Henry Bessemer (1813 - 1898)

D. Lebois, La Nature N°1206 — 2 avril 1898
Dimanche 21 novembre 2010 — Dernier ajout lundi 12 février 2018

Nous disons Bessemer tout court, en supprimant même son titre officiel de Sir Henry Bessemer, car ce nom seul est un titre de gloire.

Bessemer vient de mourir. Sans doute parmi nos lecteurs, en est-il plus d’un qui croyaient déjà disparu le grand inventeur, l’illustre métallurgiste, et leur erreur est bien excusable : car s’il avait continué de travailler et d’inventer presque jusqu’à son dernier jour, ses trouvailles les plus ingénieuses ne pouvaient plus ajouter à sa réputation. Ajoutons que, né le 19 janvier 1813 (à Charlton, près d’Hitchin), il était dans sa quatre-vingt-sixième année quand il est mort, le 15 mars, dans sa propriété de Denmark-Hill.

Bessemer a eu en partage (après bien des déboires, il est vrai) la plus complète satisfaction qui puisse être donnée à un inventeur : comme il pouvait le dire, avec modestie mais avec un juste sentiment d’orgueil, il a suivi « les merveilleux avantages réalisés par le procédé auquel son nom avait été donné », il a assisté aux progrès surprenants, qui ont été accomplis dans l’industrie métallurgique depuis son invention et grâce à sa découverte.

On conviendra que c’est une occasion tout exceptionnelle de jeter, comme il l’avait fait lui-même en 1894 dans une revue anglaise, un rapide coup d’œil en arrière, pour comparer le passé au présent de l’industrie de l’acier. En 1858, alors que Bessemer était définitivement en pleine possession de son procédé, tout l’acier fabriqué l’était par cémentation, et Sheffield, qui était le plus grand centre de production du monde, n’en livrait annuellement que 50000 tonnes au commerce : qu’on se rappelle ce chiffre d’il y a 40 ans. Le peu d’importance de cette production tenait aux difficultés du travail et au prix élevé auquel devait sc vendre le produit : la matière première employée était le fer en barres de Suède, qui valait jusqu’à 500 francs la tonne, et comme il fallait dix jours et dix nuits pour convertir ce fer en acier brut, il n’y a point à s’étonner si l’acier se vendait jusqu’à 1500 francs la tonne. Comme de juste, à un pareil prix, il ne pouvait être employé que pour les ressorts, la coutellerie, les outils, mais il ne fallait pas songer à tirer parti de ses précieuses qualités dans la construction métallique ou la fabrication des rails.

Aujourd’hui, on sait combien les choses sont changées à ce point de vue ; on a presque partout supprimé les rails en fer, c’est en acier que sont les plus grands ponts, les immenses halles de nos gares modernes ; et tout cela, on peut dire que c’est à Bessemer qu’on le doit, à lui qui est venu brusquement abaisser de 1500 à 150 francs le prix de la tonne d’acier. Le fait est qu’en 1892, M. A. Hewitt estimait à près de 11 millions de tonnes la production annuelle de l’acier Bessemer, tant en Europe qu’en Amérique. Ce chiffre est déjà éloquent par lui-même, quand on le rapproche de celui que nous donnions pour 1858 ; Bessemer l’a rendu plus caractéristique encore en cherchant des représentations graphiques de cette production énorme. On pourrait la figurer par une colonne cylindrique massive de plus de 50 mètres de diamètre et d’une hauteur de 2052 mètres ; l’extraction de l’or, durant trois années, de toutes les mines du monde, telle qu’elle était vers 1892, n’aurait pas suffi à payer cette colonne géante, en dépit du bon marché relatif de l’acier. A la même époque, les convertisseurs fonctionnant à la surface du globe fournissaient, en une seule heure, une masse d’acier qui aurait formé une colonne pleine de 42m,56 de haut sur 2m,43 de diamètre. Et depuis lors l’intensité de cette fabrication s’est bien accrue, puisqu’elle dépassait certainement 10,5 millions de tonnes en 1896 rien que pour la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis réunis.

Maintenant que la méthode Bessemer est arrivée à un succès aussi éclatant, on ne se doute pas généralement de l’opposition acharnée qu’elle rencontra au début. Et pourtant elle était fort logique, car, au lieu de mettre, comme dans le puddlage, les diverses parties du métal en fusion au contact de l’atmosphère environnante, Bessemer voulait insuffler de l’air dans le métal jusqu’à suffisante décarburation. Cela n’empêche point que quand, en 1856, et sur le conseil de George Rennie, il communiqua son procédé à l’Association britannique pour l’avancement des Sciences, on ne jugea même pas sa communication digne d’être insérée aux comptes rendus de la session ; et si quelques industriels achetèrent le droit d’exploiter son brevet, ils ne l’essayèrent que timidement et l’abandonnèrent bientôt. En somme on ne crut à la méthode que quand elle eut été victorieusement mise en œuvre (après quelques perfectionnements nouveaux) dans l’usine fondée à Sheffield même par Bessemer et R. Longsdon. Lorsqu’il commença de vendre son acier à bas prix, l’inquiétude gagna tous ses concurrents, et dès lors ce fut pour lui la fortune.

Cet homme de génie qui a ainsi révolutionné la métallurgie moderne, était né pour la lutte et pour l’invention, bien qu’il ne fût nullement initié à la fabrication du fer quand il commença de poursuivre ses recherches, et qu’il ne connût même guère la chimie. Il serait long de passer en revue toutes ses trouvailles, depuis la création d’un procédé pour agglomérer la plombagine, ou d’un autre pour fondre les caractères d’imprimerie, jusqu’à l’invention d’une nouvelle méthode pour fabriquer la poudre de bronze. C’est cette dernière méthode qui lui donna une aisance suffisante pour poursuivre et mettre au point son système de fabrication de l’acier, que tout le monde connaît, au moins dans son essence.

Le gouvernement anglais attendit jusqu’en 1879 pour consacrer officiellement par le titre de chevalier les mérites exceptionnels de Henry Bessemer ; mais auparavant, en même temps que la fortune, l’admiration du monde entier était venue à celui dont l’invention géniale a su révolutionner l’industrie moderne.

D. Lebois.

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