Les araucaniens au jardin d’acclimatation de Paris

Girard de Rialle, La Nature N°531 - 4 aout 1883
Vendredi 25 novembre 2011 — Dernier ajout mercredi 12 septembre 2012

Cet article, signé Girard de Rialle, a été publié dans La Nature N°531 du 4 aout 1883.

A-t-on assez ri de cet ancien avoué périgourdin qui se disait roi d’Araucanie ? A-t-on assez plaisanté sur Orélie-Antoine 1er qui promenait sa longue barbe dans les salons fantaisistes de Paris et dans les bureaux de rédaction de journaux, racontant ses aventures, s’indignant contre les Chiliens qui l’avaient pris par stratagème et expulsé d’Amérique, réclamant et sollicitant partout aide et concours pour rentrer dans ses lointains États ? Nous sommes un peu trop gouailleurs, nous autres Français, et en même temps un peu terre à terre : le convenu, le poncif, le banal est au fond l’objet de nos respects et quiconque a le malheur de porter atteinte à ce culte secret risque fort de succomber sous la grêle de nos plaisanteries plus ou moins légères, de périr, disons le mot, victime de notre « blague » impitoyable. Et cependant, nous sommes avec cela de si bons gobe-mouches, M. de Tonniens avait été officier ministériel dans une ville de province, il lui était donc défendu d’avoir été dans l’Amérique du Sud, d’y avoir trouvé une petite nation enragée d’indépendance, d’en avoir acquis les sympathies et de pouvoir s’en dire le chef. Est-ce que tout cela était vrai ? Y avait-il seulement une Araucanie et des Araucaniens ? On ne voulait pas avoir l’air d’un « Monsieur qui croit que c’est arrivé », Mais qu’un charlatan exotique apparaisse sur nos boulevards, jetant de la poudre aux yeux, menant la grande vie, celui-là verra affluer vers lui sympathie et crédit sur la place, et tandis, qu’on aura confiance dur comme fer et raide comme barre dans les domaines fantastiques du noble étranger, on rira au nez du brave provincial qui arrive d’Araucanie. L’Araucanie, ça n’existe pas !

Eh bien si ! elle existe ; et les Araucaniens aussi, Il y en avait ces jours-ci une petite troupe campée sur une des pelouses du Jardin d’acclimatation et ma foi ! à en juger par ces échantillons, c’est une belle et forte race, un peu sauvage peut-être, comme il convient d’ailleurs à un peuple vivant sous un climat rude qui a depuis des siècles, donné du fil à retordre à ses voisins, si puissants qu’ils fussent. Les Araucaniens en effet surent repousser le joug des Incas, conservèrent leur liberté en dépit des conquérants espagnols et la conservent encore aujourd’hui vis-à-vis des Chiliens ; mais leur nombre diminue et là où la force des armes a été impuissante, l’influence mystérieuse de la civilisation européenne viendra peu à peu à bout de celle race énergique, indomptable, héroïque même.

Les représentants de ce peuple que nous avons examinés à Paris présentent une régularité de types remarquable, une grande homogénéité dans les caractères ethniques. Leur aspect est d’ailleurs tout à fait conforme à la description qu’en a faite d’Orbigny [1] qui avait étudié attentivement les Araucaniens dans leur propre pays : « Couleur : brun olivâtre peu foncé. Taille moyenne, 1,641m. Formes massives ; tronc un peu long, comparé à l’ensemble. Front peu élevé ; face presque circulaire ; nez très court, épaté ; yeux horizontaux ; bouche médiocre ; lèvres minces ; pommettes saillantes ; traits efféminés ; physionomie sérieuse, froide. » Nos observations concordent presque entièrement avec celles du grand naturaliste, à une seule exception près ; la forme du nez, qui sans être grand et busqué comme chez les Peaux-Rouges et la plupart des indigènes du continent américain, est cependant assez accentué ; la profondeur de l’échancrure de la racine est notablement prononcée.

Ces individus sont au nombre de dix : six hommes et quatre femmes, plus deux ou trois enfants. Parmi les femmes, il en est une fort jeune, dont la physionomie très douce paraît jolie à nos yeux européens ; les autres femmes ont le visage plus fatigué par les soins de la maternité et de la vie domestique. Toutefois, les membres sont robustes et l’aspect général indique une bonne santé. Quant aux hommes, les plus jeunes ont en effet quelque chose d’efféminé dans les traits ; cela tient surtout à l’absence de barbe, rare sans doute et soigneusement épilée à l’aide de petites pinces. La chevelure est abondante et d’un beau noir, mais sans ondulations comme chez les Américains. Enfin, si l’on en juge par les quelques mesures prises sur leurs crânes, les Araucaniens seraient brachycéphales, mais les observations anthropologiques précises ont été presque impossibles à faire sur ces individus qui n’ont été photographiés qu’à grand’peine et qui répugnent à se laisser dessiner. Ils craignent-qu’en reproduisant leurs traits par le crayon « on ne leur vole leur âme. »

Les Araucaniens sont fort superstitieux et se sont montrés jusqu’ici aussi rebelles à la propagande chrétienne qu’à la domination étrangère. Un missionnaire jésuite, le P. Ignace Molina, dans son Histoire naturelle du Chili (Bologne, 1789), nous donne d’intéressants détails sur leurs croyances religieuses. Le culte des esprits en fait le fonds, et leur foi n’est en résumé qu’un chamanisme assez développé. Il y a de bons et de mauvais esprits : les premiers ont pour chef un Grand-Esprit, qui est Guenu-Pillan, l’esprit du ciel ; on l’appelle aussi Thalcave, « le tonnant », et Quecubu ; il serait le créateur de l’univers. Le soleil est également vénéré et on lui offre en les jetant dans l’air quelques gouttes du sang des animaux tués à la chasse. Mais en opposition à Quecubu, il y a Guencubu, le mauvais esprit, source de tout mal, qui cause les tremblements de terre, fait mourir les gens et les bestiaux, se livre enfin à tous les maléfices. Aussi les sorciers et les sorcières jouent-ils un grand rôle dans l’existence de ces peuples, on redoute fort les lvunches, ou hommes-bêtes, espèce de loups-garous, qui se cachent le jour dans les cavernes et la nuit sous la forme d’oiseaux nocturnes s’en vont lancer d’invisibles traits au cœur de leurs ennemis. Ces magiciens font tomber la pluie, donnent les maladies et suscitent des bandes d’insectes qui dévorent les récoltes et les provisions. Les Araucaniens croient à l’immortalité de l’âme et s’imaginent que les esprits des morts quittent leurs tombeaux la nuit pour aller danser sur l’herbe des prairies ou se poser, fantômes effrayants, au sommet des rochers. Le vol et le chant des oiseaux sont interprétés en bonne ou en mauvaise part, la rencontre d’un hibou, par exemple, suffit pour faire rentrer au village toute une expédition de guerriers.

Si, au moment de l’arrivée des Espagnols au seizième siècle, les Araucaniens avaient pu défendre leur indépendance contre les attaques des empereurs du Cuzco, ils n’en avaient pas moins atteint un certain degré de civilisation, emprunt fait au Pérou. C’est ainsi que leurs lois, admopu, étaient rédigées, qu’on nous permette l’expression, dans cette écriture singulière composée de fils de diverses couleurs noués et entrelacés de façon à présenter un sens. On appelait cela des quippus chez les Incas, et pron au Chili (Cfr. Molina, 21). En outre les Araucaniens avaient déjà appris à cultiver le maïs, les haricots et les patates ; ils possédaient des lamas domestiques dont ils tissaient les poils pour se faire des étoffes. Ils sont demeurés cultivateurs, mais l’importation et l’acclimatement merveilleux des bœufs, des moutons et des chevaux dans l’Amérique du Sud ont fait d’eux d’intrépides cavaliers gardant au pied des Andes de nombreux troupeaux qui leur fournissent du cuir, de la laine et de la viande.

Le vêtement de l’Araucanien consiste en un chilipa, pièce d’étoffe enroulée autour du corps et descendant jusqu’au genou, le tout recouvert du poncho sud-américain. On sait que c’est un vaste manteau rectangulaire percé au milieu d’une ouverture pour passer la tête. Ces étoffes sont préparées par les femmes, ainsi qu’on a pu le voir au Jardin d’acclimatation, avec des laines teintes de couleurs variées ; le fond en est de nuance sombre, bleu foncé, par exemple, avec des ornements blancs et rouges en forme de grecques. Les cheveux bien peignés, bien soignés, sont retenus par une bandelette ; la figure est peinte aux pommettes et entre les yeux avec une sorte de fard grossier d’un fouge de brique (fig. 1). Pour arme, le guerrier brandit une longue lance de 3 mètres armée d’un fer en lame de poignard ; il a aussi sa fronde, ses bolas, et un bâton recourbé qui lui sert de massue, sans compter le couteau espagnol, cuchillo, dont il sait user parfaitement contre ses ennemis les Chiliens. Le harnachement du cheval est une assez grossière imitation de celui des Hisspano-Américains.

Les femmes portent une sorte de peplum, composé d’une pièce d’étoffe attachée sous les bras et d’une autre qui couvre les épaules, le tout retenu en avant par une broche en argent, large disque appelé topu et dont le nom indique l’origine péruvienne. Une large ceinture de laine brodée de perles de verre maintient solidement le vêtement autour du corps. Quant aux bijoux, on les a vu fabriquer par les Araucaniens eux-mêmes : ce sont dé gigantesques pendants d’oreilles en argent, disques ou plaques carrées, des bandeaux et des colliers faits, soit avec des pièces de monnaie d’argent, soit avec des bandes de cuir toutes couvertes de têtes de clous également en argent et cousues en figures symétriques. Autour de la tête s’enroule une grosse corde de perles de verre qui fait plusieurs tours (fig. 2).

Privés de leurs montures, les Araucaniens du Jardin d’acclimatation n’ont pu donner une idée de leurs occupations habituelles ; toutefois, la construction de leur hutte de paille, les mille petits travaux de chaque heure, voire la bizarre mélopée que l’un d’eux tire d’une longue corne à bouquin de 3 mètres, tout cela vous transportait pour quelques instants dans le lointain pays d’Araucanie dont les fiers habitants, les sites grandioses, les scènes émouvantes inspirèrent au seizième siècle, à Ercilla, une épopée qui est une des gloires de la littérature espagnole.

C’était donc un curieux spectacle, pour nous autres Parisiens, que ces Américains presque sauvages, au caractère indomptable placés ainsi à quelques pas des Cinghalais, représentants d’une des plus vieilles civilisations du monde. Tandis que les doux et frêles habitants de Ceylan nous montraient comment l’homme de l’Inde a su adapter à ses travaux les forces du gigantesque éléphant (fig. 3). les Araucaniens nous représentaient l’humanité barbare et cependant déjà victorieuse de la nature marâtre. On nous annonce pour bientôt l’arrivée de Kalmouks. Ce ne sera pas une moins curieuse et moins instructive exhibition que celles de ces Mongols, aujourd’hui si paisibles, après avoir fait trembler le vieux monde.

Girard de Rialle

[1L’Homme américain, t.II, p. 385-408. - Paris. 1859.

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