Analyse des mouvements du cheval par la chronophotographie

Étienne.-Jules Marey, La Nature, N°1306 - 11 Juin 1898
Dimanche 22 février 2009 — Dernier ajout lundi 25 mars 2024

Étienne.-Jules Marey, La Nature, N°1306 - 11 Juin 1898

La méthode que j’ai désignée sous le nom de chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. et qui consiste à prendre sur une pellicule qui se déroule au foyer de l’objectif une série de photographies instantanées d’un animal en mouvement, est surtout connue du public sous la forme de projections animées. Les images photographiques projetées successivement à de très courts intervalles se fusionnent sur notre rétine en une sensation continue qui reproduit d’une manière saisissante l’apparence du mouvement lui-même ; mais ces images ne servent guère au physiologiste qui n’y perçoit rien de plus que ce que lui montrerait l’observation de la nature, c’est-à-dire des actions si rapides et si complexes, qu’il n’en peut exactement saisir les phases.

Et pourtant la série des images contient tous les éléments nécessaires à la parfaite connaissance du mouvement des animaux, mais il faut pour cela qu’on les réunisse en une figure d’ensemble avec leurs positions relatives dans l’espace, car la comparaison est trop difficile entre des images séparées ; notre mémoire ne garde pas assez fidèlement le souvenir des premières impressions quand une série d’autres nous arrivent.

J’ai recouru autrefois à un mode de chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. spécial pour l’analyse des mouvements. Je recueillais, sur une même plaque, la série des images d’un animal bien éclairé passant devant un champ obscur. Cette méthode était parfaite dans certains cas : lorsqu’on opérait sur un objet ou sur un animal de petites dimensions se déplaçant avec vitesse. Les images successives se disposaient alors à leurs places respectives, sans se confondre entre elles et l’on pouvait obtenir une véritable épure géométrique du mouvement qu’on étudiait. Mais les animaux de grande taille, surtout dans leurs allures lentes, donnaient des images qui se recouvraient entre elles ; celles de leurs membres se confondaient en une intrication impossible à déchiffrer.

Heureusement, au moyen de certains artifices, on peut rassembler les images séparées de la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. sur pellicule mobile, et en tirer l’épure du mouvement ; on peut même combiner avec l’épure des formes extérieures celle des os et des muscles, et obtenir ainsi la connaissance des mécanismes cachés dont les mouvements de l’animal ne sont que la manifestation extérieure.

C’est cette méthode que je vais exposer sommairement. On prend pour point de départ des opérations la série des images chronophotographiques d’un cheval, images dont la figure 1, p. 25, montre des spécimens pour différentes allures. Les dimensions de la page n’ont permis de représenter que la moitié d’un pas, sauf pour le galop où la succession des mouvements est plus rapide.

La pellicule qui porte les images d’un cheval au trot est introduite dans une lanterne à projections ; le faisceau lumineux, réfléchi sur un miroir à 45°, va former l’image du cheval en grandes dimensions sur une feuille de papier à dessin horizontale. On suit à la plume le contour de l’image en le limitant à la tête et au membre antérieur droit pour éviter toute confusion (tableau I, fig. 1). On trace également la ligne du sol dont les extrémités serviront de repère pour des projections ultérieures. L’image que l’on décalque en premier lieu est la dernière de celles qui correspondent à la série d’un pas. On projette alors la seconde image et l’on dispose la planche à dessin de façon que cette image soit bien à sa place ; on en juge par la parfaite superposition de la ligne du sol et de ses deux extrémités avec celles du calque précédent. En faisant ce second décalque on ponctue les contours qui sont censés recouverts par l’image déjà tracé. La troisième image se dessine de même, puis la série des autres, jusqu’à ce qu’on ait figuré un nombre d’attitudes au moins égal à celui qui correspond à la durée d’un pas de trot.

Ces images, ainsi rassemblées (tableau I, fig. 1), rappellent les résultats que donnait la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. sur plaque fixe, mais elles ne présentent aucune confusion.

Le tableau II obtenu de la même manière représente les attitudes successives du membre postérieur droit.

On trouve déjà dans ces simples silhouettes de nombreux renseignements sur la façon dont se comportent les membres d’avant et d’arrière ; sur la trajectoire, très analogue des deux pieds, pendant le levé ; sur la direction des membres au moment où ils se posent et au moment où ils quittent le sol. On voit qu’à la fin du levé, le cheval abaisse l’encolure ; c’est l’effet de l’action des muscles releveurs de l’épaule dont l’insertion supérieure se fait aux vertèbres du cou. Je n’insisterai pas sur ces détails déjà signalés dans l’étude de l’extérieur du cheval au moyen de la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. .

Il s’agit maintenant de déterminer dans es images des membres les positions que prennent, à chaque instant, les diverses pièces du squelette, et l’état de raccourcissement ou d’allongement des divers groupes musculaires aux instants successifs au pas. Et d’abord, en ce qui concerne le squelette, il faut abattre l’animal, préparer les os de ses membres et les photographier à la même échelle que l’animal vivant. Cela constitue la grande difficulté d’une expérience de ce genre si l’on opère sur un animal de prix.

Une circonstance favorable est venue lever cette difficulté. Les étalons de l’État, lorsqu’ils sont mis à la réforme, doivent être abattus ; M. le professeur Le Hello du Haras-du-Pin a pu ainsi obtenir que l’étalon trotteur Tigris fût envoyé à la station physiologique pour y être abattu après avoir été soumis à la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. .

Aussitôt abattu, Tigris fut disséqué, on pesa ses muscles pour des études ultérieures., et le squelette des membres fut préparé, avec les articulations, pour en prendre des photographies. Ces images du squelette, projetées elles-mêmes à la même échelle que les silhouettes de l’animal, furent découpées de manière à donner les divers profils des os sous forme de petits gabarits qu’on agença dans le profil des membres et dont on dessina le contour, comme cela se voit sur les figures 2 dans les deux tableaux.

Il eût été impossible, et l’expérience me l’a montré, de loger dans les profils de Tigris le squelette d’un cheval quelconque ; il y a, d’un animal à un autre, des différences de proportions trop grandes entre les rayons osseux. Dans le cas présent, les deux décalques s’agencèrent d’eux-mêmes avec précision. On peut voir en effet que les saillies osseuses dont le relief se dessine sous la peau, tombent bien à leurs places.

Voilà donc les attitudes successives du squelette déterminées pour les instants successifs du trot. Cette double figure, nécessaire pour la construction de l’épure, peut paraître un peu compliquée si l’on veut analyser les mouvements du squelette ; on a isolé ce dernier dans les figures 3 qui traduisent mieux le jeu des articulations ainsi que les déplacements de l’épaule et du bassin. On voit nettement, par exemple, que l’épaule s’abaisse sous le poids du corps dès le début du levé du pied ; à la fin du levé, au contraire, l’épaule est relevée, comme on l’a dit plus haut, par les muscles qui, d’autre part, abaissent l’encolure. Mais, outre les renseignements variés que donne l’étude du squelette, celle-ci permet encore de connaître, à chaque instant, l’état de raccourcissement ou d’allongement des divers groupes musculaires.

Les anatomistes ont déterminé le lieu d’insertion de chaque muscle du cheval sur les s. Si donc, d’a près les tableaux de M. Barrier, nous marquons, figures 3, la position moyenne des attaches d’un muscle, et si nous joignons par une droite ces deux insertions extrêmes, la longueur de cette droite représentera celle du muscle à l’instant considéré.

Comme les muscles ne sont pas contractiles dans toute leur étendue, mais seulement par leurs fibres rouges, on a défalqué de la ligne droite qui représente chaque muscle une longueur constante, à chacune de ses extrémités ; cette partie correspond aux tendons, tandis que la partie moyenne, marquée d’un trait plus fort, répond à la fibre contractile. Cette représentation schématique a l’avantage de rendre plus sensibles les allongements et les raccourcissements des muscles, en faisant porter ces variations sur une longueur plus petite

Toutefois, bien que la figure originale fût d’assez grandes dimensions, il était difficile d’y saisir les phases d’allongement ou de raccourcissement des divers groupes musculaires ; ces phases ont été rendues très sensibles au moyen des courbes qui, dans nos deux tableaux, surmontent la figure 4.

On les a obtenues en portant en ordonnées négatives, au-dessous de chaque image du cheval, une longueur correspondante à celle du muscle considéré. La même lettre désigne dans la figure 4 le muscle et la courbe de ses changements de longueur. Ainsi, dans le tableau I qui correspond au membre antérieur, la lettre A désigne le muscle grand rond avec des insertions scapulo-humérales ; cette même lettre se retrouve en face de la courbe des variations de longueur du grand rond. Il en est de même pour les Muscles sus-épineux, triceps, biceps. Enfin, sur le tableau II, les muscles du membre postérieur et leurs courbes sont pareillement désignés par des lettres communes.

L’inspection de ces courbes montre que pour chaque membre il existe des muscles à actions alternatives, dont l’un se raccourcit quand l’autre se relâche. Cela ressort des convergences et divergences alternatives des courbes A et B dans les deux tableaux. Ces muscles antagonistes sont, au membre antérieur, le grand rond et le sus-épineux ; au membre postérieur les muscles ischio-tibiaux et les rotuliens. Toutefois, dans les deux membres,- les actions musculaires ne sont point homologues, les muscles scapulo-huméraux, n’agissant que sur l’articulation de l’épaule, tandis qu’au membre postérieur les antagonistes, allant du bassin à la jambe, commandent à la fois les mouvements de ja hanche et ceux du genou.

Malgré cette différence, on est frappé de l’analogie des mouvements du cubitus avec ceux du calcanéum, ce qui montre, ainsi que l’a fait observer M. Baron, que l’adaptation fonctionnelle a fait acquérir une action semblable à des os qui ne sont pas anatomiquement homologues.

La courbe C du tableau II représente l’action des gastrocnémiens ; elle offre une particularité singulière : on y voit de petites ondulations dans le sens du raccourcissement, mais l’extension du muscle est limitée, la courbe des longueurs maxima se réduisant à une ligne droite. Or l’anatomie rend compte de ce phénomène exceptionnel, les gastrocnémiens renferment à l’intérieur de leurs faisceaux contractiles une sorte de cordon tendineux inextensible ; ce cordon n’empêche pas les muscles de se raccourcir pendant leur contraction, tandis que dans la phase de relâchement il oppose à leur allongement un obstacle insurmontable. Cette disposition assure la solidarité des articulations du genou et du pied : l’extension de la première entraînant nécessairement celle de la seconde.

Pour mieux faire saisir à quel moment de l’action des membres correspondent les contractions des différents muscles, on a tracé, en dessous des courbes, la notation des appuis et levés des pieds Un trait noir horizontal, très épais, marque la durée des ap puis ; un double trait blanc celle des levés.

Il n’y a pas lieu d’insister sur les connaissances multiples qu’on peut tirer de l’examen de ces figures ; on passe de l’une à l’autre suivant le détail que l’on veut y saisir. Ce qu’on vient de lire suffit pour montrer que de la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. dérivent naturellement, au moyen d’opérations assez simples, une foule de renseignements sur le mécanisme si compliqué des allures du cheval. C’est d’après des figures de ce genre que M. le Hello a établi sa théorie nouvelle du mécanisme de la progression (R. de l’Académie des Sciences, 8 juin, 1896.).

J’ai appliqué la même méthode à l’étude du mécanisme de la locomotion dans un grand nombre d’espèces animales et à diverses allures [1]. Mon but était d’étudier d’une façon comparative l’anatomie et la physiologie de l’appareil locomoteur.

Étienne.-Jules MAREY, de l’Institut

[1Locomotion comparée chez les différents animaux ,La Nature, N°1057 - 2 Septembre 1893 — Le vol des oiseaux, la Revue Scientifique 19 octobre 1889

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