sémites, venus de l’autre côté de la mer Rouge, etc. De nos jours on peut en somme reconnaître sept grands groupes dominants dans le milieu complexe résultant de ce travail séculaire, groupes qui constituent de réelles unités, à hl fois géographiques, linguistiques et, en partie, anthropologiques. Ce sont : 1 ° les Arabo-Berbers (Sémito-Chamites) ; 2° les Éthiopiens (Kouchito-Chamites) ; 3° les FouIah Sandé ; 4° les Négrilles (Pygmées) ; 5° les Négritiens (Nègres Soudano-Guinéens) ; 6° les Bantus ; 7° les Hottentots Bushmen [1].

C’est parmi les Éthiopiens que se rangent les Gallas, qui en représentent même (avec les Bedjas) le type le plus pur [2] : leur taille est assez élevée (1,67 m. en moyenne d’après Deniker), leur teint brun clair, avec des reflets rouges, un peu cuivrés, leur tête allongée, leurs cheveux frisés, plus bouclés que ceux des Arabes, moins crépus que ceux des Nègres ; leur visage est souvent fort beau, aristocratique et fin, le corps et le port pleins d’élégance et de noblesse, tous traits d’une supériorité physique évidente, reflet visible d’une réelle distinction mentale, qu’il faut sans doute attribuer à une forte dose de sang sémite.

Ces Gallas habitent à l’Ouest de la grande presqu’ile des Somalis, dans l’espace compris entre la rivière Djouba, le lac Rodolphe et le mont Kénia, dans une vaste région plus grande que la France, où ils forment un ensemble de 7 à 8 millions d’individus, groupés en une multitude de tribus nomades et guerrières, aussi variées que possible entre elles sous tous les rapports : constitutions politiques, systèmes religieux, mœurs, mais en général marquées d’un amour commun pour les plaisirs et les peines de la vie guerrière.

L’organisation de la famille est chez eux toute patriarcale, comme dans la plupart d’ailleurs des sociétés africaines, et la femme, nettement inférieure à son mari, y est pour beaucoup un instrument de travail que l’on se procure en payant, non sans avoir d’abord accompli tous les rites obligatoires du mariage, c’est-à-dire scellé le contrat religieusement. L’essentiel de la cérémonie consiste ici, comme dans bien d’autres cas aussi, en une communion, les deux futurs époux buvant tour à tour à la même tasse, remplie jusqu’aux bords de lait de chamelle, et qui est ensuite brisée pour ne plus servir, La cérémonie du divorce est en quelque sorte symétrique de la précédente, et de même que celle-ci consistait en l’établissement d’une sorte de lien mystique, image du lien réel des époux, celle-là se pratique par la rupture du même lien, symbolisé par une liane qui réunit le mari et la femme tournés dos à dos, rupture et position rappelant quelque peu ces jolies scènes où Molière fait rompre la paille entre Marinette et Gros René. Seulement ici ce ne sont pas les intéressés eux-mêmes qui accomplissent le geste de libération : le chef demande à chacun des conjoints s’il désire renoncer à l’union et c’est lui qui, sur leurs réponses concordantes, brise la liane d’un coup du fer aiguisé de sa lance : les époux se séparent en chantant et courent se mêler à une danse et à des jeux qui ne manquent pas de rehausser la fête et qui sont d’ailleurs, comme il est naturel, tout analogues à ceux qui suivent la cérémonie du mariage.

Les rites de funérailles donnent également lieu à des usages pleins d’intérêts ; nous signalerons le plus curieux, qui n’est pas sans présenter quelque ressemblance avec des coutumes encore connues aujourd’hui en Europe et pratiquées notamment par les Corses, usage à la fois religieux et esthétique et qui devra certainement attirer l’attention lorsqu’on entreprendra un jour d’étudier les formes primitives de l’épopée : dès que le mort, entouré de ses parents et de ses amis, est étendu dans son cercueil ouvert, et que, pour la dernière fois, on s’est penché sur son corps, un des notables de la tribu s’avance, et, rappelant à mots rapides la vie du défunt, il lui reproche les fautes qu’il a commises ; sur quoi un interlocuteur surgit aussitôt, qui ne manque pas de présenter ardemment la thèse contraire et qui, réfutant d’abord tous les griefs avancés par l’accusateur, se livre au plus brillant éloge de son ami décédé, comme si ces certificats derniers devaient assurer à son âme délivrée un meilleur accès dans ce monde d’au delà où elle est censée devoir bientôt entrer.

Ceux de nos lecteurs qui iront voir les Gallas au Jardin d’Acclimatation n’auront certes pas la chance — nous l’espérons du moins ! — d’assister à aucune de ces intéressantes cérémonies, mais nous croyons que la description sommaire que nous venons d’en donner suffira à leur faire considérer ces hommes autrement que comme de grands enfants, Ce développement des rites matrimoniaux ou funéraires, sans parler de tant d’autres que nous pourrions citer, implique en effet — qu’on ne s’y trompe pas — un état remarquable de civilisation, et il suffira au promeneur du moindre regard jeté sur les armes, les vêtements ou les parures des Gallas du jardin, de la moindre conversation en anglais avec eux, pour se pénétrer profondément de cette idée que devant lui se tiennent de vrais hommes, c’est-à-dire des hommes de la société et non des hommes de la nature, des hommes qui demain, — un demain tout proche sans nul doute ! — seront à chercher comme amis, à craindre comme adversaires, Ce qu’il y a de plus mystérieux dans ce vieux continent africain si longtemps méprisé, ne serait-ce pas la flamme qui brille dans le regard de ses habitants, inquiétante peut-être ?

Marcel Blot

[1Voir à ce sujet, et sur tout ce qui concerne l’ethnographie et l’anthropologie africaine, l’excellent manuel de notre savant collaborateur M. J. Deniker, Races et peuples de la terre. Paris, Schleicher, 1900, p. 491 et suivantes.

[2En toute vérité, il faut bien dire que les Gallas du Jardin d’Acclimatation ne paraissent pas confirmer ce que nous venons de dire. Mais la pureté de type n’est guère, il ne faut pas l’oublier, un article d’exportation, et les troupes qui nous arrivent en Europe sont souvent composites. Dans le cas présent, les individus forment un ensemble assez hétérogène, et où quelques-uns se présentent avec d’évidents caractères de « sang mêlé », qui semblent attester la présence dans le nombre de quelques Somalis, où le croisement de sang arabe et de sang éthiopien altère fortement la pureté du type. Nous avons vainement essayé, soit en anglais, soit en arabe, d’interwiever quelques-uns de ces Gallas ; mais nous n’avons rien obtenu de satisfaisant sur le point qui nous intéresse, soit qu’ils n’aient pas compris nos questions, soit, ce qui nous paraît plus probable, qu’ils se retranchassent derrière une sorte de « secret professionnel ». L’un d’eux nous a bien dit nettement qu’il était originaire du Somaliland, mais le terme est si vague qu’il est vraiment impossible d’en rien conclure. Tout ce que nous disons dans ce court article est donc vrai des Gallas en général, mais peut-être faux de tel on tel des individus de la troupe du Jardin.

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