Comment on pratique les autopsies et les analyses de viscères

Louis Pelletier, Sciences et Voyages N°758 — 8 mars 1934
Dimanche 15 avril 2012 — Dernier ajout mercredi 20 mars 2024

Louis Pelletier, Sciences et Voyages N°758 — 8 mars 1934

L’une des préoccupations essentielles de Sciences et Voyages est de renseigner ses lecteurs aussi rapidement et aussi complètement que possible. Prenant prétexte de la fin tragique, à Dijon, de M. Prince, conseiller à la Cour de Paris, plusieurs personnes ont, ces jours derniers, exprimé le désir de savoir comment on pratique les autopsies médico-légales et les analyses de viscères. Nous allons nous efforcer de leur donner satisfaction, en évitant cependant, par un souci de discrétion que chacun comprendra, d’insister longuement sur certains détails se rattachant trop immédiatement aux pitoyables événements qui viennent de se dérouler.

Une autopsie médico-légale est une opération longue et délicate

Lorsque, le 27 février dernier, le juge d’instruction de Dijon, M. Rabut, est entré en possession du rapport d’autopsie. nous avons entendu certains de nos confrères de la presse quotidienne exprimer leurs regrets de ne pas se voir communiquer autre chose qu’un texte extrêmement bref.

Il nous semble qu’ils n’apprécient peut-être pas à sa juste valeur l’importance d’un rapport d’autopsie. Cet intérêt est tel, en effet, que les médecins chargés de l’opération ne sont nullement obligés de le remettre immédiatement au magistrat instructeur, avant de l’avoir longuement discuté et d’en avoir mûrement réfléchi les conclusions. S’il y a urgence à faire connaître les résultats certains de l’expertise, une note préliminaire est rédigée qui indique brièvement les conclusions probables. Or, l’affaire Prince est beaucoup trop grave, si l’on en croit certaines assertions, pour que la prudence ne soit pas de toute rigueur et commandée impérieusement aux trois médecins qui ont participé à l’opération.

Et puis, on ignore un peu trop qu’une autopsie médico-légale est autre chose qu’une vérification anatomique, comme celles auxquelles on procède dans les hôpitaux ou dans les salles de dissection, pour les besoins scientifiques.

Une autopsie doit satisfaire à des conditions expresses. Elle doit être méthodique, ce qui signifie que l’expert doit suivre une marche fixée d’avance, pour ne rien oublier dans ses constatations. Elle doit être aussi complète que possible, c’est-à-dire porter sur les trois cavités (crâne, thorax, abdomen), et sur l’état des membres (muscles et os). 0r, dans le cas du malheureux M. Prince, la tête n’a pu être l’objet que d’un examen très restreint, étant donné que les roues de la locomotive l’ont sectionnée transversalement. S’il y a eu crime, ce n’est certainement pas ce que désiraient les auteurs. L’une des jambes a été également coupée par les roues du convoi.

L’expertise doit être descriptive ; le médecin dicte tout, ce qu’il voit, en détaillant la forme, la dimension des plaies, les poids, les colorations des organes. Nous attirons vivement l’attention sur ce fait que le protocole d’autopsie peut servir de base à une contre-expertise. Une autopsie mal faite ne se recommence pas. Sans trahir aucun secret, nous pouvons donc dire que le rapport des trois médecins dijonnais renferme beaucoup d’autres choses que celles qui se trouvent dans le communiqué laconique transmis à la presse par M. Rabut et dont voici la teneur

Nous croyons pouvoir affirmer que les conclusions peuvent se résumer ainsi : 1° Toutes les lésions constatées sur ce qui reste du corps sont dues à l’écrasement par le train ; 2° Ces lésions peuvent avoir été faites, soit après la mort, soit au moment où le sang a cessé de circuler, par suite de l’écrasement des centres nerveux : 3° Aucune trace de blessure par arme à feu ou par arme blanche n’a été relevée ; 4° Les praticiens chargés de rechercher les causes de la mort du Conseiller Prince ne peuvent ni confirmer ni infirmer la possibilité du suicide.

Pratiquement, en pareille circonstance, cela vient à ne rien dire du tout.

Les instruments dont se sert le médecin-expert

Si l’on songe à la responsabilité très lourde que prend un médecin en faisant une autopsie judiciaire, on comprend qu’il est indispensable pour lui d’avoir à disposition le local, les aides, les instruments nécessaires. Il ne faut pas hésiter, dans un transport de justice à demander que le corps à autopsier soit amené dans une morgue ou un hôpital. L’expert ne doit accepter de se servir d’une installation de fortune, dans une grange ou dans un cimetière, que s’il y a extrême urgence.

La trousse du médecin légiste comporte les objets que voici : 1°des gants en caoutchouc souffle, des compresses, une blouse ; 2° des produits chimiques ; alcool amylique et formaline ; 3° une loupe, un ruban métrique, un compas glissière, de la ficelle fine pour ligature, trois couteaux à autopsie, quatre bistouris, trois paires de ciseaux de différentes dimensions, deux pinces à dissection, une scie droite et une scie courbe de nature spéciale, un marteau et un ciseau droit pour ouvrir le crâne, un grand couteau plat pour la section des organes, de petits bocaux pour prélever les pièces anatomiques en vue de l’analyse des viscères, . une balance, un spectroscope de poche, etc…

Comment sont pratiquées les incisions dans une autopsie

On peut ouvrir les cavités thoraciques et abdominales de deux façons.

On pratique une incision verticale, partant du menton pour aller à la partie inférieure de l’abdomen en passant à gauche de l’ombilic, et trois incisions transversales, l’une sur le bord inférieur du maxillaire, l’autre au niveau des épaules, la troisième au niveau de la partie médiane de l’abdomen.

Ou bien, si l’on veut procéder plus rapidement et éviter la dissection de la paroi thoracique nécessitée par les volets tracés par les précédentes incisions ; oh fait, en partant du sternum, une incision ovalaire qui permet d’enlever d’un seul coup toutes les parois abdominales et thoraciques. Si l’incision doit passer au voisinage d’une blessure, on la fait dévier très fortement, de manière à n’altérer en rien la plaie ou la violence.

Comment l’examen de chaque organe est exécuté séparément

Il est recommandé d’examiner d’abord le cœur en place, en pratiquant une incision sur le ventricule droit puis sur le ventricule gauche. Le contenu des deux cavités est prélevé ; Cette méthode d’examen du cœur en place donne le moyen d’étudier facilement l’état du sang dans ses cavités et de suivre les caillots dans l’artère pulmonaire et ses ramifications. On pratique ensuite l’enlèvement de l’estomac, en vue de l’analyse des viscères, dont nous parlerons plus loin. On note soigneusement le poids, les dimensions de chacun des organes, les particularités qu’ils peuvent présenter et leurs altérations pathoIogiques,

Nous ajouterons quelques mots relatifs à l’autopsie du crâne et de la colonne vertébrale, bien qu’elle n’ait pas été faite dans le cas de M. Prince.

On incise la peau de la tête et les parties molles, d’une oreille à l’autre ; on rabat le lambeau frontal et le lambeau occipital. Le crâne osseux est ouvert à la suite.

On examine ensuite la dure-mère (membrane qui enveloppe le cerveau) et le sinus longitudinal dont on apprécie le contenu. On incise la dure-mère longitudinalement, on note la couleur des méninges, l’apparence des circonvolutions cérébrales, etc…

L’autopsie de la colonne vertébrale et de la moelle épinière a comme objet la recherche des lésions, telles que fractures, perforations par un instrument tranchant, qui se traduisent par des hémorragies rachidiennes ou par des lésions grossières des méninges et de la moelle.

L’analyse des viscères

Vendredi 23 février, les viscères de M. Prince ont été remises par M. Lapeyre au docteur Kohn-Abrest, directeur du laboratoite de toxicologie de la ville de Paris. Celui-ci s’est aussitôt mis au travail et, le 27, après un travail intensif de jour et de nuit ; il a pu faire connaître verbalement à M. Lapeyre la conclusion à laquelle il est arrivé : « Les analyses effectuées à l’heure actuelle, a-t-il dit, excluent la présence de tout stupéfiant et celle de tout Poison susceptible de provoquer une mort rapide. »

Mais, comme les analyses, dont nous allons donner une très brève idée, sont des travaux longs et délicats, l’éminent toxicologue ne pourra pas avant plusieurs jours au moins remettre son rapport détaillé au magistrat chargé de l’instruction.

Voici quelques détails sur la manière dont les viscères ont été fournis à l’expert-chimiste. À l’autopsie, le tube digestif n’a pas été ouvert dans la cavité abdominale, mais au dehors. L’estomac a été séparé de l’œsophage et de l’intestin grêle par deux ligatures doubles, l’une au cardia, l’autre au pylore. L’intestin grêle et le gros intestin ont été comme l’estomac introduits avec leur contenu dans deux vases distincts. Dans un quatrième vase, on a logé le foie et le sang ; dans un cinquième, on a placé un poumon ; dans un sixième, des muscles (environ 500 grammes) ; dans un septième vase, les reins, la vessie et son contenu (pour plus de précautions, on a fait une ligature au col de la vessie pour éviter toute déperdition de liquide).

Tous ces vases ont été fermés, ficelés, cachetés et numérotés. La fermeture des récipients a été faite de la manière que voici : un bouchon de liège, recouvert d’un papier parchemin retenu au moyen d’une ficelle au col du flacon et un simple cachet fixant la ficelle et le papier certifiant le contenu.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, jamais, en pareil cas, on n’emploie de désinfectants tels que l’acide phénique, le chlorure de chaux, l’eau de chlore, le sulfate ferreux ou même l’alcool. Ces substances peuvent, en effet, rendre la recherche de certains poisons beaucoup plus pénible.

A M. Kohn-Abrest, il a été demandé si M. Prince a été soumis à l’influence d’un narcotique, capable de le priver de sa connaissance, ce dont auraient profité des assassins pour le tuer — ou si le malheureux a été empoisonné.

Pour répondre à ces questions, le savant a entrepris toute une série d’expériences en vue de mettre en évidence, s’il y a lieu, les stupéfiants et les poisons minéraux, organiques ou végétaux. Il ne nous est vraiment pas possible d’entrer dans le détail de ces opérations. L’exposé des manipulations de la toxicologie médico-légale forme la matière d’un gros volume. Nous nous contenterons de dire succinctement ce qu’on peut faire avec le microscope, le spectroscope et au moyen de l’analyse chimique.

Avec le microscope, on peut retrouver l’oxalate de calcium dans les tubes du rein, des grains d’arsenic dans l’estomac … Grâce au spectroscope, on décèle les poisons du sang et certains alcaloïdes comme l’aconitine.

L’analyse chimique des viscères complète les recherches précédentes ; mais elle n’est pas, comme on le dit trop souvent, caractéristique. Le rôle du chimiste est de fournir au médecin des éléments précis que lui seul devra interpréter, en les comparant avec ceux qu’il a pu obtenir par les méthodes de l’autopsie. C’est pour cela que les quotidiens ont dit, à la suite des premiers renseignements de M. Kohn-Abrest, que les médecins dijonnnais allaient pouvoir donner leur rapport. Une expertise chimique négative n’est pas suffisante pour prouver qu’il n’y a pas eu empoisonnement : certains poisons se transforment dans l’organisme et les réactions chimiques actuellement connues sont impuissantes à les découvrir.

De plus, même si le chimiste a mis en évidence, dans les tissus et les liquides de l’organisme, la présence d’une substance toxique, cela ne signifie pas forcément que ce produit est la cause de la mort. Ainsi, du cuivre, du plomb, de l’arsenic, peuvent exister dans le corps d’un homme qui est mort pour une toute autre raison. Le rôle du médecin-expert consiste à utiliser pour son expertise les conclusions de l’analyse chimique et à apprécier les conclusions qu’on en peut tirer.

Louis Pelletier Agrégé de l’Université, Expert-Chimiste près les tribunaux

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