La Catastrophe de Saint-Gervais (12-13 Juillet 1892)

J. Vallot, La Nature N°1003 — 20 aout 1892
Vendredi 30 juillet 2010 — Dernier ajout dimanche 17 mars 2024

J. Vallot, La Nature N°1003 — 20 aout 1892

L’épouvantable cataclysme qui s’est abattu récemment sur les bains de Saint-Gervais, en Savoie, non loin de Chamonix, a produit une émotion universelle. Avant d’étudier les causes de la catastrophe, nous résumerons ici en quelques mots l’histoire de ce dramatique événement qui a fait de si nombreuses victimes.

Dans la nuit du 12 juillet, vers deux heures du matin, le torrent du Bon-Nant a débordé, détruisant le hameau de Bionnay, les bains de Saint-Gervais et une partie du hameau du Fayet. Le Bon-Nant descend du col du Bonhomme et parcourt la vallée de Montjoie, pour se jeter dans l’Arve à 2 kilomètres au-dessous de Saint-Gervais. A 6 kilomètres de son embouchure, à Bionnay, il reçoit un affluent qui lui apporte les eaux du glacier de Bionnassay et du petit glacier de Tête-Rousse, situé il la hase des escarpements de l’aiguille du Goùter.

Au milieu de la nuit, les habitants de l’établissement de bains ont été soudainement éveillés par un bruit formidable, semblable au grondement d’une avalanche, et se sont vus cernés par le torrent démesurément grossi. Une partie des bâtiments se sont écroulés, les autres ont été envahis par l’eau jusqu’au premier étage. Le nombre des victimes dépasse deux cents, quelques personnes seulement ayant pu être sauvées. Le hameau de Bionnay a été rasé, et une partie de celui du Fayet, près de l’embouchure, a été détruit.

Nous ne nous appesantirons pas ici sur les détails de ce désastre. Ils ont été donnés par tous les journaux quotidiens. Le rôle de La Nature est d’ailleurs plutôt d’enregistrer les effets physiques de l’inondation, d’en rechercher les causes et d’étudier les moyens de prévenir de semblables sinistres.

Les témoins de l’inondation décrivent tous le torrent comme formé d’eau, de boue, de blocs de glace et de blocs de rochers, roulant ensemble avec un bruit formidable. La crue, suivant divers témoignages, n’aurait pas duré plus de cinq à huit minutes. L’Arve a été fortement grossie, et un flot semblable à un mascaret est arrivé soudainement à Bonneville, vers quatre heures du matin.

Les causes de cet accident sont restées obscures pendant quelque temps. Au premier moment, on avait pensé à une chute de l’extrémité du glacier de Bionassay, explication rendue inadmissible par la faiblesse de la pente de la vallée. Les habitants du pays, remarquant de loin une ouverture béante dans le glacier de Tête-Rousse, concluaient à un lac intra-glaciaire qui se serait écoulé tout d’un coup. Pour moi, n’ayant jamais eu connaissance d’une semblable formation, il me paraissait que la cause devait être cherchée ailleurs, et je pensais que le glacier de Bionassay, barrant la vallée, avait pu former un lac temporaire qui aurait rompu tout à coup ses digues.

L’établissement de bains était construit au fond d’une gorge profonde, si étroite que, à l’endroit où les constructions étaient établies, les bâtiments et le torrent tenaient toute la largeur. Actuellement, le fond du vallon est recouvert par une véritable moraine de pierres, parmi lesquelles certains blocs atteignent la hauteur d’une petite maison (fig. 1). Un assez grand nombre de blocs de glace gisaient sur le sol après le passage du torrent, et une boue noirâtre, remplissait tous les creux. Au sortir de la gorge, au Fayet, le torrent, se déployant en éventail dans la grande vallée de l’Arve avait couvert de boue une grande étendue de terrain.

En remontant le Bon-Nant et son affluent, on voit partout la terre des berges enlevée dans les parties basses, et une couche de bouc déposée dans les parties hautes, où le courant devait être moins impétueux. Au-dessus de Bionassay, la vallée s’élargit, présentant une surface presque de niveau d’un kilomètre de long sur quelques centaines de mètres de large située entre la hase du mont Lachat et la moraine du glacier de Bionassay. Cette partie plate, couverte par le glacier il y a un demi-siècle, s’était convertie en pâturages herbeux. L’herbe et la terre ont été enlevés, laissant à leur place le sous-sol morainique. Enfin au delà se trouve la grande paroi rocheuse de dix-huit cents mètres de hauteur sur 40 degrés environ de pente, qui descend du glacier de Tête-Rousse. Ces rochers, en partie couverts de pâturages, sont aujourd’hui absolument à nu, décelant ainsi nettement le passage de l’avalanche.

Cette circonstance, ajoutée à l’absence de traces de barrage et à la séparation, par la moraine latérale, du torrent dévastateur et du glacier de Bionassay, mettent à néant toute supposition de lac morainique temporaire.

M. le professeur Forel, s’étant transporté jusqu’au pied des rochers, a cru voir la confirmation d’une théorie qui lui avait été inspirée par divers écoulements de boue survenus dans les Alpes. Il a supposé que le glacier de Tête-Rousse devait être en surplomb et qu’une partie s’était détachée, réduite en partie en eau en roulant sur la pente, et mêlée à la terre des rives pour former la boue répandue jusqu’au Fayet. L’origine de l’accident serait donc, d’après le sympathique savant de Morges, une avalanche sèche de glace pure.

La théorie mécanique de la chaleur ne permet pas, à priori, de supposer la liquéfaction, par la chute sur les rochers, d’une assez grande quantité d’eau pour entraîner la glace au delà de la plaine d’un kilomètre qui se trouve au bas de l’enrochement. Il était donc nécessaire, en tout état de cause, de monter à Tête-Housse et de voir ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans la supposition d’un lac intra-glaciaire, émise par les gens du pays.

M. l’ingénieur Délebecque, chargé par M. l’ingénieur en chef de rechercher les causes de la catastrophe, étant venu me proposer amicalement de l’accompagner, nous sommes montés ensemble à Tête-Rousse le 19 juillet. M. Étienne Ritter et les guides Gaspard Simond et Alph. Payot nous accompagnaient.

Voici le résultat de notre examen.

Le petit glacier de Tête-Rousse, situé au-dessus du point coté 3139 sur la carte de l’État-Major, s’écoule par trois déversoirs, dont deux vont de part et d’autre de ce point, et le troisième arrive en pente raide sur le glacier de la Grya. Le glacier carré indiqué par la carte au sud des Rognes n’existe plus aujourd’hui, par suite du recul général des glaciers dans les Alpes jusqu’à ces dernières années. C’est donc à un couloir rocheux étroit qu’aboutit la partie médiane du glacier de Tête-Rousse, qui se terminait par une pente de 45 degrés aux environs du point 3139.

Arrivés à une altitude d’environ 3200 mètres, nous nous sommes trouvés en face d’une grande muraille de glace demi-circulaire, presque verticale, de 40 mètres de haut sur 100 mètres de diamètre.

Dans cette muraille s’ouvrait une énorme cavité, mesurant 40 mètres de large sur 20 mètres de haut (fig. 3). Au pied, sur le sol de glace en cuvette, se trouvaient quelques blocs de glace, recouverts de neige récente, avec de petits lacs, alimentés par un ruisseau sortant de la caverne et s’écoulant sur la pente des rochers.

Un examen même superficiel suffisait pour montrer que la partie du glacier qui avait rempli le demi-cercle formé par la muraille de glace avait été enlevée récemment ; les lambeaux de névé qui subsistaient sur les côtés laissaient voir que l’extrémité du glacier avait formé une pente de 45°, par conséquent sans aucun surplomb ; ce glacier n’avait donc pas pu s’écrouler de lui-même, par l’effet de son poids, et il fallait qu’il eût été projeté par une force inconnue pour sortir de la cuvette étroite qui le contenait. Cette cuvette était formée par les deux arrêtes rocheuses, convergentes vers le bas, où je pus distinguer et suivre un seuil rocheux barrant cette sorte de petite vallée.

Nous pénétrâmes dans la caverne, qui se ramifiait en divers couloirs dont les parois, ainsi que celles de la voûte principale, offraient partout des surfaces polies et arrondies analogues à celles des marmites de géants, mais formées de glace transparente. Tous les caractères démontraient d’une manière certaine le contact prolongé de l’eau avec la glace. La présence d’une énorme caverne creusée dans la glace et remplie d’eau était donc démontrée, observation peut-être unique dans les annales géologiques.

Continuant notre exploration, nous rencontrâmes un grand amas de blocs de glace, montant en pente raide vers une ouverture à travers laquelle on voyait le jour. Au-dessus de nous, la voûte n’était plus polie comme dans la caverne d’entrée. C’étaient d’énormes lames de glace, à demi détachées, et qui, ne se soutenant que par leur entre-croisement, menaçaient à chaque instant de nous écraser. Cette formation de la glace en lames concentriques à la surface intérieure de la grotte, me paraît due à la congélation de l’eau en hiver, au contact des parois refroidies par la température extérieure.

Des craquements sinistres et des bruits sourds nous invitaient à ne pas nous attarder sous ce plafond dont la chute était toujours à craindre, et nous faisaient deviner que les blocs glissants sur lesquels nous marchions, provenaient de l’effondrement d’une partie de cette voûte menaçante.

Nous avions ainsi parcouru, le cœur serré, une cinquantaine de mètres, non sans de grandes difficultés, lorsque pénétrant par une étroite ouverture de quelques mètres, nous arrivâmes, par une brusque transition, en pleine lumière du jour.

Quelques pas, taillés au piolet dans la glace vive, nous amenèrent en un instant au bord du petit entonnoir au fond duquel nous avions émergé, et nous nous trouvâmes en face du spectacle le plus inattendu et le plus merveilleux qui se puisse imaginer. Nous étions au fond d’une sorte de cratère, à parois absolument verticales de glace blanche, reluisant au soleil. Des profondeurs où nous nous trouvions, les montagnes étaient devenues invisibles, cachées par les bords du cirque gigantesque. Plus de Mont-Blanc, plus de rochers, rien que des parois immenses et le ciel bleu sur nos têtes. Le spectacle était fantastique et rappelait celui que doivent présenter les volcans lunaires.

Ce cirque d’effondrement, que personne n’avait soupçonné avant nous, mesurait 80 mètres de long, sur 40 mètres de largeur et 40 mètres de profondeur verticale. Ses parois étaient en neige et en glace blanche. Sur notre droite, il se prolongeait en une cavité de 15 à 20 mètres de haut, dont les parois en glace transparente et polie montraient que le lac avait également rempli cette caverne.

Sortis de la grotte par le même chemin, nous montâmes sur le glacier pour étudier à loisir la cavité que nous venions de découvrir (fig. 4). Placé sur le bord, attaché à une corde, en cas d’effondrement sous mes pieds, je pus dresser mes appareils de topographie et lever un plan soigné du cirque supérieur (fig. 2). Les brouillards qui s’élevaient m’empêchèrent de prendre des vues photographiques, et ce fut sous un violent orage de grêle que je parvins, à grand’ peine, à lever la partie inférieure du glacier et l’entrée de la caverne.

L’examen des grottes de glace prouvent d’une manière certaine qu’elles ont contenu toutes deux une grande quantité d’eau. L’hypothèse d’une avalanche de glace sèche tombe d’elle-même devant cette constatation. Il reste à rechercher le mécanisme de l’effondrement et du départ de l’avalanche.

Mon opinion, que j’ai fait partager à mes compagnons d’exploration, est qu’un lac intérieur s’est produit dans la cuvette formée par les deux arêtes rocheuses et le seuil rocheux visible au-dessous du rocher. La formation de ce lac ou de deux lacs successifs étagés est rendue possible par le plongement des schistes sous le Mont-Blanc. La gravure (fig. 4) montre clairement, par la constitution d’un rocher voisin, comment des creux successifs peuvent exister dans ces roches, et j’ai pu observer au Plan de l’Aiguille, au-dessus de Chamonix, un petit lac dans la même situation, mais à ciel ouvert .

L’eau, augmentant sans cesse par suite de l’obstruction temporaire de l’orifice d’écoulement, a dû miner peu à peu la croûte de glace qui recouvrait la cavité supérieure ; la voûte, devenant trop faible, s’est alors effondrée, exerçant sur l’eau une énorme pression qui, se propageant dans la grotte inférieure, a rompu et projeté violemment dans le couloir rocheux la partie antérieure du glacier la seule partie non encaissée par le rocher et plus faible par sa position même.

Ainsi s’explique l’énorme quantité d’eau qui s’est précipitée dans la vallée, emportant sur son passage la terre des rives, et formant ainsi la boue liquide qui s’est répandue dans les parties basses, accompagnée de blocs de glace et de rochers.

La partie antérieure arrachée au glacier a roulé sur la pente avec l’eau de la caverne, tandis que le plafond du cirque d’ effondrement, n’ayant plus aucun véhicule liquide, est resté au fond de la cavité, remplaçant l’eau du lac sous-glaciaire.

D’après mon lever topographique (fig. 2), la quantité d’eau fournie par l’effondrement supérieur est de 80 000 mètres cubes. Il faut y ajouter 20 000 mètres cubes pour la grotte d’entrée, et 90 000 mètres cubes de glace arrachée à la partie frontale du glacier, ce qui forme un total de 100 000 mètres cubes d’eau et 90 000 mètres cubes de glace.

On n’a aucun élément précis pour mesurer la quantité de terre enlevée sur les rives. Si on la supposait égale à la moitié de l’avalanche, ce serait un torrent de 500 000 mètres cubes qui serait arrivé d’un seul coup à Saint- Gervais, pesant plus de 500 000 000 de kilogrammes et suffisant pour remplir, sur une longueur d’un kilomètre et une hauteur de 6 mètres, un vallon de 50 mètres de large.

Il est malheureusement probable que ce lac sous-glaciaire, qui résulte de la configuration des lieux, se reformera dans un temps plus ou moins éloigné. Le remède consisterait à faire sauter à la mine le seuil rocheux, de manière à ménager, un écoulement à l’eau de fusion du glacier. Mais il faudrait se hâter, car les travaux deviendront de plus en plus dangereuse, si on laisse au lac le temps de se reformer, même en partie.

J. VALLOT, Directeur de l’Observatoire du Mont-Blanc

Pour en savoir plus :

La Catastrophe de Saint-Gervais : Théorie de l’accident, Marc Le Roux, La Science Illustrée N°246 du 13 aout 1892

La Catastrophe de Saint-Gervais, B. Laveau, La science Illustrée N°1006 - 10 Septembre 1892

Le glacier de tête-rousse, P. Mougin, La Nature N°1440 - 29 Décembre 1900

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