Les Boshimans à Paris

La Nature N°712 - 22 Janvier 1887
Vendredi 30 mars 2012 — Dernier ajout mardi 4 avril 2017

Le mois dernier, aux Folies-Bergère, six individus étaient exposés sous le nom des pygmées du Congo. Ils appartenaient à une tribu sauvage du nom de N’Chabbas, qui habite les rives du lac N’Gami, au nord de la colonie du Cap, non loin du fleuve Zambèze. Partis de leur pays il y a trois ans, en compagnie d’un gardien anglais, ils ont visité les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, et sont arrivés à Paris. Ils sont actuellement à Bordeaux, mais seront de retour prochainement. Ils ont été présentés à la Société d’anthropologie et ont été l’objet de deux Mémoires : l’un à Berlin par M. Virchow, l’autre à Paris par M. Topinard. L’occasion en effet était précieuse : la race à laquelle appartiennent ces individus défraye depuis longtemps les discussions des anthropologistes. Les Singhalais étaient absolument effacés.

Leur nom de pygmées est conventionnel, quoiqu’ils appartiennent de fait à la race la plus petite connue de l’humanité. Ils ne viennent pas du Congo, bien que du Chaillu ait signalé dans ce pays, sous le nom de O’Bongos, l’existence d’individus non moins petits et leur ressemblant sous beaucoup de rapports. Ce sont les Bosjesmans des Hollandais, Bushmen des Anglais, en français Boshimans, c’est-à-dire les restes d’une race qui jadis a occupé une très grande partie de l’Afrique et remontait jusqu’au pays des Somalis, non loin de notre colonie d’Obock.

Refoulés dans l’Afrique Méridionale en même temps que les Hottentots, à une époque lointaine indéterminée par des races nègres relativement supérieures du groupe Bantou, parmi lesquelles les Cafres ou Zoulous, ils ont été rencontrés pour la première fois par le Français Levaillant vers 1785, sur les bords du fleuve Orange, puis revus par Kolbe, Barrow, Burchell et en dernier lieu par Fritsch, qui en ont donné de bonnes descriptions.

Peu de tribus sauvages ont autant occupé l’attention de ceux des anthropologistes qui se plaisent à rechercher, parmi les représentants actuels les plus inférieurs de l’espèce humaine, les êtres les plus voisins des singes, nos ancêtres immédiats, d’après eux.

La lutte pour cette place inférieure dans l’échelle des races humaines, était entre les Fuégiens de la Terre-de-Feu, les Australiens et les Boshimans. Les Parisiens ont eu la bonne fortune de voir les deux premiers dans ces dernières années, et par conséquent, d’être appelés à donner leur sentiment sur la question. Le Jardin d’Acclimatation, grâce M. Geoffroy Saint-Hilaire, les leur a fait connaître. Les Fuégiens tout d’abord ont été mis par eux au ; point de vue physique hors concours ; ils sont de race jaune et n’ont absolument rien de simien. Les Australiens, en revanche, ont été jugés aussi inférieurs qu’on s’y attendait ; il est vrai que les échantillons étaient parmi les plus laids, les moins favorisés, et que dans leurs pays il y a d’autres Australiens qui sont infiniment mieux partagés. Restent les Boshimans, que nous possédons aujourd’hui.

La légende de leur extrême infériorité a pris naissance en France même, à notre avis, à la suite d’une description par le plus classique des naturalistes, Cuvier, d’une Boshimane célèbre, désignée sous le nom de Vénus Hottentote, qui vint à Paris au commencement de ce siècle et y mourut. Sa figure en pied, de grandeur naturelle, est trop connue de tous ceux qui ont visité le Jardin des Plantes, pour que nous nous y arrêtions. Elle est sous un grillage en fer au milieu d’une salle du Musée d’anthropologie, annexée à la galerie d’anatomie comparée.

Cuvier, dans cette description, qui est une de ses plus belles œuvres, ne ménageait pas les comparaisons de cette Vénus exotique avec un orang vivant qui, à ce moment, faisait les délices du Jardin des Plantes. Pour lui l’analogie était frappante. Ses gestes, sa physionomie, sa démarche, étaient ceux de l’orang. Ce qui alors étonnait le plus chez cette Bushimane et surprend davantage encore les visiteurs qui voient son fac-similé, c’est un développement éléphantiasique des régions fessières sur lequel les voyageurs ont beaucoup insisté depuis et qui existe dans les deux sexes, mais spécialement chez la femme après la puberté, développement qu’aucune autre race ne présente et qui porte le nom de Stéatopygie.

La plupart des Boshimans actuels de Paris offrent cette exubérance à divers degrés. Elle est visible, quoique peu marquée, chez la jeune fille dont nous donnons la photographie provenant de la collection anthropologique du prince Roland Bonaparte (fig. 1), et est très prononcée sur l’homme dont la photographie vient de la même collection (fig. 2).

Les six Boshimans ressemblent sous tous les autres rapports à la même Vénus hottentote, aussi bien du reste qu’à tous les dessins publiés des sujets de cette race. Cette ressemblance, entre individus d’un même groupe, est un fait rare en anthropologie et qui mérite d’être remarqué. Il plaide en faveur de l’unité physique des représentants de cette race et par conséquent de leur droit à être regardés comme un type franc.

Leur teint est d’un jaune gris dans le genre du bois de chêne verni ou du cuir vieux verni. Leurs cheveux sont peu abondants, courts, enroulés en spirales serrées, celles-ci de 1 à 2 millimètres de diamètre ; c’est la chevelure typique dite par Livingstone en grains de poivre. Ils ont le crâne long (dolichocéphale), le front haut, droit et bombé, la face large, grande, aplatie, triangulaire par en bas, les yeux petits, bouffis et bridés, l’intervalle des orbites large et plat, le nez petit et écrasé, les pommettes massives et déjetées en dehors, la bouche modérément prognathe. On a dit de certains Esquimaux qu’une règle posée en travers et allant d’une pommette à l’autre n’est pas arrêtée par le dos du nez ; il en est presque ainsi chez eux. L’un des traits les plus caractéristiques des races nègres est très accusé chez ces Boshimans ; ils ont la largeur du nez à la base, sensiblement égale à sa hauteur, c’est-à-dire comme 100 : 100, tandis que chez les individus les plus typiques des races blondes européennes, le même rapport est parfois comme 50 : 100.

La taille est de 1,44 m et 1,40 m chez les deux adultes. Leurs proportions sont très correctes et correspondent à celles d’un Européen qui aurait leur petite taille ; elles n’ont rien du nègre, et par conséquent, même de très loin, du singe, à une exception près : leur bassin est le plus étroit qu’on puisse rencontrer.

En somme, si l’on balance le pour ct le contre, on arrive à ceci : c’est que ces Boshimans n’ont nullement les traits d’infériorité physique qu’on leur attribue généralement. C’est une race spéciale, singulière, paradoxale, et voilà tout. Ils ont des traits contradictoires qui permettent de les considérer comme un passage des races nègres aux races jaunes, et Barrow était certainement dans son droit en 1800 lorsqu’il soutenait que les indigènes de la colonie du Cap avaient une grande ressemblance avec certains Chinois.

Quant à leur intelligence, elle est passable si l’on tient compte de leur qualité de sauvages. Ils ont l’œil vif, une physionomie avenante ; ils s’intéressent à ce qui les entoure, ne manquent pas de sentiment et son ! imitateurs. La petite fille représentée sur la photographie dessine à la façon d’un enfant, avec espièglerie et non sans esprit d’observation. Ses ébauches rappellent celles que l’on a découvertes sur des rochers, dans la colonie du Cap et que l’on attribue, soit aux Boshimans, soit aux Hottentots.

Ils présentent dans leur langage une particularité qui frappe avant tout beaucoup de personnes. Leur parole est coupée à chaque instant par des claquements de trois sortes, l’un profond, guttural, retentissant. Aucune autre race n’offre quelque chose de semblable. Bref, ils sont très curieux à voir, et ceux qui s’intéressent à l’histoire naturelle de l’homme, feront bien de leur rendre une visite. Ce sont les derniers représentants de l’une des formes assurément les plus anciennes des races humaines. On nous affirme que les Boshimans sont prêts à disparaître ; ceux-ci prouvent que quelques-uns ont été repoussés par la civilisation européenne, au nord du désert de Kalahari : il est peu probable que nous en revoyions jamais d’autres.

Les anthropologistes, qui. espéraient voir en eux presque des singes, ont dû éprouver une certaine déception. La stéatopygie des Boshimans et leur chevelure en grains de poivre ne sont pas des traits simiens ; l’étroitesse de leur bassin n’est pas suffisante. Ils sont supérieurs, par l’ensemble de leurs caractères physiques, aux Australiens qui restent par conséquent, aux yeux des Parisiens, seuls au dernier degré de l’échelle des races humaines.

Mais ces Australiens eux-mêmes, ceux que nous avons vus au Jardin d’Acclimatation, et qui cependant étaient de laids échantillons, sont encore bien au-dessus des singes, à une hauteur considérable, faite pour satisfaire pleinement les esprits les plus exigeants, les défenseurs les plus jaloux des prérogatives de l’homo sapiens de Linné.

T. Topinard

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